Alexis Bétemps https://betemps.eu/ A bon entendeur, salut! Thu, 11 Jul 2019 20:16:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.2.2 Les racines de la pensée ethnologique en Vallée d’Aoste https://betemps.eu/racines-de-pensee-ethnologique-vallee-daoste/ Wed, 08 Feb 2017 15:23:24 +0000 https://betemps.eu/?p=535 La naissance de l’ethnologie comme science autonome et consciente se situe vers le milieu du XIXe siècle.(1)J’utiliserai, dans mon texte, les mots ethnologie, ethnographie et anthropologie culturelle dans l’acception de Claude Lévi-Strauss laissant à côté d’autres définitions et sans entrer dans des débats terminologiques. Selon Lévi-Strauss, anthropologie, ethnologie et ethnographie ne sont ni des disciplines […]

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La naissance de l’ethnologie comme science autonome et consciente se situe vers le milieu du XIXe siècle.(1)J’utiliserai, dans mon texte, les mots ethnologie, ethnographie et anthropologie culturelle dans l’acception de Claude Lévi-Strauss laissant à côté d’autres définitions et sans entrer dans des débats terminologiques. Selon Lévi-Strauss, anthropologie, ethnologie et ethnographie ne sont ni des disciplines séparées ni des façons différentes de concevoir la même discipline. Ces trois mots indiquent au contraire trois phases de la même recherche. L’ethnographie s’occupe de l’observation et de la description des groupes humains et de leurs particularités dans une optique plutôt monographique ; l’ethnologie est l’étude comparative des documents rassemblés par les ethnographes ; l’anthropologie, s’appuyant sur les deux phases précédentes, s’occupe de l’homme dans le sens large du mot, dans un dialogue suivi avec toutes les disciplines qu’on définit « sciences humaines » (l’histoire, la linguistique, la psychologie, la sociologie, la philosophie…)

La Société Ethnologique Américaine est fondée en 1839, suivie de son homologue française en 1842 et de celle de Grande-Bretagne de 1843.

Mais en réalité, la pensée ethnologique est beaucoup plus ancienne. La naissance d’une science n’est que le sceau final d’un parcours qui en a défini les contours et testé l’utilité. L’ethnologie n’est donc pas née avec les associations mais elle «est née avec la découverte d’autrui et l’acceptation de l’homme en tant que semblable et autre tout ensemble»(2)Poirier Jean, Histoire de la pensée ethnologique, in Ethnologie générale, Collection La Pléiade, Gallimard, 1968.

Tout lettré, historien, économiste, géographe ou naturaliste qui dans ses oeuvres a traité de l’homme sous cet aspect, a été, de quelque manière un ethnographe ante litteram, voire un ethnologue. Dans l’antiquité classique, des écrivains tels qu’Hérodote, Pline le Vieux, Polybe ou Tacite nous ont légué des descriptions précieuses des moeurs de communautés qui leur étaient étrangères ou familières, avec une attention particulière pour les différences. Ils n’étaient pas des ethnographes, ne fut-ce que parce qu’ils n’en avaient pas conscience, mais ils restent cependant des références précieuses pour les ethnologues de nos jours.

Ainsi, pour la Vallée d’Aoste, les plus anciennes sources historiques peuvent être considérées des références pour les ethnologues. Elles recèlent des informations sur l’organisation de la société valdôtaine et sur le quotidien de ses habitants qui sont des renseignements précieux pour la recherche ethnologique locale moderne. Tout comme les anciens actes des notaires: testaments, inventaires après décès, contrats de mariage, prix faits, etc.

Le terme ethnologie, dans son acception actuelle, est encore plus récent que « la pensée ethnologique » et les associations rappelées. Sa valeur actuelle s’est dégagée seulement après 1870. Appelée folklore d’abord, puis histoire des traditions populaires, elle deviendra démologie, en Italie surtout, et, finalement, ethnologie, ou mieux encore, ethnologie européenne pour la distinguer de celle qui s’occupe des populations et des cultures extra-européennes. Et le débat sur la terminologie est toujours ouvert.

En Europe, entre le XVIIIe et le XIXe siècle nous assistons au passage de la société archaïque à la société moderne où la science s’affranchit définitivement de la théologie et les disciplines modernes se différencient et caractérisent. L’Illuminisme passe le témoin au Romantisme et l’intérêt pour les traditions populaires prend de l’envergure. Les frères Grimm, en Allemagne creusent le sillon qui sera parachevé en Grande Bretagne par Coleridge et Wordsworth, en France par Mme de Staël, par Berchet et Tommaseo en Italie. Le mouvement fera tâche d’huile et l’intérêt pour l’ensemble des productions culturelles populaires se réveille ensuite dans l’Europe entière : Russie, Pologne, Tchéquie, Croatie, Pays scandinaves, Finlande, Espagne.

Les prodromes de l’ethnographie en Vallée d’Aoste.

En Vallée d’Aoste, le milieu culturel du début du XIXe siècle s’inspire encore aux idées illuministes plutôt qu’aux nouveaux ferments du romanticisme. Et les résidus de l’Ancien Régime sont encore lourds. A ce propos, il suffit de rappeler le contentieux des années 1820 qui a vu opposés l’évêque d’Aoste, Mgr De la Palme et le Chapitre de la Cathédrale au grand complet. L’évêque avait ordonné la suppression « … des stalles et formes du choeur… » de la cathédrale d’Aoste, les jugeant plutôt impudiques. Le chapitre réagit en adressant une lettre au roi où il rappelle que, pendant plus de deux siècles, des prélats ont siégé sur ces stalles sans jamais rien trouver d’inconvenant et moins encore d’indécent : et encore, que de nombreux mécènes de tout lignage ont permis leur facture…

Dans leur désir de conservation, les éminents chanoines, témoignent d’une remarquable ouverture d’esprit, par rapport à celle de leur évêque en tout cas.(3)Berton Robert, 1996.

Dans les écrits des auteurs valdôtains d’inspiration libérale, on perçoit nettement un intérêt accru pour les problématiques liées aux tranches les plus défavorisées de la société. Ce n’est pas encore la culture populaire comme nous l’entendons aujourd’hui, qui retient leur attention, mais cette entité plutôt indéfinie qui va sous le nom de peuple. C’était là un pas à franchir. Avant de parler des cultures populaires, il faut d’abord reconnaître l’existence d’un peuple, défini par opposition aux élites, et s’y intéresser. Les deux auteurs que je vais présenter, chacun à sa façon, ont consacré leur vie à réfléchir sur les conditions du peuple dont ils sont issus et qu’ils n’ont jamais vraiment abandonné, malgré leur degré d’instruction supérieure à la moyenne. Ils ne sont pas ethnographes mais ils ont certainement préparé le terrain aux ethnographes qui vont suivre, tout comme les Illuministes ont préparé le terrain aux Romantiques.

César-Emmanuel Grappein

Le premier auteur valdôtain qui a démontré un intérêt marqué pour l’organisation sociale et les comportements individuels en Vallée d’Aoste, à Cogne plus particulièrement, est César Grappein dont l’œuvre, anticipatrice sous plusieurs aspects, peut être vue comme un pont audacieux entre l’ancien régime et les temps modernes.

César Emmanuel Grappein naquit à Cogne en 1772 dans une famille de paysans aisés, très religieuse. Doué pour les études, il fréquenta pendant quelques années le séminaire d’Aoste, puis il s’enrôla dans la milice citadine. Ensuite, il reprit ses études et fit sa médecine à Turin où en 1804, à l’âge de 32 ans, il décrocha son doctorat. Il eut l’occasion de fréquenter les milieux libéraux de la capitale piémontaise et, à sa rentrée à Cogne, il essaiera d’appliquer ses idées, empreintes de libéralisme, au cours de son activité professionnelle et de son engagement en qualité de syndic. Pendant cinquante ans, jusqu’à sa mort en 1855, il se dévouera à sa commune et à ses habitants comme médecin apprécié, comme administrateur intègre et comme responsable des mines, actif et entreprenant. Il publie plusieurs articles sur le premier journal valdôtain « Feuille d’Annonces d’Aoste » et, dès sa parution, en décembre 1853, sur « Le Constitutionnel Valdôtain », hebdomadaire libéral. Il laissa de nombreux textes inédits, articles, essais, lettres, notes, qui seront en bonne partie publiés tardivement, en 2005(4)Perrin Joseph-César, César Emmanuel Grappein. Mémoires et écrits inédits. Conseil de la Vallée d’Aoste, Musumeci Editeur, Quart (Vallée d’Aoste), 2005.. Catholique pratiquant, rigoureux, voire janséniste, il n’épargne pas ses critiques à l’égard de certains comportements du clergé et des croyants qui, parfois « … sont si dévots qu’ils sont à peine chrétiens ». Homme de terrain, sorte de missionnaire laïque illuminé, son nom est surtout lié à son engagement pour la modernisation de la mine de fer de Cogne et son exploitation conçue à l’avantage d’abord de la communauté de Cogne. Il s’engage aussi à la construction de la route reliant Cogne à la vallée principale, réalisée par une main-d’œuvre cogneintse exclusivement. Il conduit en outre de nombreuses batailles passionnées contre l’alcoolisme, le paupérisme, le centralisme politique, la mendicité, les cabarets, les marchands au temple, la sorcellerie, les pommes de terre. Par contre, il se bat en faveur des anciennes libertés valdôtaines, de l’instruction, de la juste redistribution des terres communales, de la liberté de presse, du développement de l’élevage et de l’irrigation, de l’incrémentation des commerces et du développement du réseau routier.

Il s’occupe donc de plusieurs des grands thèmes qui intéresseront l’ethnologie naissante : des croyances aux comportements individuels, de la vie quotidienne à l’organisation sociale de sa communauté. Mais l’approche de Grappein n’est jamais descriptive, donc ethnographique: il n’étudie pas sa communauté (qu’il connaît, par ailleurs, parfaitement) pour mieux la comprendre et, éventuellement la comparer. Son approche aux problématiques est militante : il part de la réalité sociale existante pour essayer de l’améliorer en fonction des nécessités de la population, selon son point de vue, bien entendu. En bon illuministe, il croît à la science et au progrès. Et il déploie toutes ses énergies pour leur affirmation. Son enthousiasme le porte parfois à des choix impopulaires ou, pire encore, à commettre des bévues mémorables comme celle de la campagne contre la pomme de terre, qu’il juge, encore en 1854, nuisible à la santé.

Dans ses écrits, en deux occasions au moins, il s’adonne à la description de sociétés, faisant ainsi un travail de précurseur de l’ethnographie. La « Feuille d’Annonces d’Aoste », dans son numéro du 15 mai 1841, publie une partie d’un long mémoire sur le commerce, l’agriculture et l’industrie, divisé en 14 chapitres. Le restant demeure inédit et ne paraîtra qu’en 2005, comme déjà dit. L’un des chapitres tardivement publiés consacre quatre pages aux mœurs des habitants de la Ville et de la Vallée d’Aoste. Grappein, avec beaucoup de générosité, les peint comme des individus « …doux, intelligents, spirituels, désintéressés, inaccessibles à la cupidité, religieux, très fidèles, merveilleusement souples et éminemment attachés au gouvernement ; ils sont francs, sans ressentiments, sans rancune, point de fiel dans l’âme. Ils n’ont point de fourberies. Ils ne connaissent ni l’art de l’insinuation ni le nœud des intrigues… Plus de hardiesse dans le caractère leur assurerait un sort plus heureux, mais ils n’ont pas l’art de se faire valoir. »(5)Voir Perrin Joseph-César, 2005, page 446 Il parle ensuite de leur religiosité, de comment elle devrait être(6)Voir Perrin Joseph-César, 2005, page 448 : « La religion doit être aimable et plaire au cœur des fidèles »., des dangers que la religion court à cause des grandes nouveautés qui ne sont pas seulement source de bien-être et il donne des conseils pour préserver ce trait culturel, la religion, si caractérisant pour la communauté.

Dans le numéro 3 de la septième année de la « Feuille d’Annonces d’Aoste », l’an 1847, Grappein trace un profil de la population de Cogne : « Des habitants, de leurs mœurs, de leur manière de vivre, de leur émigration dans les communes voisines et de leur origine. » L’article n’occupe qu’une demi page et le portrait de ses compatriotes qu’il dessine est flatteur, comme celui des Valdôtains qu’on vient d’évoquer, d’ailleurs. Les Cogneins sont sains, forts, industrieux, sobres, pacifiques et attachés à la religion catholique. Ils se marient tard, après les vingt ans, et, de préférence, entre eux. Leur alimentation est simple et basée sur la production locale. Seul luxe attesté : le café. En hiver, les femmes filent la laine et les homme émigrent dans les communes voisines, voire même le Piémont, pour distiller l’eau de vie et faire du salpêtre, activité cette dernière qui paraît un peu en contradiction avec leur goût pour la paix…

Certes, ces descriptions, plutôt oléographiques, sont un regard jeté de l’intérieur et, en plus, militant, donc, fort peu ethnographique. Mais je crois, que ce n’est pas l’objectivité qu’il faut chercher dans les écrits de Grappein, mais l’intérêt pour les hommes, pour les communautés, pour sa communauté en particulier. C’est ce type d’intérêt qu’une vingtaine d’années plus tard animera les premiers ethnographes valdôtains et les encouragera à fixer sur le papier le « savoir du peuple ». Et c’est dans cette optique qu’il faut relier à Grappein les ethnographes à venir, les premiers folkloristes, comme ils se définissaient eux-mêmes.

Jean-Martin-Félix Orsières

Jean-Martin-Félix Orsières (1803-1870)(7)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, esprit ouvert et éclectique, né à Chambave, est un autre produit plutôt tardif de l’Illuminisme valdôtain. Comme Grappein, il est engagé dans le social et professe des idées libérales. Ecclésiastique, il est en conflit avec la hiérarchie officielle, peu sensible aux théories du catholicisme libéral, qui l’isolera en condamnant certains de ses ouvrages. Il accepte ces décisions avec beaucoup d’humilité et en 1855 il fait publiquement acte de soumission à l’autorité ecclésiale. Depuis, il disparaît du débat culturel valdôtain et son œuvre est cantonnée dans les limbes des idées jusqu’à la réévaluation du dernier après guerre(8)C’est Lin Colliard, autre habitant de Chambave (Tsambozar) illustre, qui, avec force et rigueur, propose l’œuvre d’Orsières à l’attention des Valdôtains. Colliard Lin, 1976. Orsières comme Grappein est activement engagé pour l’application de ses idées sociales. Mais la différence entre les deux apôtres du libéralisme valdôtain est grande. Grappein est profondément enraciné dans sa commune natale, tandis qu’Orsières embrasse des espaces plus étendus : toute la Vallée et plus loin encore. Et encore, Grappein s’engage dans tous les projets très pratiques qui touchent directement la population de Cogne, tandis qu’Orsières choisit le secteur qu’il juge, à juste titre, névralgique pour le progrès social des populations : l’instruction et l’éducation. Il consacrera ainsi de nombreux articles à la pédagogie.

Pour ce qui est de l’ethnographie valdôtaine, sa contribution est presque nulle. Mais ce qui est intéressant est qu’il utilise, de manière tout à fait pertinente, le mot ethnologie dans le titre d’un de ses essais, publié à Ivrée en 1851 : « Quelques observations ethnologiques »(9)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, pages 144-162. Dans cet essai, Orsières souligne l’importance de la connaissance de l’autre, connaissance qu’on acquiert par des voyages intelligents. Il cite en exergue un couplet du poète Delille et reprend quatre vers dans le texte qui sont très significatifs :

Examinez d’un regard pénétrant
D’autres pays, d’autres usages
Et sur les bords lointains ou sauvages,
Comme votre pensée, étendez vos voyages.

Et il commente : « En nous mettant en contact avec les peuples étrangers, nous comparons leurs mœurs, leurs usages, leurs institutions avec les nôtres. Nous voyons ce qu’il y a de mieux de part et d’autre. Cette opération de notre intelligence est un exercice efficace pour notre jugement et nous apprend à le régler, puisque le jugement n’est qu’une comparaison de deux idées pour en tirer une conséquence »(10)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 146.

C’est là une approche bien ethnologique s’il est vrai que l’un des objectifs de l’ethnologie est aussi celui de connaître l’autre pour mieux comprendre soi-même.

Imbu de l’idée de progrès, conçu comme l’ensemble d’inventions et de découvertes qui portent à une amélioration continuelle de la condition humaine, il est ouvert à toute nouvelle expérience et dénonce les tentatives de freinage mises en acte par certaines institutions conservatrices, les institutions religieuses notamment. Par ses voyages et ses études, Orsières voit le progrès venant des pays de l’Europe du nord, précocement industrialisés : « C’est du nord, aujourd’hui, que nous vient la lumière ».(11)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 151 Il compare des traits culturels italiens, plutôt stéréotypés à vrai dire, avec des comportements nordiques, également stéréotypés. Et la comparaison, bien entendu, est favorable aux choix des populations du nord : la discrimination des femmes à l’intérieur de la famille italienne contre la parité, même juridique, des deux sexes dans le nord ; la pompe italienne dans l’utilisation des titres honorifiques et les rituels conséquents contre la simplicité du nord qui privilégie l’essence à l’apparence ; la pratique religieuse liée à des rituels fastueux mais de plus en plus vides d’une certaine église catholique contre la sobriété des formes de dévotion nordiques, plus proches de l’Evangile, influencées positivement par le protestantisme. Pour Orsières, la variété culturelle doit être l’occasion pour le remplacement de modèles jugés conservateurs par d’autres considérés progressistes dans le cadre d’une uniformisation pour un bien-être généralisé utopique, hélas ; vision qui est en ligne avec l’esprit missionnaire, mais beaucoup moins avec l’esprit ethnologique, si ainsi l’on peut dire. Cela empêche Orsières d’être classé parmi les ethnographes mais n’enlève rien à la grandeur du personnage qui s’est sincèrement battu, avec courage et intelligence, pour l’amélioration de la condition humaine de son époque, en lançant son regard généreux bien au-delà de nos montagnes.

Un article publié par la feuille libérale  Le Constitutionnel Valdôtain  le 7 septembre 1854 est une remarquable contribution involontaire à l’ethnographie valdôtaine. En effet, il nous renseigne sur la popularité de certaines croyances en Vallée d’Aoste. L’auteur l’a rédigé pour combattre tous ces récits de magie ou de peur, venus du tréfonds du moyen âge, considérés comme des débris du paganisme par l’Eglise et comme des produits de l’ignorance et de l’obscurantisme par les illuministes. Le titre de l’article est  De certaines croyances populaires. L’auteur se propose de dénoncer le ridicule de certaines croyances pour inviter le peuple à les abandonner et à se mettre ainsi en ligne avec les temps modernes. Bien entendu, son objectif ne sera même pas effleuré, tant il est vrai que ces croyances sont encore attestées au cours du XXe siècle et plusieurs d’entre elles ont franchi le seuil du deuxième millénaire en excellente santé. Je pense à la croyance du pouvoir de faire tomber la grêle sur le champ d’un ennemi, d’empêcher ses vaches de donner du lait ou de « soustraire à la crème sa propriété de se convertir en beurre »(12)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 298.

De la raison au sentiment, du progrès à la tradition

Le rationalisme des Jacobins se proposait de réformer les sociétés sans trop tenir compte des choses et des événements liés à la vie de tous les jours de ce peuple qu’ils magnifiaient pourtant. Ce qui n’est peut-être pas en syntonie avec l’a pensée ethnologique mais qui a eu le mérite de mettre le peuple au centre des argumentations. En Vallée d’Aoste, les premiers signaux d’un intérêt naissant pour le quotidien, perçu comme manière de vivre digne et non dépourvue d’un certain charme, nous vient d’un poète, le premier qui utilise le francoprovençal, le patois comme on l’appelle couramment. Jean-Baptiste Cerlogne (1826-1910) nous offre un savoureux tableau de convivialité paysanne avec sa  Marenda a Tsesalet  (1855) et chante, comme jamais personne ne saura plus faire, l’une des grandes passions des éleveurs valdôtains, le combat des vaches, dans celui qui est probablement son chef d’œuvre poétique : La bataille di vatse a Vertozan (13)Le combat des vaches à Vertosan. (1858). Mais cette sensibilité nouvelle était en train de percer même dans les rangs de la culture officielle. La fondation de l’Académie Saint Anselme est de 1859 et à l’article deux de ses statuts où l’on énumère les champs de recherche envisagés par la jeune académie, on cite aussi les « traditions populaires » . En 1857, lors d’une séance académique, le chanoine Edouard Bérard lit trois poésies de Jean-Baptiste Cerlogne, qui sont très appréciées. « Ces accents lyriques et d’un genre tout nouveau excitent dans l’assemblée la plus vive admiration » récite le procès-verbal de la séance. Mais il faudra attendre des années pour qu’on parle pour de vrai des traditions populaires lors des séances de l’Académie, bien que le seul fait d’être rappelées dans un article des statuts leur attribue déjà une dignité jamais reconnue auparavant.

Cela dit, la Vallée d’Aoste est quand même en retard pour la recherche ethnographique. Paradoxalement, une région parmi les plus riches des Alpes en traditions particulières comme la Vallée d’Aoste sera aussi l’une des dernières à être enquêtée. « La Vallée d’Aoste est peut être le dernier coin de l’Europe dont la littérature populaire et orale sera étudiée » avoue presque éploré Joseph-Siméon Favre en 1889 sur les pages de l’hebdomadaire Le Valdôtain.(14)Essai sur l’ethnographie du Pays d’Aoste, in Bruno Salvadori, 1972.

Les premiers almanachs en Europe

La diffusion progressive et le grand succès populaire des almanachs est aussi un signal d’un intérêt nouveau pour le peuple. La tradition des almanachs est très ancienne et elle est vivante dans l’Europe entière. Le mot, emprunté à la langue arabe indique, à l’origine, des cartes astronomiques permettant de relier les jours de l’an à la position du soleil et de la lune. Il prendra progressivement le sens de calendrier et s’enrichira de prévisions du temps et de précieux renseignements sur les cultures agricoles, sans pour cela oublier la vocation originelle. Fait davantage pour les milieux ruraux, l’almanach n’est pas, néanmoins, rédigé par des ruraux mais il est généralement accepté jusqu’à devenir une présence indispensable dans les communautés rurales. Il n’est donc pas un produit de la culture populaire mais plutôt le témoignage d’un intéressement accru des élites culturelles pour le monde de la campagne qu’on prétend ainsi, pour différentes raisons, éduquer(15)Ginzburg Carlo, 1980. Cela est particulièrement vrai jusque vers la moitié du XIXe siècle quand les « conseils au peuple » laissent de plus en plus la place aux productions du peuple (légendes, dictons, rituels, faits divers, etc.). Ces productions du peuple ne sont plus considérées comme héritages obscurantistes mais comme patrimoine culturel original.

