{"id":354,"date":"2015-02-07T17:19:17","date_gmt":"2015-02-07T17:19:17","guid":{"rendered":"https:\/\/betemps.eu\/?p=354"},"modified":"2019-07-11T22:15:42","modified_gmt":"2019-07-11T20:15:42","slug":"pour-une-graphie-commune-du-francoprovencal","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/betemps.eu\/pour-une-graphie-commune-du-francoprovencal\/","title":{"rendered":"Pour une graphie commune du francoproven\u00e7al"},"content":{"rendered":"

Alexis B\u00e9temps<\/strong><\/p>\n

in “Bulletin du Centre d\u2019Etudes francoproven\u00e7ales \u00ab Ren\u00e9 Willien \u00bb de Saint-Nicolas”, N. 49, Aoste, 2004.<\/p>\n

Il y avait longtemps que le probl\u00e8me de la graphie du francoproven\u00e7al n\u2019\u00e9tait plus pos\u00e9 avec autant de d\u00e9termination. Ce renouveau d\u2019int\u00e9r\u00eat nous vient (est-ce un hasard ?) de Savoie o\u00f9 ce parler languit, h\u00e9las, depuis trop longtemps. Cette reprise de la discussion sur des th\u00e8mes d\u2019importance capitale pour notre langue, bien que cyclique dans l\u2019aire francoproven\u00e7ale, est toujours la bienvenue.<\/strong><\/p>\n

\"[cml_media_alt<\/a>

Alexis B\u00e9temps avec Enrica Clapasson, juin 2014<\/p><\/div>Ce n\u2019est pas la premi\u00e8re fois que le projet d\u2019une graphie commune est envisag\u00e9 : vers la fin des ann\u00e9es 70, le mouvement arpitan<\/em> aussi avait propos\u00e9 une graphie unitaire pour un francoproven\u00e7al standard baptis\u00e9 arpitan<\/em>. Cela avait \u00e9t\u00e9 \u00e0 l\u2019origine d\u2019un long d\u00e9bat qui a concern\u00e9 surtout, je dirais m\u00eame presque exclusivement, les Vald\u00f4tains, malgr\u00e9 la vocation \u0153cum\u00e9nique de l\u2019id\u00e9e arpitane<\/em>. Beaucoup d\u2019encre a coul\u00e9 dans des pol\u00e9miques sur les choix de la graphie sans que la situation du francoproven\u00e7al ne s’am\u00e9liore pour autant. Cela en valait-il vraiment la peine ?<\/p>\n

Les esprits apais\u00e9s, de nouvelles graphies, d\u2019inspiration phon\u00e9tique, ont \u00e9t\u00e9 progressivement \u00e9labor\u00e9es et mises au point : en Savoie, celle de Conflans, en Vall\u00e9e d\u2019Aoste, celle du Centre d\u2019Etudes francoproven\u00e7ales, derni\u00e8re \u00e9volution apr\u00e8s celle de Cerlogne, et au Pi\u00e9mont celle de l\u2019EFFEPI, bien proche de celle du Centre. Il s\u2019agit de graphies semblables mais non unitaires. Avec un peu de travail et beaucoup de bonne volont\u00e9, on arriverait \u00e0 les unifier en des temps raisonnables. La nouvelle proposition de graphie unitaire, pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 Carema par Alen Favro \u00e0 l’occasion d\u2019une rencontre entre patoisants, et s\u2019inspirant des travaux du professeur Stich, a certainement contribu\u00e9 \u00e0 agiter les eaux, probablement trop calmes, des milieux qui s\u2019occupent du francoproven\u00e7al. Esp\u00e9rons qu\u2019elle contribue aussi \u00e0 apporter de la clart\u00e9 et surtout, \u00e0 relancer le destin de notre langue. Ce document veut \u00eatre une contribution qui va dans le sens d\u2019une graphie super r\u00e9gionale, en partant de consid\u00e9rations linguistiques, politiques, dans le sens large du mot, et de l\u2019analyse de diff\u00e9rentes situations.<\/p>\n