Déjà au XVème siècle, dans l’aire francophone, était diffusé par le colportage une sorte d’almanach appelé Calendrier des bergers. C’était comme un petit manuel de vie pratique. Il s’adressait aux gentilshommes campagnards, aux bourgeois enrichis, souvent propriétaires de biens agricoles, et aux quelques paysans relativement aisés et alphabétisés. Son succès a dû être grand si l’on pense que nous connaissons des éditions d’un peu partout sur le territoire francophone et qu’il y a eu même des adaptations en anglais et en allemand. Il se composait, généralement, d’un calendrier avec les fêtes mobiles, les phases lunaires, les éclipses, les propriétés des planètes, de petits textes pour l’édification morale et parfois, des conseils pour la bonne santé.(16)Les informations sur le calendrier des bergers me viennent de l’ami Pierre Dubuis, historien médéviste, professeur aux universités de Lausanne et de Genève, que je remercie. La diffusion des almanachs a été énorme, s’il est vrai qu’en France seulement, entre 1600 et 1895 paraissent 3633 titres dont 1322 rien qu’au XVIIIe siècle !(17)John Grand-Carteret, Les almanachs français, 1600-1895. Cité dans Braida Lodovica, 1989 La diffusion des almanachs est liée aussi, en France et dans les pays limitrophes, à la popularité de La Bibliothèque Bleue dont les premières brochures à bon marché paraissent à Troyes vers 1600 : il s’agit de contes, romans chevaleresques, prophéties, etc. dûment adoptés pour qu’ils soient accessibles même aux personnes avec peu d’instruction. Successivement, en Angleterre, paraîtront les chapbooks qui connaissent le même succès. L’Almanacco del Benincasa, qui peut être considéré le premier almanach italien, paraît en 1612. Il est l’ancêtre du plus fameux Barbanera de Foligno qui en prendra la relève en 1743. Au Piémont, le premier almanach s’adressant spécialement au peuple est L’Almanacco del Gran Chiaravalle dont le premier numéro paraît à Turin en 1701.(18)Braida Lodovica, 1989 En France, depuis le début du XVIIIe siècle, les almanachs étaient distribués par les facteurs de manière capillaire, dans les milieux ruraux tout particulièrement. En Suisse, vers la fin du XVIIème siècle, se vendait chaque année un almanach liégeois. Ainsi, en 1677, deux imprimeurs bâlois commencèrent à imprimer des almanachs pour contrecarrer la concurrence. L’almanach bâlois fut aussi traduit en français tout en gardant le même titre, traduit lui aussi :  Le Messager Boiteux , l’archétype de plusieurs messagers boiteux imprimés dans des villes différentes. L’almanach du Messager Boiteux de Berne et Vevey, devenu actuellement l’almanach romand, a atteint en 2007 l’âge vénérable de 300 ans, le premier numéro ayant paru en 1707 ! Et le tirage est de 80.000 exemplaires ! Cet almanach a connu une grande diffusion en Vallée d’Aoste aussi jusque vers la moitié du XXe siècle et il a encore des estimateurs à l’aube du deuxième millénaire.

Les premiers almanachs valdôtains

Le premier almanach valdôtain peut être considéré l’Annuaire ecclésiastique des Duchés de Savoie et d’Aoste publié à Annecy dans les années 1820(19)Borettaz Omar, 2005.. En 1832 paraît l’Almanach du Duché d’Aoste qui perdurera jusqu’en 1850 avec quelques interruptions. Son premier numéro est très simple et propose les informations qui caractérisent encore aujourd’hui tous les almanachs : le calendrier, la liste des autorités civiles et religieuses, la présentation des principaux services pour la population. Au fond, il accueille un petit précis d’histoire valdôtaine, probablement le premier de ce genre. Le suivant (1833) s’ouvre à la littérature et publie un conte et des poésies puisés dans la littérature française. Celui de 1834 ajoute des conseils pour l’agriculture, des maximes morales et donne des renseignements utiles. Il explique l’influence des astres sur la vie terrestre et donne des indications pour les pronostics sur le temps atmosphérique. En 1835, on peut trouver aussi le calendrier des foires et marchés et la présentation des « domaines de Charles Albert ». En quatre ans, l’almanach a acquis presque toutes les caractéristiques essentielles d’ une publication de ce genre, comme nous la concevons aujourd’hui. Il manque encore l’ouverture sur le savoir populaire. En 1846, la rédaction de l’almanach est confiée au secrétaire de la Ville d’Aoste, le capitaine Laurent Pléod. Il prend le nom de Almanach historique instructif et amusant du Duché d’Aoste. Dans ce numéro, il y a un beau texte moral intitulé « Conseils à un jeune berger » où l’auteur explique à un jeune homme ce qu’il doit ou ne doit pas faire quand il est au pâturage. Si l’on ressent la nécessité de décourager les jeunes de faire certaines choses, il est raisonnable d’imaginer qu’ils avaient l’habitude de les faire… Ainsi, indirectement, le texte de Pléoz nous peint le quotidien d’un berger, voire d’une communauté où, pratiquement, tous les enfants entrent dans la vie productive en faisant les bergers.

Pléoz leur recommande de respecter la propriété des autres, de ne pas déplacer les bornes qui marquent les confins de propriété, de sauvegarder les arbres, de ne pas épouvanter les chevaux des voitures qui passent. Il les invite à prendre soins de leur santé en se protégeant de la pluie (mais sans s’abriter sous un grand arbre, cible probable de la foudre), en évitant de boire de l’eau dormante ou de boire quand ils sont essoufflés. Il leur conseille de faire de petits travaux au couteau ou de tresser des branches de saules et encore, de regarder les adultes qui travaillent pour apprendre ce qu’ils devront faire plus tard. De tous ces conseils, un tableau de la vie quotidienne se dessine et on se rend compte que l’auteur connaît très bien le milieu des paysans.

En 1850, l’almanach devient Le Garde National. Le numéro de l’année 1850 est un numéro spécial soit par ses dimensions, soit par ses contenus. L’esprit des rédacteurs est encore illuministe et leur vocation est celle de contribuer à relever les conditions morales et le niveau de vie du peuple. La conception que Pléoz a du peuple est plutôt paternaliste, en syntonie avec l’époque. Dans le numéro de 1850, il exprime clairement sa vision du monde paysan et de ses besoins: « Des traités spéciaux ne sont pas à la portée de son intelligence, ni suivent ses goûts ; des morceaux séparés l’attachent préférablement. Il ne peut analyser une fleur, ce serait le fatiguer et jeter l’ennui sur la science ; mais si on lui présente un bouquet composé de différentes fleurs, si l’odeur est agréable, si les couleurs sont fraîches, variées et charmantes, on peut compter qu’il y fixe ses regards avec complaisance et qu’il y repose sa pensée et ses réflexions. ». Les conseils moraux, pour la première fois sont présentés par un dialogue entre deux paysans qui discutent sur des thèmes d’intérêt général et défendent deux thèses différentes si pas toujours opposées. Ils parlent de la constitution de Charles-Albert, des mutations de propriété, du rôle des maîtres d’école, d’hygiène rurale, de l’importance des forêts, de la dans, etc. Tous des sujets qui faisaient, probablement, l’actualité du moment.

Mais après ce numéro extraordinaire, jusqu’en 1881, aucun almanach ne paraîtra en Vallée d’Aoste. Ce qui ne signifie pas qu’ils auraient disparu de la vie quotidienne : bien au contraire. La popularité du Messager Boiteux de Vevey nous fait penser à la diffusion d’almanachs  étrangers  en Vallée pour combler le vide laissé par la disparition de l’almanach du Duché d’Aoste sous ses différentes formes. Avec la fondation du Comice Agricole (1867), paraît un Bulletin (1871) qui se propose de répandre les idées et les techniques agricoles modernes en Vallée d’Aoste. A partir de 1881(20)Colliard Lin, 1976. un almanach accompagne le Bulletin. Il se place toujours dans l’optique traditionnelle d’œuvrer pour le « progrès » de la paysannerie valdôtaine. Comme le Bulletin, l’almanach sera prodigue de conseils et d’informations pour les paysans pendant 27 ans, jusqu’en 1917. Cet almanach est très apprécié et connaît une diffusion énorme dans nos campagnes. L’intérêt pour la culture populaire a désormais ses amateurs en Vallée d’Aoste aussi et les gens s’attendent quelque chose de plus des almanachs populaires.

Le temps des almanachs ouverts pas plus seulement aux enseignements au peuple mais aussi aux enseignements du peuple est venu. Voilà alors Dzan Pouro de Jean-Baptiste Cerlogne (1892-1893), Le Ramoneur du journal Le Mont-Blanc (1895-1926) et, finalement, depuis 1912, du Messager Valdôtain.

L’abbé Cerlogne nous lègue aussi deux petits textes biographiques qui sont un témoignage précieux sur le quotidien en Vallée d’Aoste dans les familles pauvres d’où notre poète était issu : La vie du petit ramoneur (1895) et Les étapes de la vie (1902 et 1904).

Le Club Alpin Italien et la recherche ethnographique

Faisons de nouveau un petit pas en arrière.

Le Club Alpin Italien (CAI) est fondé en 1863 par le ministre et alpiniste passionné Quintino Sella. Trois ans après, en 1866, l’avocat Joseph Frassy et d’autres alpinistes valdôtains fondent la section valdôtaine. À l’époque, vers la moitié du XIXe siècle, le milieu des alpinistes était surtout constitué de « messieurs », c’est-à-dire de bourgeois et d’intellectuels, généralement dotés d’une fortune solide. Les montagnes étaient surtout conçues comme des salles de gymnastique majestueuses ou comme des terrains d’investigation scientifique, pour les sciences naturelles en particulier. Les populations alpines demeuraient invisibles aux yeux de la plupart des voyageurs et leur vie, leur histoire, leurs problèmes, insignifiants.

Le fondateur même, le ministre biellais Quintino Sella, un montagnard, comprend que cette attitude est irrespectueuse à l’égard des populations alpines et précise, dans une lettre du 15 août 1863 à son ami Bartolomeo Gastaldi, les caractéristiques souhaitées des récits d’escalades ou d’excursions. Il souligné qu’à côté des détails techniques, voire sportifs, il faudrait aussi toujours consacrer des notes sur les traditions et les dialectes des populations alpines. Dans le Bulletin du CAI n° 6 de 1866 nous trouvons un texte tiré de l’Écho des Alpes de Genève où l’auteur anonyme invite les alpinistes à prendre note, en utilisant un jour de pluie si c’est le cas, des traditions et proverbes « …sur les esprits de la terre et des montagnes, sur les animaux enchantés, les sorciers, les sorcières, les chasseurs sauvages, les grottes à trésors, les crimes, les phénomènes de la nature, etc. ».

Mais la prise de position la plus claire vient d’un jeune prêtre valdôtain, en 1969. Le trente août 1869, à Varallo, au Val Sesia, au Piémont, lors de l’assemblée générale extraordinaire du Club Alpin Italien (CAI), le membre honoraire Aimé Gorret, « …giunto dai monti a seduta cominciata »(21)Arrivé par les montagnes quand la séance était déjà commencée » Procès-verbal de la séance in Bolletino del CAI n° 16, 1869, p. 307., déclare, après avoir rappelé les recherches accomplies par des alpinistes savants dans les domaines de la géologie, de la botanique, de la zoologie, etc. : « Il nous reste à étudier les détails des vallées, les mœurs, les habitudes, les traditions, les besoins et les préjugés des peuples ; il nous reste à saisir les traces des monuments et des civilisations passées ; il nous reste à reconstituer l’histoire intime des vallées »(22)Les trois discours de Varallo in Bolletino del CAI n° 16, 1869, p. 314..

C’est là la vraie date de naissance de l’ethnographie valdôtaine.

L’abbé Gorret, prêtre et montagnard plutôt que touriste et alpiniste, représente une exception dans le milieu du CAI, mais il a cependant le charisme nécessaire, gagné sur le terrain, le courage et le physique du rôle, pour avancer des propositions qui difficilement auraient pu germer spontanément dans ce milieu à cette époque-là. A Varallo, une opportunité lui est offerte grâce à l’intervention du chevalier génois, le professeur Emanuele Celesia, qui invite aussi les alpinistes à s’occuper, au cours de leurs randonnées, des traces de l’homme préhistorique, des anciennes religions et de leurs rituels, qui ont certainement survécu, bien que déguisés, au sein des populations alpines. L’abbé lui répondra en élargissant ultérieurement le champ d’enquête à l’étude « de l’histoire intime des vallées ». L’argumentation passionnée de Gorret reçoit une approbation enthousiaste et unanime de l’assemblée de Varallo. Cependant, en parcourant la collection des bulletins du CAI des cinquante années successives, on constate que les articles du genre préconisé par l’abbé sont loin d’être fréquents, à l’exception de ceux consacrés à des escalades en Asie, en Amérique ou en Afrique. Les coutumes alpines ne sont probablement pas considérées assez exotiques… Nous pouvons découvrir des annotations ethnographiques alpines seulement dans quelques articles de personnalités comme le géologue Martino Barretti, Giuseppe Corona ou Luigi Vaccarone. Et dans ceux de l’abbé Gorret, bien sûr.

Dans le Bulletin du CAI de 1874, le professeur Roncali parle longuement, dans un article intitulé « Di una missione letteraria degli alpinisti italiani »(23)D’une mission littéraire des alpinistes italiens.” Bulletin du CAI 1874 p. 81-87. de l’importance de l’ethnographie et de la dialectologie alpines. Dans une prose un peu prolixe, il invite les jeunes femmes à encourager les maris, lors des balades en montagne, à recueillir de la vive voix des montagnards les chants, les contes, les traditions et les proverbes.

En 1882, Martino Baretti, chargé de la rédaction du Bulletin du CAI, dans son introduction invite les alpinistes à se transformer en ethnographes en utilisant presque les mêmes mots que son ami Gorret en 1869, sans toutefois le citer(24)Baretti Martino, Ai soci del Club Alpino Italiano, Bulletin du CAI 1882, p. 4..

Dans le volume édité par le CAI en 1913 pour son cinquantième anniversaire, ayant pour but de rappeler ses initiatives, Nicola Vigna rédige le paragraphe consacré à l’ethnologie.(25)Vigna Nicola, Etnografia, in L’opera del CAI nel primo suo cinquantennio (1863-1913) Officine grafiche della STEN, Torino, 1913. Il rappelle Emanuele Celesia et Aimé Gorret, l’article de Roncali, puis il parle longuement de la collaboration fournie à Lamberto Loria, à partir de 1908, pour la grande exposition ethnographique de Rome en 1911, à l’occasion du cinquantenaire de l’unité d’Italie.

L’idée courageuse et géniale de l’abbé Gorret n’a donc pas fait beaucoup de prosélytes. Du moins au CAI. Malgré tant d’espoirs de quelques passionnés, le monde de l’alpinisme n’a pas apporté beaucoup à l’ethnographie alpine. Mais il a certainement favorisé son décollage.

L’abbé Gorret ou l’Ours de la montagne

A Varallo, l’abbé Gorret (1836-1907) n’a que trente-trois ans, mais il jouit déjà d’un grand prestige dans les milieux de l’alpinisme pour son intelligence, sa culture, son sens de l’humour, sa bonté d’âme naturelle, sa simplicité montagnarde et surtout pour son rôle déterminant dans la conquête du Cervin, côté valdôtain, en compagnie de Jean-Antoine Carrel et de deux autres Valtornains. Profondément enraciné et instruit à la fois, Gorret souffre de l’attitude de supériorité que la majorité des alpinistes de l’époque affichent face aux habitants des montagnes, ses compatriotes ; de leur manque d’intérêt pour l’héritage culturel des montagnards; de la publication de leurs notes de voyages, souvent superficielles, imprécises et dépourvues de toute générosité à l’égard de ces populations.

Il eut une enfance ordinaire, comme tous les fils de paysans de son temps et d’il n’y a pas encore très longtemps : berger à Cheneil, de petits travaux pour aider la famille, l’école pour laquelle il manifeste des aptitudes particulières, le catéchisme et les courses dans les pierriers avec ses compagnons. Très jeune, il rencontre les premiers  Anglais . Avec l’humour qui l’a toujours caractérisé, il racontera plus tard avoir connu beaucoup d’Anglais sans autre qualification, mais aussi des Anglais allemands, des Anglais suisses, des Anglais français et même des Anglais italiens.

Il entre au Collège Saint-Bénin d’Aoste et, après cinq ans d’études et d’éloignement de son milieu, il écrit : « Je me trouvais exclu de la paysannerie sans aucune perspective, ni porte ouverte, ni issue ailleurs »(26)Gorret Aimé, “Autobiographie”, in Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, Turin, 1987, p. 48.. S’il avait eu un minimum de possibilités financières il aurait hésité entre la médecine et la prêtrise. Mais étant pauvre, il n’a guère le choix. Après beaucoup d’hésitations, les paroles de son oncle, le chanoine Georges Carrel, lui font comprendre qu’« on ne va pas au séminaire pour se faire décidément prêtre, on y va pour examiner sa vocation… ». Ainsi, soulagé, il entre au séminaire où sa vocation s’affermira progressivement. Grand et costaud, travailleur infatigable, aux manières un peu rudes, on le surnommera, beaucoup plus tard, l’Ours de la Montagne. Amateur de bonne chère quand il peut se la payer, sachant apprécier le bon vin dont il abuse volontiers, tout naturellement sensible au charme du beau sexe, dit-on, spontané et sincère dans ses réactions et dans la parole, doué d’un sens de l’humour accentué doublé d’une plume caustique, il n’était vraiment pas fait pour s’entendre avec la hiérarchie ecclésiastique de l’époque, plutôt rigide.

Ordonné prêtre, il commence ses pérégrinations dans les différentes paroisses en qualité de vicaire. Gorret profitera de cette vie de nomade pour escalader la plupart des pics valdôtains d’une certaine importance et pour affiner sa connaissance de la Vallée. Au début de 1881, après un énième épisode de mésentente avec des confrères et avec la hiérarchie, il décide de partir pour Grenoble, pour découvrir des montagnes inconnues, déclare-t-il, mais certainement aussi pour prendre les distances avec un milieu qui avait de la peine à le supporter et qu’il ne supportait probablement plus. L’expérience dauphinoise ne fut pas très heureuse et, à son retour, il sera nommé recteur à Saint-Jacques d’Ayas où il accomplit pendant plus de vingt ans sa mission dans la pauvreté et dans l’isolement. C’est de là qu’il envoie sa correspondance signée l’Ermite de Saint-Jacques ou bien l’Ours de la Montagne. Il meurt à l’âge de 71 ans, au prieuré de Saint-Pierre.

Doué d’un don naturel pour l’écriture, il collabore au Bulletin du CAI, à la revue de Florence Le touriste, à la Revue Alpine de Lyon et avec plusieurs feuilles locales(27)Les œuvres d’Aimé Gorret ont été publiées par Lin Colliard, à la demande de l’Administration Communale de Valtournenche, en 1987, sous les presses de la S.G.S. à Turin, sous le titre Autobiographie et écrits divers. Elles sont précédées d’une bibliographie exhaustive et d’une notice sur les quelques inédits qui ne devraient pas compter parmi ses pièces les plus significatives. Il s’agit d’environ cinq cents pages qui, en plus des différents articles, reproduisent l’autobiographie inédite. Un deuxième volume, paru en même temps que celui cité, Maximes et aphorismes, regroupe de courtes réflexions de l’auteur et des citations recueillies au hasard de ses lectures ainsi qu’un choix d’essais consacrés à Aimé Gorret..

Du point de vue de la quantité, sa production littéraire n’est pas particulièrement abondante : en plus des articles et de la plaquette sur le roi, il a rédigé l’opuscule Brusson, station d’été et surtout, en collaboration avec Claude Bich, un Guide de la Vallée d’Aoste, qui reste un modèle inégalé (1877).

Les contributions de Gorret à l’ethnographie valdôtaine

Déjà au séminaire, Gorret se plaint qu’à l’école on n’apprend ni l’histoire ni la géographie du Pays : « Si jamais les chances de la vie me mettaient dans le cas de diriger l’éducation de quelqu’un, je voudrais bien lui donner pour devoir de vacances la description de son propre pays et l’obligation de m’en noter les beautés, les singularités et les usages et je lui ferai bien grâce, en attendant, des lois, mœurs et usages de Rome et de la Grèce. »(28)Gorret Aimé, Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, 1987, p. 47.

Lors de sa réponse à Celesia, Gorret avait probablement en tête une idée précise sur la manière de raconter « l’histoire intime des vallées ». Dans son article  Excursion sur le glacier du Rhutor le 21 juillet 1868 (29)Bulletin du CAI n° 14, avril 1869 ., donc avant Varallo, l’abbé nous a déjà fourni des exemples sur la démarche à suivre : il rédige le compte-rendu de l’excursion, relatant tous les détails du parcours. Pour l’abbé Gorret, une excursion ou une escalade est un itinéraire de découverte. Le muret qui soutient le sentier, le champ de blé qui vient d’être moissonné, l’homme qui irrigue un pré, une touffe de fleurs rares, un rocher coloré, une maison d’alpage délabrée : tout mérite d’être observé, étudié et expliqué. Tout mérite un détour, un laps de temps en plus, un effort pour mieux comprendre. Ce n’est pas l’altitude de la montagne escaladée qui compte, ni sa renommée, ni le temps employé pour la « vaincre », ni avoir été le premier à l’atteindre. La montagne, pour l’abbé est d’abord un plaisir complexe qu’il faut apprendre à savourer et une occasion d’enrichissement moral et culturel. Voilà où réside la différence avec les « Anglais ». À un moment donné, quand le groupe s’arrête pour explorer la Borna dou Croquet(30)Dans le patois de Valgrisenche, le Croquet est un être maléfique assez indéfini, diable ou esprit follet  et son nom dérive probablement du verbe croquer. Littéralement : « Le trou du Croquet »., il évoque l’ancienne légende du monstre qui habite le trou qu’il écrit avec une richesse de détails et une spontanéité remarquables.

Dans son article de 1871, toujours dans le Bulletin du CAI,  De Châtillon d’Aoste à Domodossola , où il nous propose une longue randonnée par les cols, il accorde encore plus d’espace à l’observation des traditions. La traversée est facile mais tellement suggestive ! En passant par Cheneil, il nous parle de ses souvenirs de petit berger, de la nourriture, des jeux, des contes, puis, il nous présente le costume d’Ayas et nous parle des mœurs un peu rudes des Gressonards, il observe les femmes d’Alagna qui coupent le foin sauvage sur le bord d’affreux ravins. Il fait, de temps en temps, des observations pointues et inattendues : « Ma façon de voyager ne sera certainement pas du goût de tout le monde ; elle fera, peut être, hausser les épaules à bien des personnes, aux savants surtout ; pourtant, je vois une utilité et un agrément dans l’étude des costumes, des traditions et des mœurs ; un agrément parce qu’on découvre toujours quelque chose de nouveau et la nouveauté plait ; une utilité pour les lumières que les costumes, les traditions, les mœurs peuvent projeter sur l’histoire, les religions primitives, les migrations des peuples et les différentes couches d’invasions périodiques de Barbares. »

Et ainsi de suite : dans la plupart de ses articles, il profitera d’une promenade pour fixer des aspects de la civilisation alpestre : il nous parlera de l’agriculture de montagne et de la fabrication de la fontine qu’il appelle encore gruyère , du caractère des habitants d’Issogne, de l’organisation des alpages, des consorteries ou propriétés communes, des variétés de patois, des fêtes patronales, des coutumes des différentes paroisses. Il nous donne même des recettes, de ce qu’il appelle « la soupe au vin »(31)Qu’on appelle actuellement, selon les communes, seuppa frèide (soupe froide), seuppa rodze (soupe rouge) ou seuppa de l’ano (soupe de l’âne). par exemple : « On fait cuire et bouillir tout ensemble pain, sucre et vin, sans autre mélange et l’on absorbe cette pâtée assez chaude qu’on le peut. »(32)Mont Favre, Bulletin du CAI n° 28, 1876. pp. 399-417.

Malheureusement, il n’a écrit qu’une toute petite partie de ce qu’il a vu, appris et connu. Et une bonne partie de ses inédits s’est perdue à Saint-Christophe-en-Oisans, lors de ses mésaventures dauphinoises.(33)Bétemps Alexis, De la migration de l’Ours, in Bétemps, 2007 Les vicissitudes de sa vie, son caractère, sa mission religieuse, ses déceptions ont limité aussi sa production littéraire. Et cela, malgré tous ses projets et ses meilleurs propos !

Après avoir raconté, dans une correspondance au Touriste en avril 1873, la légende du diable et du pont de Pont-Saint-Martin, il dit « …je crois à propos de réserver cela pour un ouvrage que je ne pourrai probablement jamais éditer et qui aurait pour titre  Histoire de la Vallée d’Aoste sans documents authentiques, par les légendes et les traditions populaires ». Quelques mois après, dans la même revue, il revient sur le même sujet, en parlant de la vallée du Lys  : «  Il me restait encore bien des choses à dire ou, plutôt, tout était encore à écrire sur les mœurs et les usages de cette vallée : les procès de Perloz, les prétentions et les compliments de Lillianes, le braconnage amoureux de Fontainemore, les grandes entreprises de Issime, les nez et les hivers du Gaby, la température relative du pays et des habitants de Gressoney, les émigrations, etc. »(34)Courrier de la Vallée d’Aoste, Le Touriste, 20 septembre 1873, Florence.. Ce livre, dont Gorret aurait peut-être voulu être l’auteur, sera écrit vingt-cinq ans plus tard par Jean-Jacques Christillin.

Et encore, à la fin de sa vie, vieux et malade, confiné au prieuré de Saint-Pierre, dernier refuge de prêtres pauvres, où on lui interdisait même de converser avec les jeunes prêtres de passage, il reviendra avec insistance sur la nécessité de relever tout ce qui est possible sur les traditions alpines : « ….Laissons de côté la géologie, la botanique et les autres sciences qui présenteront toujours une sérieuse et, en même temps, agréable récréation, mais dont les noms grecs et latins, et toujours baroques, épouvanteraient la masse des touristes qui ne les trouveront que barbares, mais il y a bien de choses à apprendre pour connaître la montagne : ce sont les costumes, les jours d’œuvres, les jours de fêtes… Je le regrette, nos vieux costumes tendent absolument à disparaître et le vieux Queyras ne sera reconnaissable lorsque ses habitants se seront habillés comme les gens des villes. Le costume des femmes qui n’émigrent pas doit, au moins, être conservé par la photographie : et quel est le touriste qui ne soit pas aujourd’hui quelque peu photographe ?… Je continuerais bien encore cette communication sur un sujet aussi intéressant que l’Ethnographie Alpestre… si la faiblesse de ma vue ne m’obligeait à quitter la plume… »(35)« Ethnographie Alpestre », Revue Alpine XII, Lyon, 1906. p. 102-103.. Une année après, il mourra à Saint-Pierre, le 3 novembre 1907.

Avec les discours de Varallo de Gorret (1869) nous pouvons dire que le message des frères Grimm est finalement arrivé aussi en Vallée d’Aoste. Mais il faudra attendre encore quelque peu pour que des auteurs valdôtains se lancent dans la recherche ethnographique ou folklorique comme l’on disait de préférence alors. Jusque vers la fin des années 1880, il n’y a que les articles de Gorret déjà évoqués, récits d’escalades avec enchâssés, diamants précieux, de courts récits décrivant des faits culturels. Les textes de Gorret les plus riches en informations ethnographiques sont probablement  Excursion sur le glacier du Rhutor le 21 juillet 1868 (1869), De Châtillon d’Aoste à Domodossola (1871), Excursion au Mont-Falère le 21 août 1879 (1880) qui sont aussi, probablement, des exemples inégalés de ce genre particulier de littérature alpine, plus attentive aux hommes qu’aux rochers, que Gorret avait inauguré.

L’âge d’or des débuts de l’ethnographie valdôtaine : Tancrède Tibaldi ou la découverte de la culture matérielle

Les dernières 20 années du XIXe siècle voient l’épanouissement des recherches ethnographiques en Vallée d’Aoste. Une demi douzaine d’hommes de culture, des polyvalents s’exprimant aussi en d’autres disciplines, selon la meilleure tradition valdôtaine, ont exploré, en guise de pionniers, différents domaines de la culture populaire. Et ils nous ont laissé des témoignages écrits de leurs observations et réflexions.

Le premier essai valdôtain sciemment ethnographique est un article de Tancrède Tibaldi, publié sur la feuille locale « L’écho du Val d’Aoste » en 1887. Il s’agit d’un article consacré à la Noël : « Noël et la mélopée de la messe de minuit à Châtillon ».

L’auteur décrit la représentation des bergers à la messe de minuit dans sa paroisse, parle des différentes traditions valdôtaines liées à la Noël qu’il connaît et, fait extraordinaire, les encadre au niveau européen en proposant en plus des explications.

Tancrède Tibaldi (1851-1916), qui aimait se définir folkloriste, est né au Piémont, à Solero, dans la province d’Alexandrie. A l’âge de huit jours, il rejoint sa tante et son grand-père paternels à Aoste où il est élevé. Et c’est en Vallée d’Aoste qu’il passera toute sa vie. Greffier au tribunal d’Aoste, il est aussi syndic de Saint-Denis et tente, à maintes reprises, mais en vain, la carrière politique. Journaliste, romancier, historien en plus que folkloriste, il entretient des rapports orageux avec la plupart de ses collègues. Cela certainement à cause de son caractère, mais aussi à une certaine intolérance de celui qu’on appellerait aujourd’hui establishment culturel. Parfaitement bilingue italien/français, sa production littéraire est dans les deux langues. En ethnologie, il s’occupe surtout de contes et légendes, mais il traite aussi de traditions (la Noël, la fête patronale, les processions, les combats des reines), des usages, des sobriquets, des proverbes et des croyances.

Les recherches sont loin d’être exhaustives et ses sources rarement citées mais l’approche à la matière est correcte. En exergue d’un essai intitulé « L’amour en Vaudagne »(36)Publié dans “Veillées Valdôtaines Illustrées” où l’auteur précise que l’essai n’est qu’un passage tiré de son roman  Ours Thibaud , paru en 1892., Tibaldi cite une phrase de Joàn Lorenzo Segura de Astorga : « Je ne m’intéresse pas à savoir si c’est vrai ou faux, mais je ne veux pas le laisser tomber dans l’oubli » C’est là la conception d’une ethnographie militante, comme le sera presque toute l’ethnographie valdôtaine jusqu’à nos jours.

Comme Grappein et Orsières se sont évertués à combattre certaines traditions considérées un frein au progrès, Tibaldi et les ethnographes de sa génération, s’évertuent à empêcher à un certain progrès d’effacer les traditions jusqu’à leur souvenir. Leur objectif premier est celui de « sauver la tradition » sans trop se poser de questions sur le pourquoi. Les articles d’intérêt ethnographique de Tibaldi ont été rassemblés par lui-même en deux volumes publiés en 1912 et 1913. Le premier, qui réunit les articles en langue française est « Veillées Valdôtaines illustrées », le second, avec les articles en langue italienne, « Serate Valdostane ». Malgré la ressemblance du titre, le second n’est pas la traduction du premier. Par son œuvre, Tibaldi a frayé le chemin et a donné exécution aux indications de l’abbé Gorret.

L’œuvre de Tibaldi ne s’est pas limitée au collectage de la parole et du souvenir. Tibaldi a compris aussi l’importance de la culture matérielle. Dans une lettre de 1913, il se plaint du saccage que les monuments valdôtains ont subi au cours des cinquante dernières années.(37)Agostino Laura, 1987/1988 Et, chose qui est plutôt extraordinaire, vu l’époque, il ouvre lui-même un petit musée à Châtillon. Il ne s’agit pas d’un véritable musée ethnographique puisque, à côté d’objets de la culture matérielle, il expose aussi des vestiges historiques et archéologiques et des exemplaires de la faune et de la flore valdôtaines. Le chanoine François-Gabriel Frutaz, historien chevronné et reconnu, avec qui Tibaldi était régulièrement en compétition, a défini l’exposition : « Une drôle de boutique qu’on appelle musée »(38)Agostino Laura, 1987/1988. Heureusement, ses contemporains ont été plus justes et ont apprécié l’initiative.(39)Agostino Laura, 1987/1988 Et il y a de quoi, si l’on pense que, cent ans et plus après, la Vallée d’Aoste n’a pas encore son musée ethnographique !

Tibaldi n’est pas le seul à avoir pris l’initiative pour un  musée  valdôtain ! Vers la moitié des années 1890, Benjamin Baudin (1855-1922), prêtre à Saint-Vincent, pauvre en ressources mais riche en initiatives, y achète une « vieille masure ». Sa position est importante puisqu’elle est « située sur la route qui conduit à la fontaine minérale, entre la bourgade et le hameau de Vagnod »(40)In Le Duché d’Aoste du 1er juin 1898. Il la restaure, l’aménage, la dote d’une fontaine et d’un petit jardin avec un télescope pour mieux admirer le panorama. Dedans, il expose des documents variés illustrant la Vallée d’Aoste sous ses différents aspects. L’exposition vise un public étranger surtout dans le but de promouvoir le tourisme. Baudin s’adresse aussi explicitement aux « producteurs valdôtains » pour qu’ils amènent leurs œuvres à exposer. Les sujets illustrés sont l’histoire, l’alpinisme, la minéralogie, la botanique, la zoologie et la photographie. Pionnier de la photographie valdôtaine, Baudin expose ses images réalisées selon la technique stéréoschopique. Il réalise aussi, émule de son contemporain Pierre-Emile Vescoz, une maquette en relief de la Vallée d’Aoste. C’est probablement le premier photographe valdôtain soucieux de documenter le travail des hommes par l’image. Il peut être considéré l’ancêtre de l’ethno-photographie valdôtaine et le chef de file d’une belle équipe d’où, au XXème siècle, sortiront des photographes tels que Emile Bionaz, Jules Brocherel, Octave Bérard et René Willien, rien que pour citer les plus connus.

Le chalet est inauguré le 30 juin 1898 et dans une lettre parue sur le Duché d’Aoste du 5 octobre, Baudin dresse un bilan flatteur des trois premiers mois d’ouverture : l’exposition a reçu la visite d’ un nombreux public : «de S. M. la Reine, de deux généraux, de majors et de capitaines de frégate, d’artillerie, d’infanterie et de cavalerie, de marquis, de comtes, d’avocats, de juges, de préfets et d’autres personnes de distinction »(41)In Le Duché d’Aoste du 5 octobre 1898. Le succès de l’initiative encourage Baudin qui préconise la création d’un jardin botanique à côté et d’une bibliothèque scientifique de support.

C’est l’époque des grandes expositions italiennes pour la valorisation des ressources nationales qui accordent toujours un espace aux spécialités régionales. C’est à celle de Milan de 1881 que Vescoz expose pour la première fois son relief de la Vallée d’Aoste. Vescoz et d’autres valdôtains seront aussi présents à celle de 1884 à Turin où le CAI reconstruit une maison rurale alpine ; à la grande exposition vaticane de Rome où Vescoz offrira l’un des ses reliefs au Saint-Père ; à celle de Turin en 1898 où dans une  maison valdôtaine reconstruite l’on expose des objets en bois et des produits agricoles.(42)Cristina Ronc, 1995 L’époque des grandes expositions culminera en 1911 avec l’extraordinaire exposition de Rome pour le cinquantenaire de l’unité d’Italie.

L’âge d’or des débuts de l’ethnographie valdôtaine : Joseph-Siméon Favre ou les chants de nos montagnes

Joseph-Siméon Favre naît à Aoste en 1859. Son père Etienne était tanneur et sa mère Marie-Rose Duc, ménagère, était la sœur du chanoine Pierre-Etienne Duc, historien et homme de culture. Après quelques années de séminaire à Aoste, Joseph-Siméon suit son penchant artistique et va étudier les beaux-arts à Paris. Il a ainsi l’occasion d’apprendre les rudiments de la nouvelle science du folklore. Il lit des pionniers de cette discipline comme Théodore-Joseph Boudet de Puymaigre, Paul Sébillot, et des romanistes comme Gaston Paris. Il s’établit à Séez, en Tarentaise, où il épouse Victorine-Faustine Mayeur, fille de cultivateurs et il y exerce le métier de peintre. Il entreprend des recherches sur les traditions tarines sans pour cela négliger celles de sa vallée natale. En 1895, il est contacté par Julien Tiersot, à l’époque bibliothécaire adjoint au conservatoire de Paris, chargé par le ministre français de l’Instruction Publique de recueillir les chansons populaires des Alpes françaises. Tiersot, dans son rapport au ministre à la fin de l’enquête sur le terrain, réserve des paroles flatteuses à l’égard de ce montagnard disponible, instruit et surprenant. Il le considère son principal collaborateur à la recherche(43)Tiersot Julien, 1901 « Remontant encore plus loin, nous nous arrêtâmes à Séez. Ici, je trouvai un des hommes qui ont le plus efficacement coopéré à mes recherches et, je puis le dire, un véritable collaborateur. ». Favre avait déjà recueilli pour son compte plus de cent chansons valdôtaines et tarines ainsi qu’un cahier de chansons. Il confie tout ce matériel à Tiersot qui transcrit les mélodies en écoutant Favre lui-même chanter tout le répertoire rassemblé (44)Tiersot Julien, 1901 ! La rencontre avec Tiersot stimule Favre qui poursuit sa collecte dans la Haute-Tarentaise et, par courrier, transmet systématiquement à Tiersot les résultats de ses enquêtes. Il est pratiquement le seul référant de Tiersot pour la Tarentaise.

Favre ne verra jamais l’œuvre de Tiersot publiée : le 13 juillet 1900 il se jette dans les eaux de l’Isère et son corps sera retrouvé quelques jours après. Il était, probablement, désespéré à cause d’une dette qu’il ne pouvait honorer.

Ses écrits ont paru dans les feuilles valdôtaines d’inspiration plutôt libérale : Le Valdôtain, Le Mont-Blanc, L’Almanach du Ramoneur et sur le Bulletin de l’Académie de la Val d’Isère. Plusieurs travaux inédits étaient conservés par la famille Freppaz de Séez et ils ont été publiés, en bonne partie, en 1972, par Bruno Salvadori.

En 1889 paraît en feuilleton sur l’hebdomadaire  Le Valdôtain  la première livraison de Essai sur l’ethnographie du Pays d’Aoste. La première partie est consacrée à l’histoire de la Vallée. L’auteur parle longuement des Ligures et des Celtes en mélangeant d’une manière acritique les rares certitudes avec tout le légendaire ; ensuite, il passe à la description physique des différents types de Valdôtains les mettant en relation avec les Germains, les Celtes, les Ligures, mais aussi les Finlandais, les Irlandais ou les Juifs… Il conjugue les races avec les tempéraments et essaye ainsi d’expliquer les caractères des habitants des différentes communes valdôtaines : c’était la mode de l’époque, hélas. La partie linguistique qui suit souffre des mêmes faiblesses que les précédentes et des pages entières sont consacrées aux langues ligures et celtiques qui ont nourri le lexique des patois valdôtains. Mais, étonnamment, Favre connaît aussi les théories très récentes du linguiste Ascoli Graziadio Isaia et range correctement les patois valdôtains parmi les parlers francoprovençaux(45)C’est en 1873 que G.I. Ascoli déclare la  naissance  du francoprovençal le définissant par rapport à des traits originaux, à la langue d’Oc et d’Oïl et le délimitant à l’intérieur de l’aire galloromane, dans ses Schizzi franco-provenzali. L’article souleva un grand débat entre spécialistes qui dureront pendant des décennies. Cerlogne n’utilise jamais le mot francoprovençal bien que le recueil de ses poèmes (1889) et l’édition de son dictionnaire (1908) paraissent bien après l’essai de Ascoli..

Cette première partie de l’essai, malgré quelques intuitions brillantes, est largement dépassée par les temps. Et, probablement, elle était déjà vieille et dépassée au moment de la rédaction… Le chapitre sur la littérature orale, malgré quelques extrapolations vers les Ligures et les Celtes, est encore actuelle et dénote une certaine connaissance de la littérature scientifique sur le sujet. D’abord, Favre définit avec compétence le domaine de la littérature orale, de la chanson aux légendes, des proverbes à la fête populaire, puis il met en évidence comment cette littérature, loin d’être particulière au Pays d’Aoste, est copartagée par les régions voisines, celles de l’aire galloromane en particulier. Comme déjà Grappein et Orsières, il ne résiste pas à la tentation de nous proposer un portrait du Valdôtain, portrait qu’il élargit aux populations des Alpes occidentales, certainement stéréotypé, mais moins conventionnel que celui de ses deux compatriotes : « Le moindre examen suffit à démontrer la pauvreté d’imagination chez les populations de nos Alpes occidentales. Ne leur demandez pas de grandes conceptions, ne leur parlez pas de vastes entreprises, n’exigez pas d’elles de sublimes élans de dévouement. Les petites vertus domestiques, le bon sens, l’esprit d’ordre et d’économie, un attachement profond pour les anciens usages et un certain esprit de tolérance, voilà leurs bonnes qualités. La platitude de l’esprit, l’étroitesse des vues, une indifférence profonde pour tout ce qui ne touche pas de près à leurs intérêts, une certaine rouerie de maquignon qui est loin de la finesse du Gascon, une lenteur désespérante, une lourdeur maladroite, sont les mauvais côtés que l’observateur mal disposé remarque tout d’abord chez le Valdôtain »(46)Bruno Salvadori, 1972.

L’année après, en 1890, sur le même journal, Favre nous propose un autre feuilleton : Folklore Valdôtain . Il met à côté sa veine d’historien et de théoricien pour celle d’homme de terrain, d’ethnographe. Et c’est à ce titre qu’il donne son mieux. Il présente avec enthousiasme des vieux chants populaires valdôtains, il cherche d’où ils viennent, il compare les variantes, il étale des références littéraires, de Shakespeare à Burns, de Goldsmith à Thomas Moore. Certes, sa prose est un peu surchargée d’images, ses digressions un peu trop fréquentes, son érudition trop affichée mais ses textes transsudent d’enthousiasme, de joie et d’amour pour le Pays. De 1894 à 1898, Favre publie en feuilletons la suite de  Folklore Valdôtain   et intitule la nouvelle série d’articles  Chansons populaires recueillies dans la Vallée d’Aoste . Il divise son corpus en cinq catégories : chants historiques, légendes chantées, chansons pastorales, chansons d’amour et anecdotiques. Un court essai précède la partie plus anthologique. L’auteur, comme d’habitude, place les différents chants dans un contexte élargi et arbore, hélas, toute son érudition, empreinte de  celticisme , en établissant des parallèles incongrus. Presque en passant, il nous rappelle les anciens costumes et les vieilles danses oubliées : « C’est la pavane solennelle où les jeunes filles tiennent leur tablier étendu en éventail, c’est le menuet léger, élégant, c’est la montferrine tourbillonnante qui prête aux gambades folles des garçons et, surtout, le quadrille savant et compliqué de figures diverses où toutes les danses se fondent ensemble, depuis la valse jusqu’à la ronde »(47)Bruno Salvadori, 1972. Dans le chapitre consacré aux chants historiques, Favre rappelle minutieusement l’événement évoqué dans la chanson, enquête sur les sources possibles et prend position dans les cas controversés en exposant ses raisons. Sa présentation, le style un peu redondant à part, est donc très moderne. Dans le chapitre sur les légendes chantées il nous présente une riche moisson de chants narratifs, d’un intérêt certain, en très grande partie oubliés par la tradition moderne valdôtaine. Rappelons encore la belle étude faite avec Joseph-Marie Révial  Le Grand et le Petit-Saint-Bernard  paru dans le Bulletin de l’Académie de la Val d’Isère  et les nombreuses contributions à l’étude des traditions populaires de Tarentaise, parmi lesquelles nous devons rappeler  La vache perdue ; les messes lointaines  où nous trouvons la plus ancienne attestation du mythe fondateur du Valgrisenche.(48)Favre Joseph-Siméon, La vache perdue; les messes lointaines, in L’Echo de Brides les Bains et Salins-Moûtiers, N. 88, 1891 Favre fut aussi peintre et illustrateur. Il illustra, entre autre, les  Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys  de Jean-Jacques Christillin et sa contribution à l’ouvrage, bien probablement, ne se borna pas aux seules illustrations.

L’âge d’or de l’ethnographie: l’abbé Jean-Jacques Christillin et les récits légendaires

Drôle de destin que celui de Jean-Jacques Christillin!

Lin Colliard(49)Historien, paléographe, ancien directeur des Archives Régionales de la Vallée d’Aoste, auteur de nombreuses études sur l’histoire valdôtaine et de La Culture Valdôtaine au cours des siècles (Imp. ITLA, Aoste, 1972), ouvrage monumental sur la production littéraire valdôtaine., dans son ouvrage magistral sur la culture valdôtaine écrivait en 1976 : « Son œuvre qui avait connu un succès éclatant au début de notre siècle, avait par la suite subi un regrettable oubli et ce n’est qu’en ces derniers temps qu’elle s’est de nouveau imposée à l’attention du public grâce aux deux éditions des légendes »(50)Après la première édition qui paraît à Aoste, chez Duc en 1901, l’ouvrage a connu deux rééditions : en 1963 par l’Imp. Marguerettaz d’Aoste et en 1970 par Musumeci, toujours d’Aoste..