La graphie est un code, donc une convention sociale, utilis\u00e9 pour fixer sur un support un langage donn\u00e9, d\u00e9chiffrable par la vue ou par le tact. Il est, par sa nature, neutre par rapport \u00e0 la langue transcrite et la m\u00eame langue pourrait \u00eatre transcrite efficacement par plusieurs graphies diff\u00e9rentes. Il s’agit donc, essentiellement d’un instrument, plus ou moins performant, perfectible, mais toujours un simple m\u00e9diateur pour atteindre un objectif : une forme pour un contenu. Ce code a cependant accumul\u00e9 dans son histoire une importance particuli\u00e8re, voire sociale, en tant que marque d\u2019instruction, donnant donc la capacit\u00e9, \u00e0 celui qui le poss\u00e8de, de d\u00e9chiffrer le pass\u00e9 et, en quelque mani\u00e8re, d\u2019arr\u00eater le pr\u00e9sent. Comp\u00e9tence qui, surtout dans les soci\u00e9t\u00e9s faiblement scolaris\u00e9es, peut devenir discriminatoire et assurer au d\u00e9tenteur une position privil\u00e9gi\u00e9e. Ce n\u2019est donc pas par hasard si l\u2019\u00e9cole, dans la plupart des soci\u00e9t\u00e9s, consid\u00e8re la ma\u00eetrise de la graphie une comp\u00e9tence essentielle. Qui ne la poss\u00e8de pas, celui qui commet des fautes d\u2019orthographe, est consid\u00e9r\u00e9 comme un ignorant et tend \u00e0 \u00eatre exclu des places les plus prestigieuses \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la communaut\u00e9. Dans certaines soci\u00e9t\u00e9s anciennes \u00e0 structurations \u00e9litaires, l\u2019\u00e9criture \u00e9tait per\u00e7ue par qui ne la poss\u00e9dait pas comme une s\u00e9quence de signes myst\u00e9rieux, voire magiques et l\u2019on attribuait parfois \u00e0 qui la pratiquait des pouvoirs surnaturels. Cette attitude \u00e0 l\u2019\u00e9gard du code graphique n\u2019a pas encore compl\u00e8tement disparu des soci\u00e9t\u00e9s modernes : ce qui explique la passion g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e pour les probl\u00e8mes de graphie qui se traduit en concours de dict\u00e9es dans le meilleur des cas, passe par des revendications p\u00e9riodiques de \u00ab normalisation \u00bb de la graphie et va jusqu\u2019\u00e0 l\u2019utilisation de mots ou de lettres en fonction symbolique, voire \u00e9sot\u00e9rique, dans des contextes particuliers par des personnes particuli\u00e8res.<\/p>\n

 La linguistique nous apprend que la langue est un syst\u00e8me de sons significatifs et organis\u00e9s ayant un sens. Le francoproven\u00e7al doit donc \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 \u00e0 tous les effets comme une langue, avec toutes les caract\u00e9ristiques naturelles et un potentiel expressif, pratiquement illimit\u00e9, comme toutes les autres langues. Ins\u00e9r\u00e9es dans l\u2019histoire, les langues des hommes ont eu des \u00e9volutions diff\u00e9rentes, suivant celles des civilisations qui en ont fait un instrument toujours adapt\u00e9 aux exigences du moment. L\u2019affirmation de centres de pouvoirs politiques, \u00e9conomiques et culturels ont fait en sorte que certaines langues aient un rayonnement exceptionnel \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019aires parfois tr\u00e8s vastes. Pour rester dans le monde occidental, il suffit de penser \u00e0 la diffusion du latin et du grec qui a pratiquement cantonn\u00e9, il y a deux mille ans, les autres langues \u00e0 un r\u00f4le subalterne pour dispara\u00eetre ou se transformer profond\u00e9ment \u00e0 leur tour, quand les centres du pouvoir se sont affaiblis ou ont chang\u00e9. Gr\u00e2ce \u00e0 des conditions favorables, certaines langues se sont donc affirm\u00e9es, souvent aux d\u00e9pens des autres, et se sont affin\u00e9es par un usage administratif, litt\u00e9raire et cultuel, par la r\u00e9flexion des locuteurs et par l\u2019\u00e9laboration d\u2019une grammaire normative et par l\u2019\u00e9tablissement d\u2019une orthographe.<\/p>\n