Jean-Jacques-Abraham Christillin (1863- 1915)(51)Baptisé Jean-Jacques Christillin, il était couramment appelé Abraham mais il signe Jean-Jacques ses Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys et Jacob ses contes dans La Tradition. Dans un petit manuscrit intitulé Médecine il signe Johannes Jacobus. Dans ses correspondances avec le Mont Blanc, la plupart anonymes, il utilise parfois le pseudonyme Lavallys. est né à Issime le 3 juillet 1863(52)Dans les différentes sources consultées, on trouve des dates de naissance différentes : 1862 et 1863 dans des nécrologies de l’époque; 1864 dans le Dictionnaires Biographiques des Ecrivains Internationaux; l’acte de naissance conservé à la commune d’Issime porte quant à lui la date du 3 juillet 1863. de Jacques Nicolas et de Marie Catherine Hélène Christillin.

Conformément à la meilleure tradition issimienne, son père était maçon et, d’après son livret de travail, il prêta son œuvre appréciée pendant de longues années au Piémont et en Savoie.

La famille était pauvre et le jeune Abraham, comme on l’appelait au village, connaît une enfance laborieuse, se vouant à tous les travaux réservés aux enfants dans nos milieux agricoles de l’époque.

Il entre au séminaire diocésain et suit régulièrement ses études avec quelques difficultés dues à sa mémoire défaillante.

De grande taille, il était surnommé par ses amis la Tour Eiffel. Doué d’un tempérament calme et réfléchi, d’un caractère jovial, il entretient d’excellentes relations avec son entourage. Esprit curieux et ouvert, il se passionne pour les disciplines les plus diverses : sciences, techniques, littérature, langues…

Ordonné prêtre en 1886, il collectionne en peu de temps un nombre impressionnant de vicariats :

« …on le nommait volontiers dans des postes difficiles avec la secrète mission de désarmer par son calme les incandescences de quelques servantes hystériques ou l’humeur jalouse de quelques vieux curés »(53)Romain Vésan, 1998..

Ses idées ouvertes vers un catholicisme libéral éclairé nuisent sans doute à sa carrière ecclésiastique et sont probablement à l’origine de ses pérégrinations.

En décembre 1893, il est nommé recteur de La Trina, petit hameau de Gressoney-Saint-Jean où il restera jusqu’en 1904, occupant ainsi la place qui avait été celle de Jean-Baptiste Cerlogne entre 1889 et 1890. Il est triste de constater comment trois éminents membres contemporains du clergé valdôtain, J-B Cerlogne, Aimé Gorret et notre auteur, qui ont illustré notre culture dans des domaines assez proches, qui ont joui de l’amitié de rois, princes et personnalités éminentes sur le plan international, aient connu les mêmes expériences de vicaires toujours en mouvement, de recteurs dans des villages isolés et de curés hors du diocèse, signe évident d’un manque de syntonie avec la hiérarchie ecclésiastique valdôtaine.

Les neuf ans d’ «exil» à La Trina sont pour Christillin très enrichissants du point de vue humain et culturel. Bien qu’à l’écart, il reçoit des visites, entretient des relations avec des personnalités du monde culturel, s’adonne aux observations scientifiques qui lui sont chères et, surtout, écrit les Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys qui feront sa fortune littéraire.

Cet ouvrage, édité en 1901, parut, paraît-il, grâce à la contribution financière de la Reine Marguerite qui effectuait de longs séjours à Gressoney-Saint-Jean. La Reine demanda un jour à Christillin quelque chose à lire sur la Vallée d’Aoste; elle reçut ainsi le manuscrit des légendes qu’elle apprécia beaucoup. À connaissance des difficultés économiques de l’abbé, elle se chargea des frais d’édition de l’œuvre(54)Dans Una nobile vita-l’Abate J-J Christillin, nécrologie anonyme parue sur un journal, probablement piémontais. La coupure de journal m’a été fournie par Grat Vésan junior..

L’ouvrage est l’objet de recensions flatteuses en Vallée d’Aoste et ailleurs et reçoit un excellent accueil dans les milieux scientifiques. Cet accueil a été tellement favorable que Légendes et récits eut l’honneur en 1908 d’une édition italienne, préfacée par Antonio Fogazzaro. Peu d’auteurs valdôtains peuvent se vanter d’avoir été traduits.

C’est probablement à la période de La Trina que nous devons la collecte des dix contes de Cogne parus dans la revue La Tradition entre 1902 et 1905. Ces dix contes, ignorés en Vallée d’Aoste mais bien connus par les spécialistes, représentent à l’heure actuelle un petit mystère : dans ses pérégrinations, Christillin n’a cependant jamais exercé son ministère ni séjourné à Cogne et on ne lui connaît pas d’amis susceptibles de l’avoir renseigné. A moins que ce ne soit Joseph-Siméon Favre.

Mais les jours tranquilles et laborieux de La Trina devaient se conclure d’une bien désagréable manière et Christillin doit émigrer à Turin : «Il s’établit à Via dei Mille et c’est là que nous le reverrons bien souvent dans une pauvre chambre où il verra tout sauf le bonheur. Il souffrit la faim, le froid, les persécutions, les contradictions, les ennuis des créanciers, tous les tours de la mauvaises fortune »(55)Romain Vésan, 1998..

Grâce à ses relations, il devient précepteur des enfants de deux familles nobles piémontaises : le comte de San Marzano et le marquis de La Tour.

Homme d’une culture encyclopédique, il parlait à la perfection le français, l’allemand et l’italien et il se débrouillait en anglais, tout en pratiquant aussi son dialecte maternel toitschu, le francoprovençal et le piémontais.

Passionné de voyages, il a ainsi l’opportunité de suivre ses employeurs dans leurs randonnées en Europe. Il visite en particulier la Suisse, l’Allemagne, la France et l’Angleterre, «Il a visité à peu près toutes les capitales d’Europe et les principales villes»(56)Romain Vésan, 1998..

Il devient ensuite missionnaire de l’Opera Bonomelli, qui exerçait son apostolat auprès des émigrés italiens en Europe. Il occupe les secrétariats de Briey et de Tucquegnieux en Meurthe-et-Moselle, puis est nommé directeur de l’œuvre bonemelienne à Gretchen, en Suisse, où la mort le surprend. Il devait être transféré à Paris où il avait toujours espéré pouvoir vivre(57)Alexis Bétemps, 2001..

La documentation, conservée par la famille et que j’ai pu consulter, se rapporte à la période d’apostolat en Vallée d’Aoste et va de 1879 aux premières années du XXème siècle.

Je n’ai donc rien de nouveau sur la dernière période de sa vie probablement la plus riche et intéressante, celle de son séjour à Turin et de ses missions pour l’Opera Pia Bonomelli.

Jean-Jacques Christillin avait donc une taille imposante et une vitalité inépuisable. Passionné d’alpinisme, tout en ne pouvant pas afficher un palmarès comparable à celui d’Aimé Gorret, il s’est quand même distingué en escaladant plusieurs pics dont ceux du Massif du Mont Rose en premier lieu. Lors de son séjour à Turin il pratique la boxe pour sa défense personnelle et, à ce qu’il paraît, il a même eu l’occasion de s’en servir.

Sa vivacité intellectuelle fait pendant à sa vigueur physique.

Il était doué dans plusieurs disciplines, les sciences d’abord : dans ses notes nous trouvons plusieurs textes se rapportant à des expériences de physique, une lettre à un journal local où il conteste la nouvelle publiée d’une aurore boréale en Vallée d’Aoste en 1883 et il propose son explication du phénomène, des notation météorologiques, des inventaires de plantes et de fleurs; il s’intéresse à la médecine populaire puisqu’il transcrit plusieurs remèdes pour guérir les différents maux y compris la recette pour un élixir de longue vie; il ne dédaigne pas non plus la cuisine, transcrivant des recettes apprises au hasard de ses pérégrinations.

Il note des vieux chants valdôtains, parmi lesquels une belle version de la complainte du Juif errant. Il aimait chanter comme la plupart des Valdôtains. Son ami et confrère Romain Vésan avoue avoir appris plusieurs chansons de l’abbé Christillin. Il jouait aussi, paraît-il, de l’harmonium et du violon.

Il adorait les mots d’esprit : sa conversation était brillante et, à ce qu’il paraît, pétillante et riche en boutades.

Archéologue, d’après le Dictionnaires Biographiques des Écrivains Internationaux, « il a étudié les ruines de 37 châteaux du Moyen Age ». Malheureusement nous n’avons rien retrouvé sur cette recherche.

Personnalité polyvalente comme beaucoup d’érudits de sa génération, il avait un penchant marqué pour le collectionnisme : minerais, herbes et fleurs, timbres-poste, images pieuses, noms curieux ou rares, anecdotes, calembours, contes et récits.

Il entretient aussi une correspondance nourrie avec ses confrères et avec des personnalités du monde de la culture.

Dans ses notes, nous retrouvons quelques brouillons de lettres et des listes d’adresses, parmi lesquelles celle de la rédaction de la revue La Tradition, celle du Club Alpin de Londres, celle de Joseph-Siméon Favre, etc.

Son œuvre la plus importante est sans aucun doute Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys. L’auteur nous accompagne dans un parcours merveilleux, de Pont-Saint-Martin à Gressoney-la-Trinité, visiter les centaines de légendes qui on marqué les rochers, les lacs, les ponts, les alpages ou les châteaux de la Valleise. Ce sont des récits qu’il a recueilli de la vive voix de témoins de son temps et qu’il a pensé transcrire pour «… sauver de l’oubli beaucoup de traditions pleines de charme… »(58)Jean-Jacques Christillin, 1901.. Il le fait avec un style concis, sans rien concéder à l’emphase. C’est la parole du témoin qui prime sur la plume de l’écrivain. Ce qui a bien été mis en évidence par Antonio Fogazzaro qui a signé la préface de la traduction en italien : « Il signor abate Christillin vi ha messo del proprio il meno che ha potuto e ha fatto bene »(59)Jean-Jacob Christillin, 1908. «Monsieur l’abbé Christillin a mis le moins possible du sien et il a bien fait ».. En plus, l’œuvre de Christillin a le grand mérite d’être exhaustive, si ainsi on peut dire, ayant l’auteur enquêté sur une zone géographique précise et limitée. Ce recueil, avec la collecte de chansons de Favre fournie à Tiersot, représentent la plus grande contribution valdôtaine du XIXe siècle à l’ethnographie alpine. Quant aux dix contes de Cogne publiés de 1902 à 1905 dans la revue La Tradition de Paris, ils représentent une moisson précieuse d’une production littéraire rare en Vallée d’Aoste, celle des contes merveilleux qui avaient suscité l’admiration de Paul Delarue. Ils seront réédités en 1992 en Vallée d’Aoste où personne n’était au courant de l’existence de cet ouvrage !

En conclusion aux Contes et récits, Christillin écrit un chapitre de Mélanges et variétés où il présente les principaux usages traditionnels de la Valleise, profanes et religieux.

Pour ce qui est des traditions religieuses, il faut rappeler le chanoine Pierre-Antoine Cravel (1849-1910) de Brusson qui recueillit les coutumes religieuses et les usages populaires de dix-huit paroisses valdôtaines. Son œuvre demeura inédite et, à la mort de l’auteur, il finit dans les mains de Jules Brocherel. Le manuscrit, sera finalement publié par Lin Colliard en 1969(60)Pierre-Antoine Cravel, 1969. et l’œuvre de Cravel, souvent utilisée sans même être citée, obtient la juste reconnaissance.

Jean-Baptiste Cerlogne le patois et les almanachs de fin de XIXème siècle

C’est à Barbania, au Piémont, que Jean-Baptiste Cerlogne rédige et imprime son premier almanach : « Dzan Pouro. Armanaque dou velladzo ».

Jean-Baptiste Cerlogne (1826-1910) est né d’une famille paysanne, à Cerlogne, hameau de Saint-Nicolas. Comme tous les enfants de l’époque, très jeune déjà, il aide la famille dans les travaux de la campagne. A 7 ans il part à Marseille comme petit ramoneur. Là, il travaillera aussi dans des hôtels jusqu’à son retour pour participer à la première guerre d’indépendance italienne. Grandi à la montagne dans la pauvreté qui l’accompagnera sa vie durant, éduqué à la piété chrétienne et au respect pour la famille, il mûrit un amour sincère et profond pour le Pays, la Vallée d’Aoste. Les études tardives lui permettront de mieux servir son Dieu tout en chantant en patois, poète inégalé, la quotidienneté profonde de son peuple. Il est ordonné prêtre en 1864, à 38 ans, et il devient curé de Champdepraz après avoir fait le vicaire dans plusieurs paroisses valdôtaines (1870). En 1879, il est recteur à Saint-Jacques d’Ayas et laissera son poste en 1884 à Aimé Gorret pour rejoindre la rectorie de La Trina, à Gressoney où il restera jusqu’en 1891. Il vend sa vigne à Champdepraz pour payer l’impression de ses poésies et, en 1891, va faire le chapelain , dignité ecclésiastique comparable à celle de recteur, à Barbania, au Piémont,  suivi de « sa vieille servante de 67 ans, de son chat et de sa petite machine à imprimer »(61)Jean-Baptiste Cerlogne, 1902 qu’il avait achetée à Milan quatre ans auparavant. Il y reste jusqu’en 1901 après s’être chargé de sept chapellenies différentes. En 1901, il est nommé recteur de Vieyes d’Aymavilles et, en 1903, vieux et malade, il se retire au Prieuré de Saint-Pierre, puis à Villeneuve chez un compatriote de Saint-Nicolas. En 1910, il est accueilli à la cure de Saint-Nicolas où il meurt en automne de la même année. Cerlogne rédige et imprime son almanach à Barbania. Cela a été, peut-être une manière de vivre son Pays tout en étant éloigné. Il l’écrit entièrement en francoprovençal, ce qui est une nouveauté en absolu. Les textes en francoprovençal sont encore très rares dans le panorama littéraire valdôtain : ses feuilles volantes et ses « Poésies en dialecte valdôtain » à part, publiées en 1890, deux ans seulement avant la parution de l’almanach. Les deux seuls numéros de Dzan Pouro paraissent en 1892 et 1893, composés de quelques pages uniquement. Après le calendrier et les informations sur les astres, ils offrent une dizaine de récits pour rire et sourire, séparés les uns des autres par des proverbes et des dictons. Cerlogne lui-même, dans sa courte introduction précise que son almanach a comme but « de récréer ses compatriotes par un délaissement honnête, durant les longues soirées d’hiver et favoriser l’esprit de famille ». Ce n’est pas grand-chose, mais la proposition de Cerlogne, rompt avec la tradition des almanachs précédents et donne finalement la parole au peuple, par l’intermédiaire d’un fils du peuple qui n‘a jamais oublié sa souche. Dzan Pouro prépare le chemin à un autre almanach qui paraîtra la première fois en 1895, comme étrenne de l’hebdomadaire Le Mont-Blanc : Le Ramoneur . Le Mont-Blanc, hebdomadaire d’inspiration libérale(62)Gianna Cuaz Bonis et Paolo Momigliano Levi, 1998., de propriété de l’imprimeur Edouard Duc, venait de prendre la relève du Valdôtain et paraîtra pendant 45 ans, jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale. Ce nouvel almanach, écrit essentiellement en français, tout en accueillant parmi ses collaborateurs l’abbé Cerlogne, n’est pas rédigé par des « fils du peuple », mais par une belle équipe d’intellectuels ouverts sur les problématiques liées aux classes défavorisées, les paysans d’abord puis les ouvriers, dont le poids deviendra prédominant au XXe siècle. Tout en dénonçant les conditions déplorables des classes populaires et avançant des propositions pour les améliorer, Le Mont-Blanc ainsi que son almanach Le Ramoneur s’ouvre aussi à la production littéraire du peuple, du peuple valdôtain en particulier : chants, légendes, proverbes, etc. Le premier numéro illustre son titre et presque la totalité des articles publiés parlent des ramoneurs, des petits ramoneurs en particulier. Comme l’on sait, le travail de ramonage a été, pendant des siècles, une spécialité savoyarde et valdôtaine. L’équipe des collaborateurs est extraordinaire et rassemble quelques personnalités étrangères éminentes et les meilleures plumes de la Vallée : l’avocat grenoblois Henri Ferrand, ami de l’abbé Gorret, alpiniste et écrivain, l’alpiniste anglais Budden, Louis-Napoléon Bich, président du Comice Agricole, Victor Manzetti, violoncelliste et poète, Oyen Mellé, professeur à l’Académie Militaire de Turin, Jean-Baptiste Cerlogne, Joseph-Siméon Favre, Jean-Antoine Farinet alias Tonin de l’Arba journaliste réputé et, bien sûr, Edouard Duc, le propriétaire du Mont-Blanc. Dans son deuxième numéros, deux autre collaborateurs prestigieux s’ajoutent : Vallys, pseudonyme de Jean-Jacques Christillin et Edelweiss, comme signait l’épouse d’Edouard Duc, Joséphine Teppex qui débute sa belle carrière de rédactrice du Mont-Blanc et de conteuse délicate qui s’inspire des récits populaires. Contrairement à Christillin, soucieux de reproduire les témoignages littéraires du peuple de la manière la plus fidèle possible, Joséphine Teppex interprète la tradition et développe à sa manière le motif légendaire traditionnel. Elle doit être considérée, ainsi, plus une femme de lettres qu’une scientifique, plus une conteuse qu’une ethnographe(63)Josephine Duc-Teppex, 1976. Le Ramoneur paraîtra jusqu’en 1926 tout en connaissant plusieurs interruptions. Mais entre temps, à partir de 1912 paraît le Messager Valdôtain, fondé par le jeune Jacquême, grand espoir des lettres valdôtaines, qui mourra en guerre quelques années après. Mais son almanach continue à paraître régulièrement encore de nos jours pour entrer, bien accueilli, dans toutes les familles valdôtaines.

Le vingtième siècle ou la crise des vocations

Tous les grands folkloristes de la fin du XIXe siècle meurent avant la fin de la première guerre mondiale : Joseph-Siméon Favre (1900), Amé Gorret (1907), Jean-Baptiste Cerlogne et Pierre-Antoine Cravel (1910), Jean-Jacques Christillin (1915), Tancrède Tibaldi (1916), Jacquême (1917). Benjamin Baudin mourra de la grippe espagnole tout juste après, en 1922. Et ils n’auront pas de continuateurs. Les temps n’étaient plus favorables à une approche ethnologique telle que celle des pionniers. La recherche passionnée des anciens usages et savoirs, partagés, en grande partie, avec les communautés galloromanes voisines du Valais et de la Savoie, n’est plus dans l’esprit des temps. L’âge des nationalismes obtus a commencé. L’ethnologie italienne de la fin du XIXe siècle était presque unanime sur l’idée que la culture populaire italienne était la somme d’une grande quantité de cultures régionales, souvent bien différentes entre elles. C’était là une évaluation correcte et, dans cette perspective, la culture valdôtaine, dans toute sa diversité, aurait très bien pu faire partie de la mosaïque italienne. Mais à partir de cette constatation de l’évidence, acceptée un peu par tout le monde, il y avait deux attitudes différentes face à l’avenir envisagé pour ces différences culturelles. Des personnalités comme Aldobrandino Mochi et Lamberto Loria tendent à considérer les différences comme des richesses culturelles à sauvegarder. Loria avait eu dans sa jeunesse des expériences auprès de populations dites primitives en Océanie et cela l’avait certainement marqué. Mais il y avait aussi un courant de l’ethnographie inspiré par celui qui est considéré parfois le père de l’ethnographie italienne : Giovenale Veggezzi-Ruscalla. Pour lui, l’ethnographie, en étudiant les comportements des peuples, doit servir à ceux qui les gouvernent(64)Sandra Puccini, 2005. Cette conception, qui n’est pas une invention de Vegezzi-Ruscalla, est une des idées, pas toujours clairement avouée, qui sont à l’origine même de l’ethnographie mondiale. N’oublions pas que l’ethnographie a été d’abord une science coloniale, prônée dans les grands empires de l’époque, tels que ceux de la Grande-Bretagne ou de la France. Dans cette optique, l’ethnographie devient un instrument de contrôle social pour les puissances coloniales. Evidemment, cette deuxième option ne pouvait pas être en syntonie avec les sentiments valdôtains. Mais, au-delà de ce type d’instrumentalisation liée à des moments historiques particuliers, la recherche ethnographique est neutre, en elle-même. Ainsi, elle est conforme aux attentes, soit de ceux qui se réjouissent des différences et souhaitent les conserver, soit de ceux qui veulent les connaître pour mieux les uniformiser à un stéréotype plus facilement gouvernable. Comme cela, de grands projets comme celui de l’exposition nationale de 1911 pouvaient profiter des contributions des savants se reconnaissant dans les deux tendances. Dans un jeune état comme l’Italie de la fin du XIXe siècle, à la recherche de sa propre identité, avec de gros problèmes de compréhension et d’entente entre les différentes communautés naturelles, avec des ambitions internationales croissantes, il n’est pas étonnant que la ligne gagnante sera celle de Giovenale Veggezzi-Ruscalla. Veggezzi-Ruscalla était bien connu en Vallée d’Aoste puisqu’il avait écrit en 1861, au lendemain de l’unification italienne, un pamphlet qui niait le droit des Valdôtains à la langue française et qui avait provoqué l’indignation générale, mettant d’accord Libéraux et Conservateurs(65)La réponse, sollicitée par l’administration communale de la ville d’Aoste, dure et documentée, lui viendra immédiatement (1862) du chanoine Edouard Bérard, au nom de la Vallée d’Aoste toute entière. Le nom de Veggezzi-Ruscalla fut utilisé pendant un siècle et parfois il l’est encore aujourd’hui, pour flétrir qui met en discussion le droit à la langue française de la communauté valdôtaine.. Il ne pouvait donc pas être un ambassadeur de la nouvelle science crédible en Vallée d’Aoste. Les mouvements nationalistes italiens qui, en Italie, aboutiront rapidement au fascisme adopteront ce type d’ethnographie agressive qui pourrait être synthétiquement décrite par la formule « connaître pour gouverner ». A la lumière de ces nouvelles tendances idéologiques, nous pouvons facilement comprendre comment, en Vallée d’Aoste, n’existaient plus les conditions nécessaires pour continuer ce type de recherche. Et ce n’est pas un cas que l’espace de l’ethnographie valdôtaine sera occupé en manière presque exclusive(66)Seule exception digne de note est le petit livre d’Anaïs Ronc Désaymonnet, In Val di Cogne, Ivrea, 1929. Il s’agit d’un court essai sur les traditions de Cogne complété par une belle petite moisson de contes. L’auteur est une jeune institutrice qui s’illustrera plus tard, le fascisme tombé, par des récits et des poèmes en patois sous le couvert du pseudonyme Tanta Naïs., entre 1920 et 1950, par une personnalité comme Jules Brocherel, fonctionnelle au régime fasciste, qui s’occupera essentiellement de culture matérielle sans trop toucher les domaines qui auraient pu rappeler aux Valdôtains leur appartenance culturelle à l’aire galloromane(67)Alexis Bétemps, Jules Brocherel…, 2000.