Cela est vrai pour les langues dites nationales, grandes ou petites.<\/p>\n

Normalis\u00e9s ou pas, tous les parlers, en principe, sont des langues. Mais, comme une langue s\u2019\u00e9mancipe et s\u2019impose, les vari\u00e9t\u00e9s de la m\u00eame famille deviennent des dialectes puisqu\u2019ils entretiennent un rapport diglossique avec la vari\u00e9t\u00e9 de langue qui a fait fortune, jusqu\u2019\u00e0 s\u2019appauvrir et \u00e0 dispara\u00eetre. Les langues normalis\u00e9es repr\u00e9sentent une minorit\u00e9 par rapport aux milliers de langues qui n\u2019ont pas encore une grammaire codifi\u00e9e et, encore moins, une orthographe. Parfois elles n\u2019ont m\u00eame pas une graphie sinon celle phon\u00e9tique qu\u2019un savant leur a donn\u00e9.<\/p>\n

 L\u2019orthographe r\u00e9pond \u00e0 toute une s\u00e9rie d\u2019exigences qui naissent dans une soci\u00e9t\u00e9 complexe et moderne n\u00e9cessitant des signes incontestables, o\u00f9 le maximum d\u2019ambigu\u00eft\u00e9 est \u00e9limin\u00e9, pour la communication interne d\u2019abord mais aussi pour celle avec l\u2019ext\u00e9rieur, avec ceux qui ont un code linguistique diff\u00e9rent. Quand les mots peuvent avoir aussi une valeur juridique ou quand ils doivent \u00eatre enseign\u00e9s dans des \u00e9coles, le fait d\u2019avoir une forme norm\u00e9e facilite certainement la t\u00e2che du juge ou de l\u2019enseignant. La construction d\u2019un syst\u00e8me graphique normatif est la r\u00e9ponse \u00e0 ce type de n\u00e9cessit\u00e9s. Et cela est possible pour n\u2019importe quelle langue quand les locuteurs le d\u00e9cident. Cela est l\u00e9gitime pour n\u2019importe quelle langue quand les locuteurs ressentent la n\u00e9cessit\u00e9 de donner \u00e0 leur parler un statut particulier. Ce changement ne d\u00e9pend pas des caract\u00e9ristiques morphologiques de la langue mais d\u2019un choix socio-politique d\u2019une communaut\u00e9, voire d\u2019une \u00e9lite. Il peut arriver ainsi que celle qui a toujours \u00e9t\u00e9 consid\u00e9r\u00e9e comme une variante secondaire d\u2019une autre langue, un dialecte, devienne une langue autonome. C\u2019est ce qui est arriv\u00e9 au Norv\u00e9gien quand, pour des raisons politiques, on a d\u00e9cid\u00e9 de le distinguer du Su\u00e9dois.<\/p>\n

Politique\u2026 Bien s\u00fbr, puisque le choix a \u00e9t\u00e9 de cette nature.<\/p>\n

Finalement, m\u00eame si la linguistique refuse la classification hi\u00e9rarchique entre langues, dialectes et patois, la politique, quand elle est gagnante, peut le faire et d\u00e9cider ce qu’est une langue avec un L majuscule, ce qu’est un dialecte, ce qu’est un patois. Dans cette optique, accumuler des dossiers scientifiques dans le but d\u2019anoblir une langue est parfaitement inutile parce que les lettres de noblesse ne peuvent lui arriver que d\u2019une d\u00e9cision politique partag\u00e9e : les justifications linguistiques peuvent \u00eatre toujours trouves par la suite. Puisqu\u2019on en trouve toujours : il suffit de chercher\u2026<\/p>\n

Les choix qui tendent \u00e0 modifier le statut d\u2019une langue ne sont donc jamais des choix techniques mais toujours des choix politiques. Ce qui est fonci\u00e8rement juste quand, dans leur ensemble, les locuteurs partagent le choix propos\u00e9 et inacceptable, par contre, quand l\u2019option est impos\u00e9e. La valeur politique, donc l\u2019importance d\u2019une langue, s\u2019explique par le fait qu\u2019un syst\u00e8me linguistique n\u2019est jamais un simple instrument de communication, neutre, \u00e9minemment technique. La langue est beaucoup plus. Elle est la cl\u00e9 privil\u00e9gi\u00e9e pour acc\u00e9der \u00e0 une culture particuli\u00e8re, l\u2019instrument id\u00e9al pour lire la civilisation qui l\u2019a produite et moul\u00e9e. Elle est le r\u00e9sultat de l\u2019\u00e9laboration culturelle d\u2019une communaut\u00e9 et elle v\u00e9hicule des significations particuli\u00e8res \u00e0 la communaut\u00e9, uniques, souvent pleinement accessibles uniquement \u00e0 ceux qui l\u2019ont apprise en t\u00e9tant le lait de la m\u00e8re, d\u2019o\u00f9 langue maternelle. Pour cette raison, la langue est aussi source d\u2019\u00e9motions chez ses locuteurs. Il suffit de penser, quand on se trouve \u00e0 l\u2019\u00e9tranger, loin de chez soi, \u00e0 l’\u00e9motion ressentie en croisant un inconnu qui parle notre langue ! Seuls les anglophones et ceux qui pratiquent des langues \u00e0 tr\u00e8s grande diffusion sont insensibles \u00e0 cette situation parce qu\u2019ils consid\u00e8rent normal, pr\u00e9somption sublime, que tout le monde connaisse leur langue.<\/p>\n

Les d\u00e9magogues n’ont gu\u00e8re besoin d\u2019art rh\u00e9torique pour enflammer les c\u0153urs et les esprits avec des discours qui magnifient les vertus de la langue maternelle et en soulignent la sup\u00e9riorit\u00e9 par rapport aux autres. Dans le fond, chaque locuteur pense instinctivement que sa propre langue est la plus belle au monde, qu\u2019elle est une grande langue de communication ou une langue largement minoritaire. Les locuteurs arrivent toujours \u00e0 isoler au moins un aspect de sup\u00e9riorit\u00e9 li\u00e9 \u00e0 leur langue : elle est plus expressive ou plus synth\u00e9tique ou plus musicale ou plus rationnelle ou plus riche lexicalement\u2026 La langue est presque per\u00e7ue comme un \u00eatre vivant et c\u2019est pour cela qu\u2019on dit qu\u2019on aime sa propre langue maternelle. M\u00eame quand on la renie et qu’on l\u2019abandonne ! Voil\u00e0 pourquoi quand on parle de langue il faut toujours faire bien attention parce que les \u00e9motions ne sont pas toujours en syntonie avec la justice et ne m\u00e8nent pas toujours dans la bonne direction. La langue\u2026 En son nom, on a pu faire le meilleur et le pire\u2026 Mais les le\u00e7ons du pass\u00e9 ne devraient pas demeurer in\u00e9cout\u00e9es.<\/p>\n

On n\u2019a jamais autant invoqu\u00e9 les diff\u00e9rences qu’en ce moment o\u00f9 tout semble nous porter vers la globalisation !<\/p>\n

On dirait presque que le risque d\u2019homologation des civilisations sur un mod\u00e8le unique, le plus fort, ainsi que celui de l\u2019homologation linguistique par le biais de l\u2019anglais, ont \u00e9veill\u00e9 les sensibilit\u00e9s des masses, celles occidentales tout de moins. Un peu partout, l\u2019on pr\u00f4ne, de plus en plus, la sauvegarde des diff\u00e9rences, qu\u2019elles soient biologiques ou culturelles. Comme pour freiner un mouvement irr\u00e9versible, l\u2019homme semble rechercher, aujourd\u2019hui comme jamais, le diff\u00e9rent, l\u2019alternatif, l\u2019insolite, l\u2019unique, le \u00ab vrai \u00bb. Nous assistons ainsi \u00e0 la red\u00e9couverte de patrimoines autrefois refus\u00e9s, dans tous les domaines : de la cuisine paysanne aux jeux populaires, de la chanson folklorique aux modes vestimentaires. Et la liste pourrait \u00eatre tr\u00e8s longue.<\/p>\n

Est-ce une mode nouvelle ou un nouveau besoin qui s\u2019affirme ? La r\u00e9ponse n\u2019est pas \u00e9vidente mais, dans la substance, peu importe, si l\u2019on croit que la tendance qui se dessine va dans la bonne direction.<\/p>\n

Les langues ne pouvaient pas \u00e9chapper \u00e0 ce mouvement. Ainsi, les patois sont red\u00e9couverts, \u00e0 la grande surprise des derniers locuteurs \u00e0 qui on avait toujours expliqu\u00e9 l\u2019inf\u00e9riorit\u00e9 sociale de leur parler maternel. Et parfois, ils sont m\u00eame ressuscit\u00e9s\u2026 Les langues minoritaires sont prot\u00e9g\u00e9es, surtout si leur position est irr\u00e9m\u00e9diablement compromise : la langue des autres est particuli\u00e8rement sympathique quand elle est en position de faiblesse, voire en voie de disparition.<\/p>\n