L’ethnographie valdôtaine et le contexte européen

L’ethnologie italienne, tout du moins celle qui est officielle, entre donc dans un tunnel où l’air se fait de plus en plus irrespirable. Tendance qui s’affirmera aussi dans les pays à régime totalitaire, tel que l’Allemagne et d’autres encore. Ce tunnel aboutira au fascisme et à son utilisation instrumentale de l’étude des traditions populaires. Les frontières commencent à peser lourd sur la culture et cela est une expérience tout à fait nouvelle pour les intellectuels valdôtains habitués à de plus grands espaces. Si l’on pense, surtout, à l’étendue des amitiés et des connaissances de nos premiers folkloristes ! Bien sûr, c’est surtout dans l’univers francophone qu’ils planent de préférence mais cet univers, à l’époque, était bien plus étendu qu’aujourd’hui : le français était connu aussi dans le monde germanophone et anglophone et était encore une langue à très large diffusion mondiale. Au Piémont, en particulier, l’élite intellectuelle était bilingue et, généralement, les Piémontais utilisaient volontiers le français et ils s’adressaient à leurs correspondants valdôtains en langue française, tout comme les membres de la Maison royale. Amé Gorret était ami intime du roi Victor-Emmanuel II et de la reine Marguerite aussi, tout comme Jean-Baptiste Cerlogne et Jean-Jacques Christillin. L’abbé Gorret, plutôt délaissé par ses collègues et compatriotes, était très apprécié dans les milieux des alpinistes piémontais et dauphinois en particulier. Guido Rey était son ami fraternel et s’occupera même de l’abbé dans sa vieillesse; c’est à la suite de ses sollicitations que Gorret écrira son autobiographie. L’avocat Henri Ferrand de Grenoble, fondateur et longtemps président de la Société des Touristes dauphinoise, auteur de nombreux écrits sur la toponymie alpine a été son ami fidèle et affectionné(68)Alexis Bétemps, 2007. Un autre ami sincère a été l’alpiniste anglais Richard Henry Budden, entre beaucoup d’autres choses, directeur de la revue « Le Touriste » de Florence, pour laquelle Gorret a écrit de nombreux articles. Gorret comptait aussi des amis dans le monde scientifique tels que le botaniste Lino Vaccari ou le géologue Martino Baretti.

Jean-Jacques Christillin aussi était un esprit cosmopolite. Polyglotte, il était en bonne relation avec la cour et la petite noblesse piémontaise. Il était ami de Fogazzaro qui préfaça la traduction en italien de ses Légendes et récits de la Vallée du Lys. Il publia ses dix contes de Cogne sur une revue importante pour l’ethnographie comme la revue parisienne La Tradition(69)En 1887, Henry Cornoy sortit de la revue que Paul Sébillot avait fondée une année auparavant La Revue des Traditions populaires et fonda La Tradition, revue traitant des mêmes arguments mais avec des ambitions plus littéraires.. Pour y arriver, au de là de la qualité de ses écrits, il fallait bien qu’il ait connu quelqu’un de bien introduit.

Mais la personnalité la plus étonnante pour le nombre et la qualité de ses relations est l’humble prêtre de Saint-Nicolas, ancien ramoneur et cuisinier du séminaire d’Aoste, réservé et un peu rustre, apparemment : Jean-Baptiste Cerlogne. Cerlogne est en contact avec tous les principaux romanistes européens de l’époque : le français Paul Meyer, le phonéticien abbé Pierre Rousselot, le suisse Jean Jeanjacquet du Glossaire des Patois Suisses Romands, Henri Morf, philologue de l’Université de Zurich, le romaniste italien Luigi Zuccaro e le dialectologue Carlo Salvioni, Paul Mariéton, président de la Société des Félibres de Paris, et le grand poète provençal Mistral. Un discours à part mérite sa correspondance avec le comte Constantin Nigra avec qui Cerlogne échangea de nombreuses informations. Entre autre, Nigra achète pour 1000 lires les quatre mille mots de patois qui seront publiés à son nom dans le petit dictionnaire qui paraîtra posthume !

L’abbé Gorret avait une grande renommée et ses relations intellectuelles et scientifiques sont relativement faciles à reconstruire ; pour ce qui est de Christillin et de Cerlogne des archives privées sont conservées et une partie de leur correspondance épistolaire est connue ; quant à Favre et à Tibaldi, malheureusement, il ne nous reste que très peu de choses. Heureusement, les contacts de Tibaldi avec Lamberto Loria en vue de l’exposition de Rome de 1911 sont très bien documentés. Mais c’est presque tout ce que nous connaissons de ses rapports avec l’extérieur.

De Favre, nous savons qu’il avait suivi à Paris les cours de Sébillot et qu’il avait collaboré ensuite avec Julien Tiersot pour l’enquête sur le chant populaire dans les Alpes françaises. Homme de vaste culture littéraire, il cite souvent Montaigne, Victor Hugo et, surtout, Gérard de Nerval ; il connaît bien sûr les classiques universels comme Dante et Shakespeare  et des auteurs anglais comme Burns, Thomas Moore, Walter-Scott et Goldsmith ; il semble connaître un peu moins les auteurs allemands mais il cite quand même Goethe, Heine, Schiller et Uhland. Nous ne savons pas s’il a eu des contacts directs avec les folkloristes de l’époque mais il est certain c’est qu’il connaissait bien toute la littérature folklorique de l’aire galloromane, celle sur le chant populaire en particulier. Il cite Puymaigre et Auricoste pour la Lorraine, Tarbé pour la Champagne, Beaurepaire pour la Normandie, Bochan pour la Franche-Comté, Bujeaud pour l’Ouest, Champfleury et Montjoie pour la France en général. Il connaît l’œuvre de Costantin Nigra pour le Piémont et probablement aussi les principales collectes italiennes qui l’intéressent moins puisque, dit-il : « Les collectionneurs italiens ne pouvaient admettre dans leurs recueils les produits d’une langue qui n’était pas la leur »(70)Littérature orale du Pays d’Aoste, in Salvadori, 1976..

Le long silence de l’entre deux guerres

Pour conclure, il me paraît indispensable de jeter un coup d’œil rapide sur ce qui suit la génération des pionniers. La période qui va de la première guerre mondiale à la fin de la seconde est dominée par la personnalité et le travail de Jules Brocherel(71)Pour ce qui est de Brocherel, il existe une longue bibliographie à laquelle je renvoie pour toute information supplémentaire. Voir surtout : Bétemps Alexis, 2000, Perrin Joseph-César, 2001, Omezzoli Tullio, 2001.. Brocherel, après l’expérience extraordinaire de la revue « Augusta Praetoria » qui fera connaître la Vallée d’Aoste dans les milieux scientifiques internationaux, tournera ses intérêts scientifiques vers la culture matérielle. Précocement converti au fascisme, il entreprend une carrière extraordinaire dans les institutions italiennes préposées à la sauvegarde et à la promotion des traditions populaires : de 1926 à 1929 il est membre du « Consiglio Centrale dell’ente nazionale delle piccole industrie » ; en 1929, il entre dans le « Comitato Nazionale Italiano per le Tradizioni popolari » et, en 1939, il est nommé « fiduciario regionale della regia Commissione per la revisione della toponomastica della carta d’Italia ». Il devient ainsi le référent principal de presque tous les chercheurs qui viendront en Vallée d’Aoste. Et il y en a de très fameux. Je me bornerai ici à les signaler, tant pour rappeler leur travail, vu qu’on n’en parle pas souvent. Robert Hertz (1881-1915) élève de Durkheim, il séjourne en 1911 à Cogne, probablement conseillé par la famille Farinet. Il étudie le culte de saint Besse et publie en 1912, Saint Besse. Etude d’un culte alpestre(72)In Robert Hertz, 1980, essai qui demeure un texte fondamental pour l’ethnologie alpine et exemplaire pour la méthodologie suivie.

Estela Canziani (1887-1964), ethnologue et peintre anglaise, qui étudia les Alpes occidentales, Savoie, Piémont et Vallée d’Aoste en particulier. En 1913, elle publie sa recherche Piedmontese folklore, traduite en italien et publiée en 1917(73)Estela Canziani, 1993. A l’époque, la Vallée d’Aoste faisait partie du Piémont, ainsi Canziani lui consacre un long chapitre. Elle écrit sur Ayas, sur le combat des vaches, sur Cogne, sur la Confrérie de la Sainte-Croix à Aoste, sur les traditions et les croyances, sur saint Grat, sur la borna dou Croquet de Valgrisenche.

Le Piémontais Giuseppe Cassano en 1914, publie à Aoste, chez J. Brivio et J. Vittaz, La vie rustique et la philosophie dans les proverbes et dictons valdôtains, ouvrage extrêmement riche et documenté, maintes fois reédité.

En 1922, la grande ethnologue autrichienne d’origine juive, Eugénie Goldstern (1884-1942) passe trois mois en Vallée d’Aoste. Elle s’établit à Cogne mais visite presque toutes les vallées. Elle s’intéresse surtout à l’architecture rurale. Elle publie une partie de sa recherche sur la revue d’ethnologie de Vienne(74)Eugénie Goldstern, in Wiener Zeitschrift fur Volkskunde, Wien, 1923. En 2007, le Musée Dauphinois de Grenoble traduit en français et publie l’opera omnia à l’occasion d’une grande exposition sur Goldstern. Parmi les textes traduits, l’inédit Les types de maisons du Val d’Aoste.(75)Eugénie Goldstern, 2007

Paul Scheuermeier (1988-1973), dialectologue, il est rédacteur du grand projet de l’Atlas de l’Italie et de la Suisse (AIS) conçu par deux élèves de Gilliéron, les romanistes suisses Karl Jaberg de l’université de Berne et Jakob Jud de l’Université de Zurich. Les recherches démarrent en 1919 et s’achèvent en 1928, Ce projet se caractérise par l’intérêt que les chercheurs accordent à la culture matérielle, conformément à la conviction que noms et choses,(76)C’est le mouvement d’idées, particulièrement vivace dans les pays germanophones, mieux connu comme Wörter und Sachen. Le professeur Fritz Krüger, de l’université de Hambourg était considéré le chef de file de cette tendance donc dialectologie et ethnographie, vont toujours ensemble. L’enquête valdôtaine est faite pendant l’été 1928 et elle représente la conclusion du projet. Les enquêtes de Scheuermeier son réalisées à Rhêmes-Saint-Georges, Saint-Marcel, Brusson et Chamois.(77)Alexis Bétemps, 1999

En 1928 et 1929, Werner Walser, dialectologue de l’Université de Zurich, élève de Gauchat, séjourne en Vallée pour une étude sur la phonétique des patois valdôtains. En 1937, à Aarau, il publie Zur Charakteristik der Mundart des Aosta-Tales.(78)Les traits caractéristiques du patois valdôtain Dans cet ouvrage, Walser doit ses informations à un paysan cognein âgé de 72 ans et à un cocher-aubergiste de 78 ans. Sas recherche est complétée de nombreuses photos, de Cogne et de Valsavarenche surtout.

En 1936, Ugo Pellis (1882-1943), rédacteur de l’Atlante Linguistico Italiano (ALI), vient aussi en Vallée d’Aoste pour une enquête. Il contacte Brocherel qui lui fait rencontrer les témoins nécessaires. L’ALI, cependant, est un atlas éminemment linguistiques et le principal intérêt qu’il présente, sous le point de vue ethnographique, est l’abondante documentation photographique.

Wilhelm Giese, de l’Université de Hambourg, élève de Fritz Krüger, séjourne à Cogne en 1938. Sa recherche axée sur la maison rurale, s’occupe aussi du mobilier et, finalement, de la langue et de la vie quotidienne des habitants. La recherche est complétée par des croquis très détaillés et une bonne documentation photographique.

Quant à Arnold Van Gennep (1873-1957), le discours est plus complexe. Il essaya à maintes reprises de s’intéresser à la Vallée d’Aoste sans, probablement, pouvoir établir la collaboration souhaitée avec des correspondants valdôtains. Dès le début, Van Gennep avait misé sur Jules Brocherel. Malheureusement, tout ce qui est lié au social, aux comportements, à l’imaginaire ne semble pas avoir retenu trop l’attention de Brocherel. Même la lettre envoyée à la revue Augusta Praetoria le vingt décembre 1919 par Arnold Van Gennep, ethnologue de renommée internationale, estimateur de la revue valdôtaine, accompagnée d’un exemplaire de « En Savoie : du berceau à la tombe » et de la proposition de collaboration, n’a pas eu le pouvoir de le stimuler. Il ne publiera même pas le questionnaire comme Van Gennep avait demandé explicitement et le livre sur la Savoie sera recensé par Joseph Lale Démoz sur le numéro 1-2 d’ « Augusta Praetoria » de 1920. Après avoir brièvement analysé les contenus de l’ouvrage, Lale Démoz concorde avec l’auteur sur l’opportunité d’insérer des données valdôtaines dans le corpus pris en considération, sans cependant annoncer un engagement valdôtain dans le cadre de cette collaboration. Il signale les travaux inédits de Cravel et ajoute « espérons un jour de reprendre ce travail et le mener à bonne fin ». Et dire que Van Gennep s’était même proposé pour le traitement des données. « Si vous n’avez personne spécialisé dans le folklore, je vous propose de m’envoyer les réponses ; je compilerai l’article pour votre revue et indiquerai les points de détail sur les sujets qui présentent un intérêt spécial ou qui sont insuffisamment connus… »

La rencontre de Florence avec Van Gennep en 1929, dix ans après, à l’occasion du premier congrès national sur les traditions populaires, convainc apparemment Brocherel à collaborer avec un peu plus d’intensité à la recherche sur les étapes de la vie, du berceau à la tombe. En effet, en 1930, Brocherel publie sur « Lares » deux questionnaires qui seront envoyés à des témoins privilégiés dans plusieurs communes valdôtaines. Aux Archives Historiques Régionales, dans le fonds Brocherel, sont conservés 25 questionnaires remplis la plupart des fois d’une manière fort fragmentaire. Dans plusieurs d’entre eux, le compilateur, probablement, reprend tout bonnement ce qui avait déjà été écrit par Cravel. La correspondance avec Van Gennep s’interrompt en 1932 et dans l’oeuvre colossale de l’ethnologue français, les références à la Vallée d’Aoste demeurent rares, signe évident qu’il n’a pas reçu beaucoup d’informations du côté valdôtain.(79)Alexis Bétemps, 2000

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Notes

Notes
1 J’utiliserai, dans mon texte, les mots ethnologie, ethnographie et anthropologie culturelle dans l’acception de Claude Lévi-Strauss laissant à côté d’autres définitions et sans entrer dans des débats terminologiques. Selon Lévi-Strauss, anthropologie, ethnologie et ethnographie ne sont ni des disciplines séparées ni des façons différentes de concevoir la même discipline. Ces trois mots indiquent au contraire trois phases de la même recherche. L’ethnographie s’occupe de l’observation et de la description des groupes humains et de leurs particularités dans une optique plutôt monographique ; l’ethnologie est l’étude comparative des documents rassemblés par les ethnographes ; l’anthropologie, s’appuyant sur les deux phases précédentes, s’occupe de l’homme dans le sens large du mot, dans un dialogue suivi avec toutes les disciplines qu’on définit « sciences humaines » (l’histoire, la linguistique, la psychologie, la sociologie, la philosophie…)
2 Poirier Jean, Histoire de la pensée ethnologique, in Ethnologie générale, Collection La Pléiade, Gallimard, 1968.
3 Berton Robert, 1996.
4 Perrin Joseph-César, César Emmanuel Grappein. Mémoires et écrits inédits. Conseil de la Vallée d’Aoste, Musumeci Editeur, Quart (Vallée d’Aoste), 2005.
5 Voir Perrin Joseph-César, 2005, page 446
6 Voir Perrin Joseph-César, 2005, page 448 : « La religion doit être aimable et plaire au cœur des fidèles ».
7 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981
8 C’est Lin Colliard, autre habitant de Chambave (Tsambozar) illustre, qui, avec force et rigueur, propose l’œuvre d’Orsières à l’attention des Valdôtains. Colliard Lin, 1976
9 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, pages 144-162
10 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 146
11 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 151
12 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 298
13 Le combat des vaches à Vertosan.
14 Essai sur l’ethnographie du Pays d’Aoste, in Bruno Salvadori, 1972.
15 Ginzburg Carlo, 1980
16 Les informations sur le calendrier des bergers me viennent de l’ami Pierre Dubuis, historien médéviste, professeur aux universités de Lausanne et de Genève, que je remercie.
17 John Grand-Carteret, Les almanachs français, 1600-1895. Cité dans Braida Lodovica, 1989
18 Braida Lodovica, 1989
19 Borettaz Omar, 2005.
20 Colliard Lin, 1976.
21 Arrivé par les montagnes quand la séance était déjà commencée » Procès-verbal de la séance in Bolletino del CAI n° 16, 1869, p. 307.
22 Les trois discours de Varallo in Bolletino del CAI n° 16, 1869, p. 314.
23 D’une mission littéraire des alpinistes italiens.” Bulletin du CAI 1874 p. 81-87.
24 Baretti Martino, Ai soci del Club Alpino Italiano, Bulletin du CAI 1882, p. 4.
25 Vigna Nicola, Etnografia, in L’opera del CAI nel primo suo cinquantennio (1863-1913) Officine grafiche della STEN, Torino, 1913.
26 Gorret Aimé, “Autobiographie”, in Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, Turin, 1987, p. 48.
27 Les œuvres d’Aimé Gorret ont été publiées par Lin Colliard, à la demande de l’Administration Communale de Valtournenche, en 1987, sous les presses de la S.G.S. à Turin, sous le titre Autobiographie et écrits divers. Elles sont précédées d’une bibliographie exhaustive et d’une notice sur les quelques inédits qui ne devraient pas compter parmi ses pièces les plus significatives. Il s’agit d’environ cinq cents pages qui, en plus des différents articles, reproduisent l’autobiographie inédite. Un deuxième volume, paru en même temps que celui cité, Maximes et aphorismes, regroupe de courtes réflexions de l’auteur et des citations recueillies au hasard de ses lectures ainsi qu’un choix d’essais consacrés à Aimé Gorret.
28 Gorret Aimé, Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, 1987, p. 47.
29 Bulletin du CAI n° 14, avril 1869 .
30 Dans le patois de Valgrisenche, le Croquet est un être maléfique assez indéfini, diable ou esprit follet  et son nom dérive probablement du verbe croquer. Littéralement : « Le trou du Croquet ».
31 Qu’on appelle actuellement, selon les communes, seuppa frèide (soupe froide), seuppa rodze (soupe rouge) ou seuppa de l’ano (soupe de l’âne).
32 Mont Favre, Bulletin du CAI n° 28, 1876. pp. 399-417.
33 Bétemps Alexis, De la migration de l’Ours, in Bétemps, 2007
34 Courrier de la Vallée d’Aoste, Le Touriste, 20 septembre 1873, Florence.
35 « Ethnographie Alpestre », Revue Alpine XII, Lyon, 1906. p. 102-103.
36 Publié dans “Veillées Valdôtaines Illustrées” où l’auteur précise que l’essai n’est qu’un passage tiré de son roman  Ours Thibaud , paru en 1892.
37, 38, 39 Agostino Laura, 1987/1988
40 In Le Duché d’Aoste du 1er juin 1898.
41 In Le Duché d’Aoste du 5 octobre 1898.
42 Cristina Ronc, 1995
43 Tiersot Julien, 1901 « Remontant encore plus loin, nous nous arrêtâmes à Séez. Ici, je trouvai un des hommes qui ont le plus efficacement coopéré à mes recherches et, je puis le dire, un véritable collaborateur. »
44 Tiersot Julien, 1901
45 C’est en 1873 que G.I. Ascoli déclare la  naissance  du francoprovençal le définissant par rapport à des traits originaux, à la langue d’Oc et d’Oïl et le délimitant à l’intérieur de l’aire galloromane, dans ses Schizzi franco-provenzali. L’article souleva un grand débat entre spécialistes qui dureront pendant des décennies. Cerlogne n’utilise jamais le mot francoprovençal bien que le recueil de ses poèmes (1889) et l’édition de son dictionnaire (1908) paraissent bien après l’essai de Ascoli.
46, 47 Bruno Salvadori, 1972
48 Favre Joseph-Siméon, La vache perdue; les messes lointaines, in L’Echo de Brides les Bains et Salins-Moûtiers, N. 88, 1891
49 Historien, paléographe, ancien directeur des Archives Régionales de la Vallée d’Aoste, auteur de nombreuses études sur l’histoire valdôtaine et de La Culture Valdôtaine au cours des siècles (Imp. ITLA, Aoste, 1972), ouvrage monumental sur la production littéraire valdôtaine.
50 Après la première édition qui paraît à Aoste, chez Duc en 1901, l’ouvrage a connu deux rééditions : en 1963 par l’Imp. Marguerettaz d’Aoste et en 1970 par Musumeci, toujours d’Aoste.
51 Baptisé Jean-Jacques Christillin, il était couramment appelé Abraham mais il signe Jean-Jacques ses Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys et Jacob ses contes dans La Tradition. Dans un petit manuscrit intitulé Médecine il signe Johannes Jacobus. Dans ses correspondances avec le Mont Blanc, la plupart anonymes, il utilise parfois le pseudonyme Lavallys.
52 Dans les différentes sources consultées, on trouve des dates de naissance différentes : 1862 et 1863 dans des nécrologies de l’époque; 1864 dans le Dictionnaires Biographiques des Ecrivains Internationaux; l’acte de naissance conservé à la commune d’Issime porte quant à lui la date du 3 juillet 1863.
53, 55, 56 Romain Vésan, 1998.
54 Dans Una nobile vita-l’Abate J-J Christillin, nécrologie anonyme parue sur un journal, probablement piémontais. La coupure de journal m’a été fournie par Grat Vésan junior.
57 Alexis Bétemps, 2001.
58 Jean-Jacques Christillin, 1901.
59 Jean-Jacob Christillin, 1908. «Monsieur l’abbé Christillin a mis le moins possible du sien et il a bien fait ».
60 Pierre-Antoine Cravel, 1969.
61 Jean-Baptiste Cerlogne, 1902
62 Gianna Cuaz Bonis et Paolo Momigliano Levi, 1998.
63 Josephine Duc-Teppex, 1976
64 Sandra Puccini, 2005
65 La réponse, sollicitée par l’administration communale de la ville d’Aoste, dure et documentée, lui viendra immédiatement (1862) du chanoine Edouard Bérard, au nom de la Vallée d’Aoste toute entière. Le nom de Veggezzi-Ruscalla fut utilisé pendant un siècle et parfois il l’est encore aujourd’hui, pour flétrir qui met en discussion le droit à la langue française de la communauté valdôtaine.
66 Seule exception digne de note est le petit livre d’Anaïs Ronc Désaymonnet, In Val di Cogne, Ivrea, 1929. Il s’agit d’un court essai sur les traditions de Cogne complété par une belle petite moisson de contes. L’auteur est une jeune institutrice qui s’illustrera plus tard, le fascisme tombé, par des récits et des poèmes en patois sous le couvert du pseudonyme Tanta Naïs.
67 Alexis Bétemps, Jules Brocherel…, 2000
68 Alexis Bétemps, 2007
69 En 1887, Henry Cornoy sortit de la revue que Paul Sébillot avait fondée une année auparavant La Revue des Traditions populaires et fonda La Tradition, revue traitant des mêmes arguments mais avec des ambitions plus littéraires.
70 Littérature orale du Pays d’Aoste, in Salvadori, 1976.
71 Pour ce qui est de Brocherel, il existe une longue bibliographie à laquelle je renvoie pour toute information supplémentaire. Voir surtout : Bétemps Alexis, 2000, Perrin Joseph-César, 2001, Omezzoli Tullio, 2001.
72 In Robert Hertz, 1980
73 Estela Canziani, 1993
74 Eugénie Goldstern, in Wiener Zeitschrift fur Volkskunde, Wien, 1923
75 Eugénie Goldstern, 2007
76 C’est le mouvement d’idées, particulièrement vivace dans les pays germanophones, mieux connu comme Wörter und Sachen. Le professeur Fritz Krüger, de l’université de Hambourg était considéré le chef de file de cette tendance
77 Alexis Bétemps, 1999
78 Les traits caractéristiques du patois valdôtain
79 Alexis Bétemps, 2000
80 Edités en Vallée d’Aoste par l’AVAS, Musumeci Editeur, Quart (Vallée d’Aoste), 1992

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La moquerie dans nos montagnes: qui est moqué, de la part de qui, comment et pourquoi

Esquisse de la distribution géographique de la moquerie en Vallée d’Aoste

Alexis Bétemps, La moquerie dans nos montagnes: qui est moqué, de la part de qui, comment et pourquoi. Esquisse de la distribution géographique de la moquerie en Vallée d’Aoste, Actes du colloque international de l’Université de Neuchâtel, 31 mai – 1er juin 2013, Peter Lang: Berne, 2015 .

Parmi les menteries, les moqueries de village

Dans l’univers de la menterie, vocable à capacité sémantique très étendu, on peut puiser les propos les plus divers. Ils vont du petit mensonge pour des intérêts personnels à la grande supercherie internationale, de la boutade rapide et improvisée à la création littéraire la plus sophistiquée, de la simple expression d’une opinion personnelle à l’utilisation de préjugés stéréotypés collectifs.

A’ l’intérieur de cet océan de menteries variées et stimulantes, j’ai choisi de vous parler des moqueries entre les membres de communautés voisines en Vallée d’Aoste. J’écarterai ainsi les performances individuelles, qui existent pourtant, pour privilégier les moqueries entre groupes, perçues et partagées par l’ensemble des composants. Il ne sera donc pas question des moqueries entre camarades de classe ou entre voisins de palier ; entre ceux qui marchent et ceux qui boitent, ceux qui parlent et ceux qui bégayent, entre les sourds et les oyants, les blonds et les bruns, les riches et les pauvres, les paresseux et les travailleurs. Je m’occuperai spécialement des moqueries entre une communauté donnée et ses voisins, entre un nous et les autres. « Dans la très large majorité des cas, la moquerie nous parle de différence, d’une altérité au moins momentanément dépréciée, à partir de ce qui est pressenti comme une norme étayant, très souvent, une identité. »(1)Pelen Jean-Noël, De la moquerie et de ses états, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988. Se moquer est un besoin de l’homme en société, secondaire bien entendu, un besoin artistique dirais-je : tissu narratif, mais aussi jeux de mots, rimes et assonances, ambiguïtés sémantiques, théâtralisation de situations, etc.

Au cours de l’exposé, j’essayerai de répondre, par des exemples et des témoignages, à plusieurs questions, parmi lesquelles : de qui se moque-t-on ? Pourquoi ? De quoi ? Comment ? Le tout, bien sûr, en Vallée d’Aoste. Et d’ailleurs quand cela est nécessaire.

Le cadre d’enquête

Le cadre géographique pris en considération est donc la Vallée d’Aoste, région autonome de l’Etat italien, pays de montagne, à l’extrémité nord occidentale des Alpes, entourée des plus hauts sommets d’Europe. Politiquement, elle a partagé la destinée de la Maison de Savoie dès son apparition sur la scène de l’histoire avec Humbert aux Blanches Mains et l’a suivie dans son aventure italienne. Elle appartient culturellement et linguistiquement à l’aire gallo-romane que les linguistes subdivisent en trois variantes : français, occitan et francoprovençal. En Vallée d’Aoste, les parlers francoprovençaux autochtones, malgré une italianisation accentuée qui s’est progressivement affirmée au cours du XXe siècle, sont encore relativement bien vivants et couramment employés par 40% environ de la population. Langue à l’état dialectal pur, sans une koinè reconnue, le francoprovençal valdôtain, communément appelé patois, a commencé à être écrit par des poètes et des prosateurs dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Au cours de ces dernières vingt années cette langue semble avoir acquis une nouvelle vitalité et jouit actuellement d’un renouveau d’intérêt parmi les jeunes et auprès même de qui ne l’a jamais pratiquée. Expression du monde paysan, elle était aussi en usage, pratiquée occasionnellement, dans la bourgeoisie et le clergé francophones dont les racines, cependant, suçaient avec profit dans l’ humus bien gras de la ruralité montagnarde. La civilisation agropastorale, comme on l’appelle chez nous, qui a été fonctionnelle jusque dans les années 1950 est encore bien présente dans la nouvelle société en formation sous la poussée d’une modernisation rapide et globale. Elle est le cadre aussi de mon enquête et de mon analyse. Donc, je me bornerai ici à traiter des moqueries en vogue dans la communauté autochtone essentiellement, sans toucher la pourtant riche littérature conséquente aux problèmes des langues en contacts, de l’immigration, des situations diglossiques qui se sont créées et des tensions culturelles toujours présentes chez les minorités linguistiques. Ces derniers thèmes mériteraient une approche différente et plus approfondie, compte tenu de la complexité de la situation. Ce qui signifie que tout ce qui est dit dans le texte suivant se rapporte à la Vallée d’Aoste des années 1950 et que l’antécédent et le successif sont explicitement précisés quand c’est le cas.

Le nous et les autres

La moquerie, entendue comme action, parole ou discours émis par une personne ou par plusieurs, pour se moquer d’un autre individu ou d’un autre groupe, est une production spontanée, créative et récréative, souvent libératoire et cathartique. Elle est toujours en rapport avec l’autre, le voisin, le différent ou prétendu tel, qui deviennent la cible. Argument des veillées pour resserrer les rangs de la communauté, amusement rassurant pour les émetteurs, occasion pour exercer les qualités expressives des individus, prétexte parfois pour des disputes locales, même violentes, l’ironie verbale est un symptôme de vitalité communautaire et le révélateur des valeurs et des préjugés du groupe qui en est à l’origine.

La moquerie collective est donc essentiellement un ensemble de relations complexes et un système d’oppositions entre voisins. Souvent, une communauté donnée a plusieurs voisins, mais elle ne se moque pas de tous. Comment choisit-on les moqués ? Parfois, la réponse est dans l’histoire. Mais pas toujours…

Par voisin, l’on entend, bien sûr, le voisinage géographique, mais aussi un voisinage relationnel, comme par exemple le rapport entre les personnes qui sont restées au Pays et les émigrés qui y reviennent périodiquement, généralement en vacances. Dans ce cas, le voisinage n’est plus d’ordre géographique mais plutôt culturel : les émigrés qui reviennent sont des gens du village qui sont devenus autres par leurs longues fréquentations de l’autre, loin du Pays.

Les principales oppositions qu’on retrouvait dans la société valdôtaine, à l’époque prise en considération, peuvent être reconduites aux suivantes, selon le schéma moqueur/moqué :

  • Campagnards/citadins
  • Centre/ péripherie
  • Plan/ versant
  • Adret/ envers (ubac)
  • Résidents/émigrés
  • Commune A/commune B

L’intensité de la moquerie était variable et dépendait de ses contenus, de sa formulation, du contexte où elle est lancée, des caractéristiques du moqué et de l’occasion. Elle pouvait certainement amuser le moqueur (mais pas nécessairement) et, sans doute, était-elle plutôt mal perçue par le moqué. Ainsi, la moquerie était rarement ignorée et déclenchait toujours des réactions : une contre-moquerie ou même une réponse violente, peut-être un silence de suffisance, mais jamais l’indifférence.

Le moqué était généralement aussi moqueur à son tour, mais pas nécessairement avec la même intensité. Et pas toujours envers son moqueur.

Les stylèmes

Parmi les moqueries prises en considération dans cet essai, nous laisserons de côté les actions pour nous concentrer sur les productions linguistiques, bien que les deux champs, geste et parole, ne sont pas toujours facilement séparables. La parole se trouve souvent dans une action et l’action est enrichie de paroles.

Malgré ce rétrécissement du champ, la variété des moqueries est telle qu’une tentative de classification, bien que sommaire, est nécessaire. Pour cela, je ne me servirai pas des figures rhétoriques traditionnelles qui m’amèneraient plutôt vers une analyse littéraire, mais d’une classification formelle, basée sur des stylèmes de la moquerie qui me facilitent les observations anthropologiques :

  • Sobriquets collectifs
  • Blasons
  • Boutades
  • Contes facétieux
  • Cabala d’Ayas

Les stylèmes seront évoqués et précisés au cours de la présentation des différentes moqueries.

Les stéréotypes

La moquerie s’attaque toujours à des stéréotypes partagés, attribués à l’autre. Il n’y aura donc jamais n’importe quelle moquerie pour n’importe qui.

Les communautés de base valdôtaines ont fleuri autour des différents clochers. La paroisse est donc l’unité territoriale à laquelle il faut se référer.(2)Alpiniste réputé, historien, ami et admirateur de Jean-Baptiste Cerlogne, patoisant passionné, dans une de ses rares incursions dans le domaine de la poésie, l’abbé Joseph-Marie Henry nous offre le portrait stéréotypé des habitants de toutes les paroisses valdôtaines. Quatre vers en rimes plates, un couplet pour chaque paroisse, pour une fresque étonnante, pleine d’esprit et de sympathie. Malheureusement, il a sans doute dû s’imposer l’autocensure et tempérer les expressions un peu trop pittoresques communément utilisées dans le quotidien. Malgré son attitude bien compréhensible, vu la profession religieuse, les stéréotypes partagés sont bien mis en évidence. Ainsi, quand je cite les habitants d’une paroisse, je proposerai en note le couplet les concernant si le portrait me paraît réussi. Les paroisses, en Vallée d’Aoste, coïncident presque toujours avec la commune, institution administrative plus récente. Il peut arriver exceptionnellement que la commune comprenne deux paroisses (cinq dans le cas de la commune d’Aoste) mais aucune paroisse n’est divisée en deux ou plusieurs communes, à l’exception de celle de Diémoz. Dans ces petites communautés avec une population, pour la plupart des cas, de 200 à 1300 unités, où presque tous les habitants pratiquaient aussi et surtout l’agriculture, où l’endogamie était la tendance prédominante, où la vie religieuse autour du clocher était intense et généralisée, la cohésion sociale était très forte et les connotations culturelles marquées. Cependant, malgré les apparences, il ne s’agissait pas de communautés qui évoluaient en vase clos, bien au contraire : la pratique diffuse de l’émigration saisonnière, les déplacements hebdomadaires pour rejoindre les marchés ou les foires de fond de vallée, les démarches administratives et les obligations fiscales, faisaient ainsi que la population se déplaçait régulièrement, rencontrait l’autre et apprenait à le connaître. En plus, la Vallée était un couloir de passage pour des marchands, pèlerins et soldats. Il y avait donc toujours des rencontres et, avec la connaissance, une vision de l’autre qui prenait ses formes, bien que souvent stéréotypée. La plupart du temps, les mêmes stéréotypes étaient partagés par plusieurs communautés dans le rayonnement maximum d’une cinquantaine de kilomètres.(3)bry Christian et Abry-Défayet Dominique, Du grand Piogre (Genève) au petit Peaugre (Ardèche) : la distance du pays imaginaire, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988. Ainsi, vers l’ouest, les habitants de Cogne étaient considérés un peu naïfs mais bons vivants, ceux de Valgrisenche avares et bigots, mais instruits,(4)No sen allà in Vagresentse/In trecayen bien de laventse/Tsi leur, di viou i minaillon/San cen que l’est la relejon. Nous sommes montés à Valgrisenche/En traversant beaucoup d’avalanches/ Chez eux, tant les vieux que les enfants/ Savent bien ce qu’est la religion. Joseph-Marie Henry, La tsanson dou Pay et ceux des communes du plan, grossiers, mais excellents travailleurs ; dans la Moyenne vallée, les Valtorneins étaient perçus comme des hâbleurs et des vantards, ceux de Torgnon, éleveurs passionnés(5)Come l’est dzen vère Torgnon/Di col de Saint Pantalion/Di pià tanqu’a Becca de Tsan/To l’est in prà, in bouque, in tsan. Qu’il est beau de voir Torgnon/Du col de Saint-Pantaléon/Du pied jusqu’au sommet du Pic de Tsan/ Tout est pré, bois et champ. Jean-Marie Henry, La tsanson dou Pay. et bien dévots, même bigots, ceux de Chamois ainsi que ceux d’Antey étaient les naïfs de la zone et ceux de Verrayes pauvres et grossiers, mais grands travailleurs ; dans la partie la plus orientale de la Vallée, les habitants d’Ayas étaient vus comme des moqueurs à l’esprit fin, intelligents, mais un peu hypocrites, ceux de Brusson naïfs, plutôt lents dans leurs mouvements, mais violents si on les taquinait trop ; ceux des Traverses (le versant) d’Arnad étaient considérés plutôt pauvres et primitifs par ceux du Chef-Lieu, tout comme ceux des villages hauts de Donnas par ceux du Bourg. La physionomie des habitants de certaines paroisses était moins marquée, plus effacée et, en tout cas, avec un rayonnement géographique plus réduit. Naturellement, les paroisses moquées repoussaient fièrement ces stéréotypes et se défendaient un peu comme elles pouvaient, en niant et en rétorquant. Les moqués sont toujours moqueurs aussi mais quand on est la cible de plusieurs moqueurs différents, il devient difficile de se défendre. Et puis, derrière un stéréotype partagé, il y a toujours un brin de vérité…

Campagnards et citadins

Aoste était la seule ville de la Vallée et dans plusieurs communes on l’appelait simplement Veulla, la Ville. Au début du XXe siècle (1911) elle n’avait que 7008 habitants en comptant les différents villages décentrés, un quart de siècle après (1936), suite à l’industrialisation, elle atteint les 16130 habitants. Après la deuxième guerre mondiale sa croissance devint rapide : 24215 en 1951, 30633 en 1961, 37 194 en 1981 et 37980 en 2011. Avec le troisième millénaire, la démographie semble se stabiliser.

Jusqu’avant l’industrialisation des années 1920/1930, elle avait la physionomie d’une petite ville où l’on sentait encore fortement la campagne. Il y avait, bien sûr, des ateliers d’artisans, des boutiques de commerçants, des bureaux pour l’administration et les professions libérales, des écoles supérieures, le séminaire et un théâtre. A’ chaque année qui passait, Aoste, devenait plus ville et moins campagne, mais, jusqu’à la deuxième guerre mondiale, il y avait à Aoste des prés, des vergers, des fermes en plein centre, des abreuvoirs pour le bétail et un ruisseau au milieu des rues principales… La ruralité était bien présente dans la ville au point qu’elle représentait un trait caractérisant pratiquement tous ses habitants. Ainsi, les gens de la ville n’avaient-ils pas de raisons de se moquer des paysans parce qu’à peu près tous l’étaient encore un peu. La langue prédominante et commune dans la ville était le français, mais tout le monde ou presque parlait aussi le francoprovençal et certains même le piémontais.

Le francoprovençal pratiqué était partiellement francisé et il avait perdu la rusticité des campagnes environnantes, pour ce qui est de l’accent, de l’intonation, du rythme. Cela rendait les Aostains immédiatement reconnaissables rien qu’à leur parler. On les appelait Veullatsù, un ethnique bien sûr, mais avec des connotations légèrement péjoratives. On trouvait qu’ils étaient bavards, imbus d’eux-mêmes, trop sensibles aux humeurs de la mode et inaptes aux travaux de la campagne. Ainsi, on les avait surnommés « Cacca-z-aouille »(6)« Caque aiguilles ».. On disait aussi, beaucoup plus prosaïquement, qu’ils ne « san pas yòou la vatse porte la cua ».(7)Ne savent pas où la vache porte la queue. Ce qui n’est pas un compliment dans une société d’éleveurs bovins !

Le mot Veullatsù n’était pas l’exclusivité de la ville d’Aoste : il était collé à tous ceux qui n’étaient pas de la campagne, qui venaient des gros bourgs du plan, plus sensibles aux influences de la ville, ou même d’ailleurs, hors de la Vallée. Les habitants du Bourg de Nus étaient appelés par les voisins lé blagueur,(8)Blagueur est un sobriquet très utilisé : c’est ainsi que les gens de Fénis appelaient ceux de Saint-Marcel et ceux de Saint-Christophe ceux de Gressan. Par contre, dans la liste du chanoine Canta les seuls blagueurs semblent être ceux de Châtillon. parce que leurs habitudes étaient moins rustiques et, quant à eux, ils marquaient leur différence avec l’expression lé soque é lé botte, les socques et les chaussures.(9)Les socques étaient ceux des villages autour, ceux de Fénis notamment, et ceux du Bourg étaient les chaussures… A Saint-Marcel, outre les blagueurs, on appelait aussi les habitants du Bourg de Nus les martchàn di-z-antchougue, parce que plusieurs familles de Piémontais, spécialisées dans le commerce des anchois, s’y étaient établies.

Résidents et émigrés

Il y avait une catégorie bien spéciale de Veullatsù. C’étaient les émigrés valdôtains qui revenaient au village.

La Vallée d’Aoste a toujours été un pays d’émigration, saisonnière d’abord et, avec la révolution industrielle, toujours plus définitive. Pour des raisons linguistiques et culturelles, les Valdôtains allaient de préférence vers les pays francophones de France, de Suisse et des « Flandres ». Ceux de Gressoney où la population est walser allaient plutôt vers la Suisse et les « Allemagnes ».

Paradoxalement, cette pratique, subit une forte accélération dans les années 1930, au moment de l’industrialisation de la Vallée d’Aoste. Le régime fasciste, dans sa politique d’italianisation de la région, discrimina la population locale au bénéfice des masses italophones, venant surtout du Veneto. Toutes les familles de souche valdôtaines comptaient dans leurs rangs des émigrés partis à la recherche du travail qu’on leur niait au Pays. Dans l’après-guerre, ces émigrés et leurs enfants, prirent l’habitude de rentrer au pays pour les vacances d’été. Ils avaient changé profondément leur comportement et leur village d’origine avait changé lui aussi. Plusieurs avaient même oublié le francoprovençal et ne s’exprimaient qu’en français. Et ce n’était pas le français régional, lent et bien scandé, des curés, des avocats ou des employés d’Aoste. C’était un français « parisien », rapide, enjolivé d’expressions inconnues et de tics de langage étonnants. On a commencé par les appeler les « didòn » à cause de leur habitude d’ajouter à toutes leurs phrases l’expression « dis donc » ou bien, à Donnas, les « sans blagues » parce qu’ils commençaient toujours leurs phrases ainsi. C’était quand même des gens de la famille, du village et ils étaient bien accueillis malgré les nombreuses discussions qu’ils provoquaient. Ils rentraient au Pays en vacances et prétendaient expliquer à ceux qui étaient restés, ce qu’ils devraient faire… Ils ne pouvaient s’empêcher d’évoquer la France pour toute chose qu’ils trouvaient inadéquate. « Nous, en France… », « Pourquoi ne faites vous pas comme nous en France… » A Ayas(10)Ayatse l’est un grou pay/Plen de sabò et plen d’espri/Sogne todzor un mouë de prére/ a la valada de la Dzouëre. Ayas est un grand pays/plein de sabots et d’esprit/Il assure toujours beaucoup de prêtres/ à la vallée de la Doire. Joseph-Marie Henry, La tsanson dou Pay. on disait de ces personnages savants : « L’é modà ano è l’é tornà bourric »(11)« Il est parti âne et rentré bourricot » Favre Saverio (Témoignage de), février 2012. ou, pire encore : «Dèque i son prou foi, i tournon »(12)« A peine sont-ils suffisamment fous, ils reviennent » » Favre Saverio (Témoignage de), février 2012..

Les rentrées définitives au village ont été rares, mais ceux qui l’ont faite, ont mérité presque tous un sobriquet personnel, se rapportant le plus souvent à leurs tics de langage : le Pansetù (penses-tu), le Crouatù (crois-tu), le Parsequé (parce que).

 

Centre et périphérie

La Vallée d’Aoste est située sur deux axes importants de communication européenne : celui qui par le col du Petit-Saint-Bernard relie l’Italie à la Gaule, vers l’ouest, et celui qui par le col du Grand-Saint-Bernard va vers le nord, vers les Allemagnes, comme l’on disait. La ville d’Aoste, fondée par les Romains, se trouve exactement à la bifurcation des deux routes. C’est pour cette raison qu’elle est considérée le centre de la vallée, l’établissement humain le plus important. A’ côté du centre principal, on trouve, bien entendu, des bourgs moins importants, à la croisée des routes secondaires, allant vers des vallées et des cols moins accessibles. La périphérie se définit, par conséquent, en relation avec les centres : plus on est loin et plus on est à la périphérie.