On se rend de plus en plus compte que les formes linguistiques particuli\u00e8res font partie et sont fonctionnelles du patrimoine culturel universel et que si l\u2019on veille, \u00e0 juste titre, \u00e0 \u00e9viter la disparition d\u2019une vari\u00e9t\u00e9 de fleur quelconque, \u00e0 plus forte raison il faut veiller \u00e0 \u00e9viter la disparition d\u2019un parler, r\u00e9sultat d\u2019une s\u00e9dimentation s\u00e9culaire d\u2019exp\u00e9riences de vie et de savoirs populaires. Surtout si ce parler est consid\u00e9r\u00e9 comme une langue, parce que les dialectes ou les patois (mais quelle est au juste la diff\u00e9rence ?) soul\u00e8vent beaucoup moins d\u2019enthousiasme\u2026 On pourrait m\u00eame affirmer qu\u2019un dialecte devient langue d\u00e8s qu\u2019un groupe de personnes d\u00e9cide de le \u00ab r\u00e9cup\u00e9rer \u00bb. Parce qu\u2019on r\u00e9cup\u00e8re toujours une langue, jamais un dialecte ! Langue c\u2019est beau, dialecte c\u2019est linguistique et patois c\u2019est la langue des pieds : voil\u00e0 des st\u00e9r\u00e9otypes qu\u2019on rencontre r\u00e9guli\u00e8rement dans les d\u00e9bats sur les langues. Parfois, on pense r\u00e9soudre les probl\u00e8mes en changeant les noms et en compliquant le vocabulaire. Avec les r\u00e9sultats qu\u2019on peut facilement imaginer\u2026<\/p>\n

Gaston Tuaillon avoue: \u00ab D\u00e9crire le francoproven\u00e7al est une entreprise difficile, car cette langue n\u2019existe nulle part \u00e0 l\u2019\u00e9tat pur, elle existe dans tous les patois francoproven\u00e7aux, mais partout associ\u00e9e \u00e0 d\u2019assez fortes particularit\u00e9s locales. C\u2019est cela une langue dialectale, une langue qui n\u2019existe que sous la forme de l\u2019infinie variation g\u00e9olinguistique : le francoproven\u00e7al est une langue de ce type<\/em>. \u00bb Ce qui correspond \u00e0 dire que dans le domaine francoproven\u00e7al aucune vari\u00e9t\u00e9 linguistique n\u2019a eu le dessus sur les autres et que cette \u00ab langue qui n\u2019existe de nulle part \u00bb n\u2019a pas de ko\u00efn\u00e8 et qu\u2019elle n\u2019en a jamais eue, comme la plupart des langues au monde. On peut s\u2019interroger sur le pourquoi, au c\u0153ur de l\u2019Europe, cela a pu se v\u00e9rifier. Ce qui serait un excellent exercice mental, bien que st\u00e9rile puisque les interpr\u00e9tations qu\u2019on peut donner de l\u2019histoire ne la changent pas autant. Plusieurs r\u00e9ponses ont \u00e9t\u00e9 donn\u00e9es pour expliquer cette anomalie. Pourquoi le \u00ab oc \u00bb et l\u2019 \u00ab o\u00efl \u00bb ont abouti \u00e0 des v\u00e9ritables langues (bien que le domaine d\u2019oc soit bien loin de partager une ko\u00efn\u00e9) et le francoproven\u00e7al \u00e0 rien du tout ? On a parl\u00e9 d\u2019imp\u00e9rialisme de la langue fran\u00e7aise qui a \u00e9touff\u00e9 toutes les diff\u00e9rences. Ce qui est vrai en partie mais qui n\u2019explique pas tout puisque le nationalisme linguistique n\u2019est pas si ancien. Il est n\u00e9 avec la R\u00e9volution Fran\u00e7aise et, sur le plan id\u00e9ologique, il s\u2019est affin\u00e9 avec le Romantisme, quand la diffusion de la langue fran\u00e7aise avait d\u00e9j\u00e0 largement d\u00e9bord\u00e9 de l\u2019Ile de France. Villers-Cotter\u00eats, 1539, doit \u00eatre plut\u00f4t vu comme une mesure de rationalisation de la communication interne dans un projet centralisateur plut\u00f4t qu\u2019une manifestation de colonialisme linguistique v\u00e9ritable ; un acte plus administratif que politique, du moins dans les intentions puisque ses r\u00e9percussions politiques, dans le concret, sont all\u00e9es bien au-del\u00e0. Dans le domaine francoproven\u00e7al, l\u2019officialisation du passage du latin au fran\u00e7ais n\u2019a \u00e9t\u00e9, pour la plupart des communaut\u00e9s, que la ratification d\u2019une situation de fait. Les seules contestations, sont venues plut\u00f4t des nostalgiques du latin que des d\u00e9fenseurs du francoproven\u00e7al, appel\u00e9 patois, alors comme aujourd\u2019hui, dans les lieux o\u00f9 il est pratiqu\u00e9. On a parl\u00e9 aussi du conformisme de la Maison de Savoie et de sa soumission psychologique \u00e0 la France, attitude qui, en admettant qu\u2019elle ait \u00e9t\u00e9 vraie, n\u2019explique pas le comportement linguistique, analogue \u00e0 celui de la Savoie, du Lyonnais, du Dauphin\u00e9 et du Forez qui n\u2019ont jamais \u00e9t\u00e9 sous la l\u00e9galit\u00e9 de la Maison de Savoie. Et encore, les lettres patentes d\u2019Emmanuel Philibert de 1561 d\u00e9montrent bien comment la Maison de Savoie, sur le plan linguistique, \u00e9tait plut\u00f4t r\u00e9aliste que francophile, ayant pr\u00e9vu pour une partie importante de son domaine, le Pi\u00e9mont, l\u2019usage officiel de la langue italienne.<\/p>\n

Le fait que le domaine francoproven\u00e7al n\u2019ait jamais fait partie du m\u00eame \u00e9tat depuis le Haut Moyen Age au moins, n\u2019a certainement pas contribu\u00e9 \u00e0 la formation d\u2019une koin\u00e8 dans son aire.<\/p>\n

Lyon, Grenoble et Saint-Etienne sous le royaume France ; Chamb\u00e9ry, Annecy, Suse et Aoste dans les Etats de Savoie ; Gen\u00e8ve, Lausanne, Sion, Fribourg et Neuch\u00e2tel dans la Conf\u00e9d\u00e9ration Helv\u00e9tique ont opt\u00e9 pour le fran\u00e7ais comme langue \u00e9crite d\u00e9j\u00e0 avant son officialisation et le francoproven\u00e7al, dans les villes principales du moins, a \u00e9t\u00e9 rapidement cantonn\u00e9 dans un r\u00f4le subalterne. Les affinit\u00e9s linguistiques entre les deux parlers gallo-romans n\u2019ont certainement pas profit\u00e9 \u00e0 la conservation du francoproven\u00e7al et sa crise a subi une acc\u00e9l\u00e9ration \u00e0 partir de la fin du XIXe<\/sup> si\u00e8cle, quand, en Europe, le centralisme s\u2019affirme, le contr\u00f4le social se fait plus efficace et la course vers l\u2019homologation linguistique et culturelle dirig\u00e9es commence. Et si en Vall\u00e9e d\u2019Aoste l\u2019\u00e9tat de sant\u00e9 du francoproven\u00e7al est encore acceptable aujourd\u2019hui, c\u2019est probablement parce que la Vall\u00e9e d\u2019Aoste, depuis 1861, est sous la l\u00e9galit\u00e9 italienne. Le contraste francoproven\u00e7al\/italien est certainement plus marqu\u00e9 que celui entre francoproven\u00e7al\/fran\u00e7ais et ce fait, bien per\u00e7u par les locuteurs, en Vall\u00e9e d\u2019Aoste, a toujours frein\u00e9 l\u2019int\u00e9gration du francoproven\u00e7al \u00e0 l\u2019italien. Et surtout, il ne faut pas oublier que l\u2019Etat italien, en Vall\u00e9e d\u2019Aoste, a d\u00fb \u00ab r\u00e9soudre \u00bb d\u2019abord \u00ab l\u2019anomalie \u00bb francophone et tol\u00e9rer, voire m\u00eame utiliser d\u2019une fa\u00e7on instrumentale, en attendant, la vitalit\u00e9 du francoproven\u00e7al.<\/p>\n