Les gens des bourgs, le long des grandes voies, où les passages sont fréquents et les confrontations avec l’autre régulières se sentent, à tort ou à raison, plus savants et plus évolués que les gens des périphéries. Ainsi, ils s’arrogent le droit de se moquer d’eux. Deux pôles de moqués, probablement les plus importants en Vallée, se trouvent effectivement à l’écart des grandes routes. Il s’agit de Cogne, dans la haute vallée, au pied du Grand-Paradis, séparée du fond de la vallée par un défilé autrefois difficile à franchir, en hiver surtout ; et de Chamois(13)Pe poyé à Tsamoë, praou cheur/Fât pa avei lo battecoeur !/Leur l’an tot l’an bien de solei/Totson la leuna avouë lo dei. Pour monter à Chamois, c’est certain/Il ne faut pas être malade du cœur/ Ils ont beaucoup de soleil pendant toute l’année/ Et touchent la lune avec un doigt. Joseph-Marie Henry, La tsanson dou Pay., dans la moyenne vallée, terrasse à plus de 1500 mètres d’altitude sur le versant est du Valtournenche. Encore de nos jours, on atteint la commune de Chamois en téléphérique et, depuis une cinquantaine d’années seulement, par un piste fermée au grand public, utilisée par les habitants et par certains moyens de transport seulement. Cogneins et Chamosins ont bénéficié de l’immense répertoire de contes facétieux, les premiers étaient moqués dans la haute vallée et les seconds dans la moyenne, souvent par le biais des mêmes récits exactement. Leur rôle d’autrefois était celui qui est maintenant attribué aux carabiniers en Italie, aux Belges en France et aux Flamands en Wallonie. Le rayonnement des moqueries sur les Cogneins est de 30-40 kilomètres et celui sur les Chamoisins plus réduit encore : entre Verrayes et Saint-Vincent, avec l’inclusion du Valtournenche. Ce qui confirme les relevés de Savoie et de Suisse Romande.(14)« … On constate que les plus hauts lieux de la niaiserie ne sont guère connus au-delà de 50 à 60 kilomètres. » Abry Christian et Abry-Défayet Dominique, Du grand Piogre (Genève) au petit Peaugre (Ardèche) : la distance du pays imaginaire, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres 1988, Grenoble, 1988.

Le chef-lieu et les villages

La même dynamique centre/périphérie est fonctionnelle, à une échelle inférieure, à l’intérieur de la même paroisse. Les habitants de certains villages sont perçus comme différents et on leur reproche des comportements particuliers. Rien de vraiment méchant puisqu’il s’agit quand même de « compatriotes ». Le chef-lieu d’Ayas se trouve sur le versant ouest de la vallée homonyme à 1760 mètres d’altitude. Les habitants de la commune soutiennent que, les Béguin, c’est-à-dire les habitants des villages de la partie basse de la commune, vers Brusson, près du torrent Evançon, sont comme les poux qui font la chaîne, puisqu’ils se déplacent toujours en groupe, paraît-il. Quant à ceux de Cunéaz, village permanent à plus de 2000 mètres d’altitude, autrefois peuplé en partie par des Walsers, on leur reproche de se donner des airs, puisqu’ils parlent normalement francoprovençal entre eux, mais quand ils descendent pour la messe dominicale, pour se distinguer, ils parlent piémontais ! « Ils enlèvent leurs sabots et mettent des chaussures ». Le chef-lieu de Brusson aussi n’est pas tendre avec la périphérie : ceux d’Extrepiéraz, le village le plus proche d’Ayas, aiment rester pour leur compte et l’on a des difficulté à les considérer de la même commune ; aux antipodes, ceux d’Arcésaz sont surnommés Artsémbec, ce qui pourrait être une déformation de l’ethnique ; ceux de Vollon sont Corne piane, cornes planes, sobriquet qui est loin de les réjouir ; ceux de Fenillaz vers Palasinaz, sur le versant est, sont les moudjón, génisson donc, plutôt sauvages et primitifs.

A’ Donnas les habitants de Montey sont appelés rahpa-dzoc, gratte-perchoir ou poulayé de Mountèi, poulailler de Montey, parce que le village est perché sur un mamelon ; ceux de Vert, lahoulette quiére, bouillie de maïs claire, en relation avec la pauvreté de leur alimentation ; ceux de Pramotton pécca-tsó, mange-choux, légumes prédominant dans leurs pauvres jardins-potager pénalisés par l’ombre des montagnes pendant cinq mois(15)Mais comme tous ceux de l’envers, ils sont les premiers à avoir les fruits de l’été parce que, en cette saison, ils ont plus de soleil qu’à l’adret.; ceux de Ronc-de-Vaccaz des pagan, païens, parce que plusieurs familles sont originaires de Lillianes(16)Les habitants de Lillianes ont comme sobriquet lé pagàn, déjà attesté par T. Tibaldi en 1911 et conservé jusqu’à nos jours. ; ceux du Bourg sont des leccapiaté, lèche-assiettes et tous les habitants de la commune, pour les voisins, sont des pécca-fijoù, mange-haricots ; ceux de Rovarey sont des Sarazén, dans le sens de grossiers, sauvages.

La même chose se passe dans d’autres paroisses : à Saint-Christophe, ceux du Plan se moquent de ceux des villages hauts ; à Châtillon, de ceux de la côte nord, les Quiabodén ; à Aymavilles, de ceux de Pondel, accrochés au rocher surplombant le torrent Grand-Eyvia ; à Arnad, de ceux des Traverses, les villages de la côte, perçus comme pauvres et un peu barbares : « Lé Traversén y an gnanca lo queusén »(17)Les habitants des Traverses n’ont même pas de coussins. Il arrive parfois que, pour des raisons diverses, certains villages de la même commune, souvent dans une position périphérique, sont perçus comme différents, renfermés sur eux-mêmes, peu communicatifs à l’égard des voisins. On les appelle alors « republique ». ainsi à Brusson il y a la république d’Extrapiéraz, à Donnas celle de Rovarey, à Saint-Marcel celle de Prarayer, à Châtillon celle des Quiabodén, à Valgrisenche celle de Fornet et à Sorreley celle de Maximian, à Oyace celle de Pied-de-Ville, Grenier et Voisinal.

 

Quand les derniers deviennent les premiers…

Autrefois, la commune de Saint-Rhémy était très importante parce que le Bourg de Saint-Rhémy était le dernier village habité toute l’année avant le col du Grand-Saint-Bernard, passage de grande renommée pour rejoindre l’Europe du Nord. Elle était composée de deux paroisses : celle de saint Remi et celle de saint Léonard, à Bosses. Les habitants du chef-lieu, Saint-Rhémy, moins dépendants de l’agriculture grâce aux avantages du passage de voyageurs, pèlerins, marchands et soldats, avaient une piètre considération de leurs concitoyens de Bosses, dont les ressources venaient essentiellement à l’agriculture. Ils les surnommaient lé-z-ano de Boursa, les ânes de Bosses. Ces derniers, beaucoup plus nombreux, supportaient sans réagir ouvertement. Mais les situations humaines évoluent et, au début du XXe siècle, le rôle du bourg de Saint-Rhémy devient toujours plus marginal : la paroisse se dépeuple progressivement. A la fin du XXe siècle, il n’y a pratiquement plus personne qui réside toute l’année là-haut. En 1991, la commune change de nom et devient Saint-Rhémy-en-Bosses, réévaluant ainsi cette partie de l’ancienne commune, souvent méprisée, mais qui a conservé la vitalité nécessaire pour poursuivre son histoire. Le chef-lieu se déplace chez les ânes de Bosses … A’ vrai dire, la maison communale abandonne le Bourg déjà en 1911 et l’on raconte que le ménagement des archives avait été confié à quelqu’un de Bosses qui s’est présenté à l’ancienne maison communale de Saint-Rhémy avec une paire d’ânes sur lesquels il a chargé tous les anciens documents conservés dans les archives pour les transporter au nouveau siège de Bosses-Saint-Léonard. Quant on dit la revanche… (18)Témoignage de Frazìe Avoyer, Pradumaz, Saint-Rhemy-en-Bosses, novembre 2013.

Le rôle de Donnas

Dans la basse vallée, c’était Donnas(19)A Donnas l’y at pà d’iver !/ L’an pà gneun le tsaousson deper/ et tè, se t’a pà lo bouë tendro/Demanda vei de peccotèndro. A Donnas il n’y a pas d’hiver/ Personne n’a les chaussettes dépareillées/ Et si tes boyaux ne sont pas trop faibles/ Essaye de demander le vin local. Jean-Marie Henry, La tsanson dou Pay. le centre de référence principal de la population: petit bourg, jadis siège d’une « préture », avec son tribunal et ses juges, centre artisanal et commercial florissant, qui ne sera dépassé en importance par Pont-Saint-Martin qu’au cours du XXe siècle. Dans cette zone, on se moque surtout des gens des montagnes, sans distinctions particulières. A Donnas, tout ce qui est attribué ailleurs aux Cogneins ou aux Chamoisiens, est équitablement distribué aux habitants de la Vallaise et de Champorcher, pour un total de neuf communes ! Et parfois aussi aux gens de Coune (Côni/Cuneo), probablement par imitation des Piémontais, ceux de la province de Turin surtout.(20)La province de Cuneo est la plus grande du Piémont et englobe les vallées de langue occitane des Alpes du Sud. Les Piémontais se moquaient de préférences des gens de Cuneo et, souvent, des Valdôtains aussi.

Les gens de Lillianes étaient surnommés les pagan, les païens, et de ceux de Perloz on disait :« Bane in quier ou quier in bane, tan per tsandzì »(21)« Châtaignes cuites à l’eau ou eau cuite avec châtaignes, tant pour changer ». C’était pour souligner le régime alimentaire plutôt limité des habitants de Perloz où la culture des châtaigniers était particulièrement à l’honneur. Ceux de Perloz qui ont toujours su bien se défendre, rétorquaient : « Se a Deura feussa de bezaye é la guéra de bane, que de pansaye, que de pansaye ! »(22)« Si la Doire était du babeurre et le gravier des châtaignes, quelles ventrées, quelles ripailles ! » Bibliothèque de Donnas. , tant pour rappeler aux voisins d’aval qu’ils ont eux aussi des châtaignes, mais qu’ils n’ont pas de babeurre pour les accompagner, vu que les prés sont relativement rares à Donnas et l’élevage difficile. Mais, Donnas connaissait aussi des divisions à l’intérieur de la commune même, composée de deux paroisses : Donnas à l’adret et Vert à l’envers. La paroisse de Donnas est parmi les plus anciennes de la Vallée, mais celle de Vert est déjà attestée au XIIe siècle et elle existe toujours aujourd’hui, malgré un courte parenthèse au XIVe siècle où elle avait été absorbée par celle de Donnas. Au moment du partage du territoire, le village d’Outrefer, situé à l’ubac, choisit de rester avec la paroisse de Donnas. Ainsi, encore maintenant, plusieurs siècles après, les gens de Vert les appellent traditours d’Outrefer !(23)« Traîtres d’Outrefer ». La rivalité entre les deux paroisses, séparées par un pont, est marquée et ce n’est que ces derniers temps qu’elle commence à s’estomper. Les patois, encore assez bien pratiqués, maintiennent leurs différences qui ont été souvent l’objet de moqueries. Les deux communautés sœurs conservent aussi leurs rivalités particulières : ceux de Vert confinent avec Quincinetto (Cahnèi), commune du Piémont(24)On considérait les gens de Quincinetto un peu lents à prendre des décisions et jamais prêts à s’en aller : t’i pa mai virà (jamais prêt à partir, jamais décidé.) Bibliothèque de Donnas., et disent aux voisins en employant leur langue, le piémontais, « Quiznaro, quiznarot, tant crave, gnun cravot »(25)« Habitants de Quincinetto, beaucoup de chèvres mais pas de chevreau ». Probablement, les habitants de Quincinetto vendaient les chevreaux pour profiter davantage du lait de leurs mères. Bibliothèque de Donnas.. Ceux de Quincinetto ont la réponse facile : « Tuit tuit tuit, tante crave gnun tumit ».(26)« Tuit tuit tuit, tant de chèvres mais pas de tommes ». En élevant les chevreaux, ceux de Vert n’avaient pas suffisamment de lait pour faire leur fromage. Tuit tuit tuit, dans le parler de Quincinetto, est l’appel que les bergers adressaient aux chèvres pour se faire suivre au pâturage ou ailleurs. A’ Vert on dirait plutôt : tièh tièh… Bibliohèque de Donnas.

L’adret et l’ubac

La Vallée d’Aoste est disposée d’est en ouest et est entourée de hautes montagnes. En hiver, le soleil bas ne franchit pas les cimes et laisse dans l’ombre, la plus absolue, plusieurs communes de l’ubac. Il y a des villages qui passent plus de 40 jours sans voir le soleil. Ou plus précisément, le voyant dans toute sa splendeur sur le versant d’en face, à un ou deux kilomètres, sur l’adret ensoleillé. Ainsi, peut-il arriver, au mois de mars, qu’à l’ubac, il y a encore de la neige et à l’adret, en face, à la même altitude, les prés sont déjà verts et les amandiers en fleur.

Peu étonnant que l’adret se moque de l’ubac, d’après le stéréotype selon lequel les habitants de l’envers, comme l’on dit en Vallée d’Aoste, sans soleil ne seraient pas trop mûrs, donc naïfs, et plutôt buveurs pour se réchauffer en hiver…. Quant aux femmes de l’ubac, il faut se méfier :

« L’hiver sans soleil/L’été sans lune/Les filles de l’envers/Ne portent pas fortune. »(27)Comme explication le témoin a commenté : « Elles gaspillent le patrimoine familial pour réchauffer la maison (peuccon lo megnadzo p’étsaoudé mèizón).

La même moquerie presque se retrouve à Donnas mais, la différence entre porter fortune et faire fortune est substantielle :

« Lé feuye de l’invers, couhtemaye à la leunna/Can se marion a l’indret fan pa forteunna… »(28)« Les filles de l’envers, habituées à la lune, quand elles se marient à l’adret ne font pas fortune ». Bibliothèque de Donnas.

Les gens de Saint-Christophe, à l’adret, se moquent de ceux de Pollein, la commune d’en face. On raconte même qu’ils leur ont vendu le soleil… A’ la fin des vendanges, il y a bien longtemps de cela, les Polleinçois sont allés à Saint-Christophe avec un char chargé de denrées alimentaires et d’objets précieux. Après l’avoir déchargé, les Crétobleins ont placé un miroir au fond du chariot et ont fait constater aux Pollençois que le soleil était bien dessus, puis, ils l’ont couvert d’un gros drap de chanvre. Les Pollençois sont partis satisfaits et les Crétobleins ont fait une fête mémorable…(29)Bétemps Alexis, Rimailles de clocher en Vallée d’Aoste, in « Le Monde Alpin et Rhodanien », 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.

Les habitants d’Arnad, paroisse de l’adret, disent à ceux d’Issogne, de l’ubac, « bèi lo vén di pomme, tsi d’Arnà son pa d’Issogne ».(30)« Bois le vin des pommes, ceux d’Arnad ne sont pas d’Issogne ». A’ Issogne la vigne pousse avec plus de difficultés et les habitants doivent se contenter souvent du cidre, boisson bien moins noble. Ceux d’Issogne rétorquent : « Arnayot, pécca sayot »(31)“Habitant d’Arnad, mange les sauterelles”. pour souligner comment les côtes arides d’Arnad sont envahies de sauterelles, principale ressource alimentaire pour les habitants !

La provocation part souvent de l’adret et elle est perfide : « Ce qui est le plus beau chez vous à l’ubac, c’est le paysage ensoleillé que vous avez en face, c’est-à-dire l’adret… ». Ceux de l’ubac sortent alors toutes leurs argumentations qui sont solides, mais loin d’être convaincantes : sur l’arc de l’année, l’ubac a plus de soleil que l’adret parce que, en été, il arrive plus tôt le matin et se couche plus tard ; le retard du printemps les met à l’abri des gelées tardives qui souvent surprennent les arbres précocement fleuris de l’adret ; au froid on se conserve, tandis que la chaleur porte à la pourriture. Ceux de l’adret laissent dire et concluent : « E’ bien no, no tchandjèn pa ! »(32)“Même si vous avez raison, nous on ne change pas l’adret pour l’ubac!”.

Mais au-delà des contes et boutades récurrentes, parfois de véritables confrontations dialectiques, façon de parler, naissent entre gens de l’adret et de l’ubac. «Philippe Gaia, né en 1916 à Sarre, raconte que les jeunes, à l’époque, pendant la Sain­te-Semaine allaient le long de la Doire avec des cornettes (petit cor fabriqué avec des cornes de boucs). Là. ils jouaient de cet instrument et, de l’autre côté de la Doire(33)La Doire Balthée est la rivière qui sépare les deux communes de Sarre et de Jovençan., les jeunes de Jovençan leur répondaient. Au bout d’un moment on passait aux injures: “peutro dzano”(34)« Gosier jaune » c’est le sobriquet des habitants de Jovençan. criaient les Saro­lèn, “Saro djablo, ou-te te battre?”(35)“Sarre diable, veux-tu te battre?” On appelait diables les habitants de Sarre. répondaient les Dzovençaèn. Et puis la parole passait aux cailloux du bord de la Doire que les jeu­nes se jetaient mutuellement.(36)“Saro djablo”. Petite histoire d’un blason, dans “Histoire et culture en Vallée d’Aoste”, mélanges offerts à Lin Colliard, Musumeci, Quart, 1993.

Le plan et le versant

La notion de plan est bien relative dans un pays de montagne. En tout cas, plan n’est pas synonyme de plat. Le plan est plutôt le bas, au-dessous des 1200 mètres d’altitude, où prospèrent la vigne et les châtaigniers, où les vergers s’alternent aux prés de fauche, où le printemps est précoce et, en été, mûrissent tomates et citrouilles, haricots et courgettes. La côte est au-dessus, jusqu’ à 1900 mètres et même plus, jusqu’où arrive l’habitat permanent. C’est le domaine des prés, des forêts de conifères, de l’élevage, des choux et des pommes de terre, des poireaux et des carottes et, autrefois, des grands champs de céréales. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les gens d’en haut étaient, dans l’ensemble, plus aisés que ceux d’en bas. Ils étaient propriétaires de la plupart des alpages et avaient ainsi un poids considérable dans l’économie du territoire; ayant l’hiver plus long, ils avaient une grande tradition d’émigration saisonnière, source d’argent liquide et d’expériences culturelles renouvelées ; ils étaient plus conscients de l’importance de l’instruction et tendaient à faire étudier au moins un rejeton de leur nombreuse famille. Ceux d’en bas avaient beaucoup de travail parce que la pause hivernale est plus courte et que leurs productions étaient plus variées; ils étaient près des gros bourgs semi agricoles où les commerces prospèrent, mais, ils étaient plus nombreux, leur terre était plus assoiffée et leurs cultures soumises aux dangers des maladies. Le plan souffrait aussi davantage pendant les grandes épidémies et de certaines pathologies endémiques comme le goitre, inconnu en altitude. En plus, sauf exception, ils dépendaient de ceux d’en haut pour inalper leurs vaches en été, opération cruciale pour l’élevage traditionnel de montagne.

Malgré cette infériorité relative, c’était plutôt ceux d’en bas qui se moquaient de ceux d’en haut qu’ils considéraient un peu naïfs, parfois drôles, souvent peu sincères, un peu sauvages et introvertis.

A leur tour, ceux d’en haut, percevaient ceux d’en bas comme des gens plus rustiques, voire grossiers, même dans le langage. Ils les savaient moins instruits et, surtout, moins observants de la religion. Ce qui comptait aussi.

Quelques boutades

Les gens du plan reprochaient à ceux de la côte et d’en haut la naïveté et l’incompétence dans les travaux agricoles. Les gens d’Aymavilles racontent que les femmes de Cogne qui travaillaient à la journée à Aymavilles pour vendanger demandaient au vigneron « Fa-t-i venèndjé gran-a pe gran-a ou totta la bamban-a (37)“Faut-il vendanger grain par grain ou couper la grappe toute entière?”? » Quant aux hommes de Cogne, qui descendaient au printemps pour piocher la vigne, ils n’échappaient pas eux non plus à la raillerie. On disait qu’au retour à Cogne, ils commentaient ainsi le travail qu’ils avaient accompli : « Ouèi, bien allà ! Mé n’èn tro acapà de bouque eun fossèyàn.(38)“Oui, tout s’est bien passé ! Mais que de bois nous avons arraché de terre en piochant… » Ils avaient déraciné les ceps de vigne ! » Ce qu’on racontait à Jovençan ou à Aymavilles des Cogneins, on le racontait à Châtillon ou à Chambave des Chamoisins. A’ côté de ces boutades, il y avait aussi l’invention de détails pittoresques concernant la vie quotidienne d’en haut. Quand on parlait de la pente accentuée des villages comme Perloz(39)Aoutre pe Perlo l’y van pà/Ni les-auto ni le tsevà/Le sentë son a etselë/Fran cen que fât pe le llioutrë. Du côté de Perloz n’y vont pas/ Ni les autos, ni les chevaux/ Les sentiers sont comme des escaliers/Vraiment ce qu’il faut pour les sauterelles Jean-Marie Henry, La tsanson dou Pay. ou Pontboset(40)Qui vout passé pe Pontboset/Dei choure de tsemin tot dret/Tenide-vò ! Féde attenchon/Se volèi pàtseere i torron. Qui veut passer par Pontboset/ doit suivre un chemin bien droit/Tenez vous bien , faites attention/ Si vous ne voulez pas tomber dans le torrent. Jean-Marie Henry, La tsanson dou Pay., on disait que, là, les habitants devaient mettre les caleçons aux poules pour retenir les œufs ; ou bien encore, que là les chiens devaient s’asseoir pour aboyer ; ce qui nous rappelle un peu la moquerie savoyarde des mouches ferrées, comme les mulets, pour ne pas glisser sur la pente !(41)Raymond José, en Tarentaise : Tignes et ses voisins. Sobriquets, proverbes- bout-rimés, contes et chansons, in « Le Monde Alpin et Rhodanien », 3-4 trimestres 1988, Grenoble, 1988.

Toujours dans le domaine du pittoresque, on affirmait dans la Haute vallée que les femmes de Cogne avaient la vulve de travers et, en partant de ce détail anatomique, une abondante littérature facétieuse a pris naissance.

Le cas de Valgrisenche

Le Valgrisenche est une vallée latérale au sud ouest de la région. Ses cols donnent sur la Tarentaise, Sainte-Foy et Tignes, avec qui il y a eu dans le passé relativement proche des échanges suivis. Terre d’alpages, donc d’éleveurs, la population a toujours bénéficié d’un certain bien-être, dans le sens que la plupart des familles arrivaient à se nourrir suffisamment et à mettre de côté quelques pièces d’argent. On les appelait, vers la fin du XIXe siècle tseur saléye.(42)Viande salée. Ce sobriquet collectif reflète une tradition alimentaire qui a été bien vivante jusque dans les années 1960 et témoigne, comme déjà dit, d’un certain bien être : celle de conserver la viande par salaison et séchage.