Au d\u00e9but du troisi\u00e8me mill\u00e9naire, la situation du francoproven\u00e7al est dramatique. Chass\u00e9 des villes depuis longtemps, parfois des si\u00e8cles, avec la seule exception d\u2019Aoste, il recule rapidement dans les campagnes et les montagnes. En France, on trouve encore des locuteurs dans des communes rurales mais leur \u00e2ge est tr\u00e8s avanc\u00e9. Les quelques jeunes qui le pratiquent encore, bien occasionnellement, ne l\u2019ont g\u00e9n\u00e9ralement pas appris de leurs parents. En Suisse, la situation est l\u00e9g\u00e8rement meilleure. Mais il y a vingt ans d\u00e9j\u00e0, les quelques patoisants du canton de Vaud avaient organis\u00e9 des d\u00e9placements de plusieurs dizaines de kilom\u00e8tres pour favoriser des rencontres dominicales entre les derniers patoisants\u2026 Depuis, la situation ne s’est gu\u00e8re am\u00e9lior\u00e9. A ce qu\u2019il para\u00eet, la seule commune o\u00f9 les jeunes parlent le francoproven\u00e7al est Evol\u00e8ne, en Valais. En Italie, le francoproven\u00e7al est encore vivant, bien qu\u2019en pleine crise, en Vall\u00e9e d\u2019Aoste, dans les deux communes des Pouilles, Celle et Faeto, et dans quelques vall\u00e9es pi\u00e9montaises saign\u00e9es par l\u2019\u00e9migration vers les plaines.<\/p>\n

Dans cette situation, songer \u00e0 une reconqu\u00eate du territoire de la part du francoproven\u00e7al est, passez-moi l\u2019euph\u00e9misme, irr\u00e9aliste, dans les villes surtout. Il est bien vrai qu\u2019une pointe d\u2019utopie a toujours profit\u00e9 \u00e0 la cause, mais dans notre cas, au moment actuel, pour \u00eatre efficace, il vaut mieux limiter les ambitions. Cette limitation des objectifs que toute personne de bon sens partage, ne signifie pas qu\u2019on ne doit pas faire tous les efforts n\u00e9cessaires pour la conservation de ce patrimoine irrempla\u00e7able qu’est l\u2019h\u00e9ritage linguistique. Bien au contraire : les efforts devraient \u00eatre multipli\u00e9s. Depuis des ann\u00e9es, avec des moyens et des fortunes diff\u00e9rentes, de nombreuses associations travaillent sur le territoire pour la sauvegarde du francoproven\u00e7al : pensons aux nombreuses associations suisses r\u00e9unies en f\u00e9d\u00e9ration, au Centre de Conflans en Savoie, au Centre d\u2019Etudes francoproven\u00e7ales et au BREL en Vall\u00e9e d\u2019Aoste, \u00e0 l\u2019EFFEPI au Pi\u00e9mont, pour ne citer que les plus importantes.<\/p>\n

Toutes ces associations ont utilis\u00e9 l\u2019\u00e9criture du francoproven\u00e7al comme moyen de promotion de la langue. Ne pouvant pas compter sur une koin\u00e8, chacun s\u2019est \u00e9vertu\u00e9 \u00e0 \u00e9crire son propre patois. Soucieuses d\u2019affiner l\u2019instrument graphique pour le rendre apte \u00e0 documenter le francoproven\u00e7al dans ses innombrables vari\u00e9t\u00e9s, ces associations, s\u2019appuyant sur des \u00e9rudits locaux ou sur des universitaires, ont choisi une \u00e9criture plut\u00f4t phon\u00e9tique : pour chaque son significatif on utilise un symbole ou une s\u00e9quence de symboles graphiques, et, avec les lettres de l\u2019alphabet latin, on s\u2019\u00e9vertue \u00e0 traduire les sons des vari\u00e9t\u00e9s francoproven\u00e7ales en \u00e9criture. La pratique n\u2019est pas si simple : l\u2019inventaire des sons significatifs de la plupart des vari\u00e9t\u00e9s est bien plus riche que celui des langues litt\u00e9raires utilis\u00e9es aussi dans l\u2019aire (le fran\u00e7ais et l\u2019italien), plus riche m\u00eame de la somme de leurs phon\u00e8mes respectivement utilis\u00e9s, puisqu\u2019en francoproven\u00e7al on a la n\u00e9cessit\u00e9 de repr\u00e9senter aussi des phon\u00e8mes inconnus aux deux langues, voire m\u00eame les inter dentales et les aspir\u00e9es. Ces codes sont diff\u00e9rents pour les diff\u00e9rentes associations mais pas autant qu\u2019on ne le croie puisqu\u2019ils s\u2019inspirent des m\u00eames principes. Relativement jeunes, en voie d\u2019exp\u00e9rimentation, ils sont loin d\u2019\u00eatre des instruments parfaits, mais ils ont d\u00e9j\u00e0 fait leurs preuves et commencent \u00e0 \u00eatre couramment employ\u00e9s. Certes, il y a toujours des individus, des po\u00e8tes du terroir surtout, qui ont invent\u00e9 leur code, adapt\u00e9 \u00e0 leur exigences, et ignorent les indications des associations : mais, c\u2019est un fait n\u00e9gligeable et destin\u00e9 \u00e0 dispara\u00eetre avec leur inventeur. D\u2019ailleurs, les associations se sont toujours born\u00e9es \u00e0 formuler des propositions sans jamais pr\u00e9tendre une adh\u00e9sion g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e.<\/p>\n

La graphie phon\u00e9tique a le grand avantage de permettre \u00e0 chacun d\u2019\u00e9crire, avec une bonne approximation, ce qu\u2019il entend ou qu\u2019il prononce. Avec une graphie de ce type, l\u2019orthographe n\u2019est plus un probl\u00e8me : la graphie refl\u00e8te la prononciation et n\u2019est pas issue d\u2019un inventaire lexical \u00e9tabli et sp\u00e9cialement appris. A la lecture, une transcription phon\u00e9tique, bien que simplifi\u00e9e, peut d\u00e9ranger un peu ceux qui pratiquent d\u2019autres variantes mais, g\u00e9n\u00e9ralement, elle ne pr\u00e9juge pas l\u2019intercompr\u00e9hension. En plus, elle permet de documenter toutes les diff\u00e9rences qui int\u00e9ressent les scientifiques mais qui repr\u00e9sentent aussi un patrimoine pr\u00e9cieux qui nous a \u00e9t\u00e9 transmis. Malheureusement, le probl\u00e8me de l\u2019intercompr\u00e9hension entre locuteurs du francoproven\u00e7al n\u2019est pas un probl\u00e8me de graphie mais de substance : rien qu\u2019en Vall\u00e9e d\u2019Aoste, l\u2019intercompr\u00e9hension, au niveau de la langue orale, entre deux locuteurs des deux extr\u00e9mit\u00e9s, Gaby et Courmayeur par exemple, est tr\u00e8s difficile et toujours improbable.<\/p>\n

Il est vrai, que du point de vue normatif, le choix de l\u2019\u00e9criture phon\u00e9tique n\u2019en est pas v\u00e9ritablement un, mais il ne faut pas oublier qu\u2019il est impossible de trouver un code linguistique rigoureux pour une langue qui n\u2019en est pas une ! Pratiquement, la solution propos\u00e9e par les associations est celle des linguistes sur le terrain, celle de la transcription phon\u00e9tique, mais simplifi\u00e9e et adapt\u00e9e aux claviers ordinaires qu\u2019on trouve dans le commerce. G\u00e9n\u00e9ralement, cette graphie est accept\u00e9e par les patoisants qui parfois sont m\u00eame trop exigeants et pr\u00e9tendraient un code qui leur permette de reproduire convenablement certaines particularit\u00e9s phon\u00e9tiques, insignifiantes sur le plan phonologique, qui caract\u00e9risent leur parler par rapport aux vari\u00e9t\u00e9s similaires. Combien de fois avons-nous entendu, lors de s\u00e9ances de graphie avec des patoisants : \u00ab Oui, \u00e7a va\u2026Mais cela ne correspond pas exactement \u00e0 la prononciation : il faudrait introduire un autre symbole\u2026 \u00bb<\/p>\n

La proposition avanc\u00e9e par Dominique Stich(1)<\/sup><\/a>Stich Dominique, Parlons Francoproven\u00e7al<\/em>, L\u2019Harmattan, Paris, 1998.<\/span><\/span>