Le Valgrisein, victime de plusieurs stéréotypes, était bien caractérisé. On le disait radin, intéressé par le profit et bigot. On lui reconnaissait cependant le goût pour l’instruction et le don du commerce. A’ côté de tseur saléye, on l’a affublé aussi d’un autre sobriquet, beaucoup plus malveillant : peucca ostie.(43)Mange ostie. Le sobriquet est particulièrement insultant parce que le verbe pequé, manger, est utilisé pour les bêtes. Et plus malveillant encore est le blason qu’on lui attribue : « Dedeun an man lo seublet, deun l’atra lo tsapelet ».(44)Dans une main le pénis, dans l’autre le chapelet.) De leur côté, les Valgriseins n’ont jamais trop réagi à ces boutades désobligeantes. Sûrs de leurs coutumes, ils ont laissé dire et ils ont continué à cultiver leur sentiment religieux, leur sens de la famille, leur goût pour la culture ainsi que leurs stéréotypes sur les gens du plan : mécréants, grossiers, blasphémateurs…((Les vrais blasphèmes évoquant le nom de Dieu et de ses saints n’existent pas en francoprovençal valdôtain, mais les blasphémateurs le faisaient couramment en piémontais.

Dans ma famille, quand j’étais gosse à Valgrisenche, on leur faisait en particulier un reproche de type linguistique : de ne pas tenir compte, quand ils parlent en patois, des distinctions entre le genre humain et celui animal : pequéi pour meudjéi (manger), panse pour vèntro (ventre), mouro pour vezadzo (visage), crapéi pour mouére (mourir), etc.

Cette négligence linguistique était perçue comme un manque grave de respect pour l’homme, créature du Bon Dieu, baptisé et doté d’une âme immortelle.

Nommer l’autre

Grands moqueurs et grands moqués appartiennent toujours à des communautés à personnalité bien typée. Il faut être spécial pour moquer et spécial pour être moqué.

Cogneins, les grands moqués, et Ayassins, les grands moqueurs appartiennent certainement à des communautés spéciales. Il suffit de voir comment elles se définissent par rapport aux autres, comment elles nomment les autres. Les Cogneins, dans leur patois, ont un nom pour définir tous les autres Valdôtains : les Pianèn, les habitants du plan. Qu’ils soient effectivement du Plan ou qu’ils viennent de la haute montagne, qu’ils soient de Jovençan ou de La Thuile, peu importe. Les Ayassins se démarquent aussi des autres, mais ils classent les voisins dans une hiérarchie plus nuancée. Les premiers voisins sont ceux de Brusson. Ils les appellent les Couè-torse(45)Queue tordue. Où le mot queue a son sens argotique. et sont leur cible principale pour les moqueries. Malgré cela, les distinguant de tous les autres Valdôtains appelés Gôquio,(46)Favre Saverio, Les Goquio, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien, N. 51, Aoste, 2005. ils leur reconnaissent indirectement le privilège de ne pas être vraiment comme les autres et d’être plus proches culturellement, tout en étant des rivaux. Gôquio est un mot d’origine incertaine. La tradition veut qu’il dérive de goticus et il était affublé aux mangeurs de châtaignes, donc à tous les habitants de la basse vallée, jusqu’aux portes d’Aoste. Actuellement, ce sobriquet, peu flatteur, mais pas si désobligeant non plus, tend à indiquer tous les habitants de la Vallée d’Aoste, à l’exception des Ayassins et des Brussonets, bien entendu. Les Tahque sont les Piémontais chez qui les Ayassins ont longtemps émigré pendant l’hiver pour leur confectionner les sabots (les tsôque) et les Tayàn sont les italiens en général. Les touristes étaient appelés Pec, littéralement pic, pioche, mais, au sens figuré, avare. Tous ces surnoms classifiaient les personnes qui ne comprennent pas grand-chose à la langue et à l’univers des Ayassins.

Encore de nos jours, à Ayas, on raconte de la Pinota, une paysanne de la fin du XIXe siècle, qui était « témoin professionnel » à la préture de Donnas. Elle était embauchée par ses compatriotes avec des ennuis de justice et, parée de crucifix, le saint rosaire à la main, elle était à même d’affirmer avec conviction tout ce que ses clients lui demandaient. Et dans n’importe quelle langue.(47)On raconte que les juges ouvraient l’interrogatoire avec la question : « Quel langage tenez vous madame ? » et qu’elle répondait d’un air humble et collaboratif : « Lequel vous voulez, monsieur le préteur ! ». Quand finalement les juges s’en sont aperçus, ils ont décidé de refuser non seulement la Pinota mais, systématiquement, tout témoin venant de la commune d’Ayas !

Les Couè-Torse de Brusson

Les Ayassins considèrent les Brussonnets des personnes travailleuses, plutôt intéressées au profit, naïves, occasionnellement violentes : quand ils ne comprennent pas, ils frappent…

En quelques adjectifs, une courte histoire résume le point de vue des gens d’Ayas sur les habitants de Brusson et des autres communes de la vallée de l’Evançon. A’ la nouvelle annonçant qu’un ami va se marier avec une inconnue, les gens de Challand-Saint-Victor demandent : est-elle belle ?; ceux de Challand-Saint-Anselme : est-elle bonne ?; ceux de Brusson : est-elle riche ?; ceux d’Ayas : est-elle intelligente ?

Mais c’est surtout leur prétendue naïveté qui inspire l’humour des Ayassins. Un blason qu’ils évoquent souvent dit «Tsi dè Bretsón/mindjon la crouhta/é lachon lo bon.»(48)« Ceux de Brusson mangent la croûte et laissent le bon ».

On raconte aussi de quelqu’un de retour du marché de Verrès, qui, en traversant le chef-lieu de Brusson, s’est mis à crier : « Veneu, veneu, l’a préi fouec lo batchas ! »(49)« Venez, venez, la fontaine à pris feu ! ». et que tous les Brussonnets sont accourus avec des seaux pleins d’eau pour éteindre le feu à la fontaine…

A’ ce propos, les boutades et les contes facétieux sont nombreux(50)Voir à ce propos: Obert Ewald, Euna pégnà de cointo forà, Imprimerie Valdôtaine, Aoste. 1994. bien que ces derniers n’aient pas une grande originalité étant, pour la plupart, déjà répertoriés par Aarne et Thompson.

Les plus connus sont :

1) Celui du Brussonnet qui tombe de l’arbre dont il a scié la branche sur laquelle il était assis, motif bien connu en Europe. Un Ayassin de passage, le voyant boiter, lui conseille de frotter avec un onguent l’endroit où il s’est blessé. Le Brussonnet, ravi pour le conseil, se met à frotter la pierre plate où il s’est cogné en tombant de l’arbre…

2) Celui du clocher paroissial que les Brussonnets auraient aimé avoir plus grand et plus haut. Un Ayassin leur conseille de bien engraisser avec du fumier à sa base et de le couvrir d’un grand drap pour pouvoir vérifier, jour après jour, sa croissance… Toutes les nuits, une équipe de joyeux lurons d’Ayas descendent couper quelques centimètres de drap pour qu’on ait l’impression que le clocher pousse… On retrouve exactement le même conte, l’église de Piaugre, dans les Alpes françaises.(51)Abry Christian et Abry-Défayet Dominique, Du grand Piogre (Genève) au petit Peaugre (Ardèche) : la distance du pays imaginaire, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres 1988, Grenoble, 1988.

Le point de vue des autres habitants de la vallée de l’Evançon…

Et le même conte se retrouve aussi dans les paroisses de la même vallée de l’Evançon : Brusson et Challand-Saint-Anselme. A’ Brusson, cependant, les rôles sont inversés : ce sont les Ayassins qui engraissent leur clocher pour le faire croître ! Mais la formulation de Challand est conforme à celle d’Ayas et le conte facétieux est, en plus, publié, connu dans d’autres paroisses, toujours selon le point de vue d’Ayas. Ce qui nous fait penser que le conte de Brusson est simplement une réponse avec l’inversion des rôles. Comme pour les opinions sur les qualités d’une bonne épouse qu’on a évoqué auparavant : « Can una cobbia i se marie, lé djèn i demandon commèn i è la feméla. Si dé Brutson démandao se yé béla, si d’Ayas si yé rutsa, et si de Tchallàn si yé brava. Si yé éntellidjènta i vén pa foura. »(52)« Quand un couple se marie, les gens demandent comment est la future femme. Ceux de Brusson demandent si elle est belle, ceux d’Ayas si elle est riche et ceux de Challand si elle est bonne. Si elle est intelligente ne sort pas… » Témoignage de A.V. en décembre 2011. Cette inversion est une réaction courante dans le cadre des moqueries entre villages. Par exemple, on dit de Châtillon : « Châtillon, petite ville et grands cochons » ; les habitants de Châtillon, sans se troubler, rétorquent : « Châtillon, petite ville et grand renom ».

Les gens de Brusson appellent ceux d’Ayas les Vouassìn, probablement une déformation phonétique d’Ayassin mais, le fait qu’en piémontais l’eau de vie s’appelle ouassa ou vouassa, nous autorise à être un peu malicieux aussi. En tout cas, ce sobriquet n’a rien de bien méchant.

Un manuscrit de 1740, rédigé par le curé Jean-Paul Canta, nous fournit une longue liste de sobriquets collectifs. Les habitants d’Ayas sont surnommés Béretté, sobriquet aujourd’hui oublié : est-ce lié au métier de fabriquant de bonnets ? Etait-ce un métier, dont on a perdu le souvenir, lié à l’émigration saisonnière ? Au début du XXe siècle, plus d’un siècle plus tard, le premier folkloriste valdôtain, Tancrède Tibaldi, dresse lui aussi une liste de sobriquets collectifs(53)Tibaldi Tancrède, Veillées Valdôtaines Illustrées, Ed. La Tourneuve, Aoste, 1969. : ceux d’Ayas sont alors appelés lecca-beurro, qui pourrait correspondre au lappa-beurro ou lappa-boura(54)Lèche beurre ou lèche écume (du lait). de la partie ouest de la Vallée, qui signifie jeune enfant (5-6 ans) envoyé à l’alpage en été, mais sans aucune obligation de travail: rien que pour commencer à s’habituer à la vie des éleveurs en altitude.

Mais les habitants de la vallée de l’Evençon, couramment appelée vallée d’Ayas, ont retenu l’attention aussi de leurs voisins. A’ Verrès, le premier bourg qu’on rencontre, situé au pied de la gorge qui raccorde la vallée centrale à cette vallée latérale, on dit que quatre f suffisent pour définir les habitants: fous pour ceux de Challand-Saint-Victor ; faux pour ceux de Challand-Saint-Anselme ; forts pour ceux de Brusson ; fins pour ceux d’Ayas, dans le sens, bien entendu, de doués d’une intelligence subtile.

Quand un endroit est perçu comme moche morphologiquement, selon la perception traditionnelle valdôtaine (vallée étroite, pente abrupte, terrain rocailleux, végétation sauvage) on dit que le Bon-Dieu il y est passé la nuit. Ainsi, il ne s’est pas rendu compte de ses erreurs et n’a pas procédé aux corrections mélioratives que sa bonté infinie lui aurait inspiré.

Mais, racontent les gens de Challand-Saint-Anselme, le Bon-Dieu, accompagné du fidèle saint Pierre, est bien passé, dans la vallée de l’Evançon, pour sa visite d’inspection tout droit après la création, dans une belle journée de soleil. Saint Pierre et son Supérieur, n’ont fait que se réjouir de la réussite de l’œuvre tout le long de la promenade : vraiment, on n’aurait pas pu faire mieux !

Mais, un doute impertinent soudain se faufile dans leur tête : cette perfection sans tâches, ne serait-elle pas une injustice à l’égard de tous les autres endroits ? Ainsi, pour rétablir le juste équilibre et éviter les privilèges, le Bon-Dieu décide d’insérer dans ce décor sublime les Ayassins…

…et d’ailleurs

Un important homme politique valdôtain de l’immédiat après guerre, originaire de Saint-Vincent, autre commune voisine de la vallée de l’Evançon lorsqu’on passe par le col de Joux, était beaucoup plus direct, voire désagréable. Il lui arrivait de répéter : « Il y a trois choses infinies : la miséricorde de Dieu, la faim des chiens et l’hypocrisie des Ayassins.» Il faut préciser que les Ayassins non plus n’étaient pas tendres envers les habitants de Saint-Vincent : « Sééintsèn, bouna téra é grame djèn »(55)« Saint-Vincent, bonne terre et mauvaises gens”. En réalité, ce dicton n’est pas spécifique à la vallée de l’Evançon, mais il est connu dans presque toute la Vallée d’Aoste.

La perception des Ayassins à Donnas n’est pas flatteuse puisqu’on dit : « Sé te trouve in veuro de sudour de eun d’Ayah, te vareuh tchui lé ma ».(56)« Si tu trouves un verre de sueur de quelqu’un d’Ayas, tu pourras guérir toutes les maladies » Bibliothèque de Donnas. Le dicton n’est cependant pas d’interprétation facile puisque l’image plus générale des Ayassins n’est pas celle d’une population paresseuse. Je serais donc plutôt porté à interpréter la phrase dans le sens que les Ayassins, avec leur savoir-faire étaient à même de régler leurs affaires sans trop de fatigue et arrivaient à faire travailler, donc suer, les autres. Les Donnassins ne sont pas plus indulgents à l’égard des gens de Brusson : « Cui ad Brussoun l’an mac tre marce: pian, pi pian, fermo ».(57)Le dicton est en piémontais. « Ceux de Brusson n’ont que trois vitesses : lentement, plus lentement encore, immobiles » Bibliothèque de Donnas. Dans la vallée de l’Evançon, le stéréotype de la lenteur est plutôt attribué aux habitants de Challand-Saint-Victor.

Mais la définition la plus terrible des Ayassins nous vient de Saint-Christophe : ils sont le fruit des amours indécentes de Judas et de Pilate qui, dans les pérégrinations, lors de leur exile, ont découvert les femmes d’Ayas.

L’abbé Amé Gorret, dont l’esprit caustique n’avait rien à envier aux Ayassins et qui a été, à la fin du XIXe siècle, pendant une vingtaine d’années recteur à Saint-Jacques d’Ayas, a écrit dans son autobiographie, avec beaucoup d’élégance : « La population d’Ayas est très intelligente, on dit que c’est le peuple le plus spirituel de la Vallée d’Aoste : c’est fâcheux que la nature y soit étouffée par l’esprit et que la franchise soit toujours un problème criblé de points d’interrogation »(58)Gorret Amé, Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, Turin, 1987.. Et encore, dans son Guide de la Vallée d’Aoste : « Les habitants d’Ayas ont en général la bouche taillée en ligne droite sans la moindre inflexion et la voix creuse, ils sont spirituels et moqueurs, ils jouent si habilement sur les mots, qu’on peut croire souvent qu’ils jouent la chose ; mais si on ne peut leur reprocher des convictions trop enracinées, ils possèdent par contre à un haut degré, le don de l’à-propos et des circonstances…. »(59)Gorret Amé – Bich Claude, Guide de la Vallée d’Aoste, F. Casanova, Turin, 1877.

Les sobriquets de famille et individuels

Les sobriquets sont la forme la plus élémentaire de la moquerie. Mais, ils avaient aussi une fonction importante dans la communication villageoise : ils étaient nécessaires, voire indispensables, pour marquer la famille et ses composants dans des paroisses où les anthroponymes étaient en nombre réduit et les homonymies fréquentes. Ainsi, y avait-il des sobriquets pour les descendants d’une même souche et des sobriquets individuels, parfois même pour plus d’un par personne.

L’origine des sobriquets familiaux surtout, est souvent inconnue et parfois reconstruite et mythisée a posteriori, tandis que celle des sobriquets individuels est généralement mieux connue parce que plus récente. Le sens des sobriquets n’est pas toujours évident parce qu’ils sont souvent le produit d’un évènement oublié, d’un détail perdu, d’une transformation phonétique arbitraire. Les sobriquets de famille ne sont pas particulièrement désobligeants : ils rappellent le prénom d’un ancêtre, des caractéristiques physiques ou morales, souvent bien diluées chez les descendants, des métiers abandonnés, des tics du langage, des références anecdotiques, etc.(60)Favre Saverio, Les surnoms de famille de la communauté d’Ayas, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien N.52, Aoste, 2005. Les sobriquets individuels, à moins qu’ils ne se transforment en sobriquets de famille, accompagnent la vie de la personne et s’éteignent avec elle, mais ils sont souvent désagréables, voire offensifs : tout le monde les connaît, mais on évite à les employer devant la personne concernée et les membres de sa famille. A moins qu’on ne veuille se disputer…

Les sobriquets collectifs

Les sobriquets collectifs, se rapportant aux habitants d’une commune, d’un groupe de villages ou d’un seul village, ont les caractéristiques des deux autres types, mais ils sont toujours perçus négativement par les groupes visés, indépendamment de leur étymologie. C’est le ton, l’occasion, la personne qui les prononce, le fait même d’être des sobriquets collectifs, qui les rendent offensifs. Si on les utilisait en présence des visés, c’était pour se moquer, par dérision, pour provoquer. C’était l’un des prétextes des bagarres de conscrits, de la jeunesse aux bals champêtres, des ivrognes à la foire. Ce sont les voisins qui les forgent et qui en tissent la littérature faite de blasons, de boutades et de contes facétieux. « On peut prendre acte, d’emblée, du fait que la moquerie la plus traditionnelle, transportant le matériau le plus pérenne – ce qui ne signifie pas archaïque – , est celle qui désigne une altérité collective, établie essentiellement dans l’horizon géographique.»(61)Pelen Jean-Noël, De la moquerie et de ses états, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.

La coutume d’affubler des sobriquets est très ancienne et les vieux documents d’archives nous le confirment. Cela est particulièrement vrai pour les sobriquets de famille et individuels qu’on retrouve cités sur les anciens actes notariés. Pour les sobriquets collectifs, les sources anciennes sont plus rares mais, heureusement, nous pouvons compter sur les collectes du chanoine Canta (1740) et du folkloriste Tibaldi (début du XXe siècle). Quelques sobriquets attestés sont parvenus jusqu’à nos jours comme Peutro nèr pour ceux de Gressan et Peutro dzano pour les voisins de Jovençan(62)Poitrail noir et Poitrail jaune. Dans les Cevennes, les gorges noires étaient les Protestants. Cabanel Patrick, Voir un Protestant : la fin des « gorges noires » en Lozère, in Le Monde Alpin et Rhodanien, 3-4 trimestres 1988, Grenoble, 1988. ; d’autres sont passés, on se demande bien comment, d’une commune à une autre (les Djablo d’Antèi de Canta deviennent les Djablo de Saro de nos jours, les Lappa-beuro de Sènt Itcheunne de Canta deviennent les Lecca-beuro d’Ayas (63)Les diables d’Antey deviennent les diables de Sarre, les lèche beurre de Saint-Etienne, faubourg de la ville d’Aoste, deviennent les mange beurre d’Ayas. pour Tibaldi ; parfois, de Canta à Tibaldi, l’on change de sobriquet, mais on en conserve à peu près le sens : à Châtillon, les Blagueur deviennent Séndjo de Veulla et, à Villeneuve, les Tsacha-tseun deviennent Peucca-tseun. Ce qui n’est pas, à vrai dire, exactement la même chose(64)Les vantards deviennent les singes de la ville d’Aoste et les chasse chiens deviennent mange chiens. Cependant, en général, les anciens sobriquets ont disparu et ont été remplacés, ce qui semble démontrer une certaine fragilité.

L’évolution de la perception

La charge dérisoire du sobriquet semble s’atténuer à certaines occasions et surtout, avec le temps qui passe.

Tancrède Tibaldi nous a laissé une belle description de la fête patronale de La Salle. Pour des raisons d’espace, mais aussi pour respecter une certaine hiérarchie, on ne dansait généralement pas tous ensemble. Les meneurs annonçaient avant que les musiciens n’attaquent, à qui étaient réservées les suivantes ; ils donnaient lo brènlo comme on disait dans la haute vallée. Or, à La Salle, après avoir annoncé lo brenlo des différentes catégories sociales et celui des habitants des différents hameaux de la paroisse, on passait aux voisins qu’on invitait à danser en les appelant par leur sobriquet « L’on va commencer la danse pour les Baraquins de Morgex – Une autre fois le bal sera pour les Meulatés de La Thuile. Ensuite pour les Périau de Pré-Saint-Didier, les Bouronclo de Courmayeur, les Rétret de Derby, les Sublo d’Avise, les Piorna de Liverogne, les Cer Salaje de Valgrisenche, les Péliaté d’Arvier, les Viandé de Saint-Nicolas, etc. Chaque sobriquet entraîne une risée de la foule et les danses se succèdent avec un entrain toujours plus croissant. »(65)Tibaldi Tancrède, Moeurs et Traditions Valdôtaines. La Badoche, article paru par livraisons sur l’hebdomadaire Le Valdôtain, au cours de tout le mois d’avril de l’année 1892. Le sens des sobriquets évoqués n’est pas toujours clair. Les seuls évidents semblent être Meulatés/Muletiers, Piorna/Ivresse, Cher Salaje/ Viande Salée, Péliaté/Pelletier.

De nos jours, la plupart des sobriquets collectifs sont encore connus, mais ils on perdu toute la charge d’agressivité qui leur était congénitale. Ils sont devenus « une tradition », une particularité un peu étrange, évocatrice d’un passé mythique, qu’on affiche même avec une certaine coquetterie. Les jeunes de Saint-Oyen, au début du troisième millénaire, après une longue discussion il faut le reconnaître, ont appelé Comité des Matouffie(66)Les Fous. le centre culturel qu’ils venaient de créer ; les gens de Sarre ont intitulé Saro Djablo(67)Sarre Diables. le Bulletin de la bibliothèque communale; les jeunes de Valtournenche ont baptisé Lé Béguioù(68)Probablement Bigots. leur compagnie théâtrale en francoprovençal et ceux de Hône Lé Guiandec(69)Naïf, simple d’esprit, selon le dictionnaire du patois de Hône. ! Ainsi, les vieux sobriquets collectifs, devenus éléments identitaires, semblent avoir initié une nouvelle carrière.

La cabala

Si le sobriquet est la forme la plus élémentaire de la moquerie, la cabala est certainement la forme la plus élaborée, la plus sophistiquée, la plus artistique qu’on connaisse en Vallée d’Aoste. C’est à Ayas qu’on la pratique, de moins en moins peut-être, mais on la pratique encore. C’est quelque chose de spécial et il faut être spéciaux pour la réaliser, spéciaux comme les Ayassins. «… ils sont spirituels et moqueurs, ils jouent si habilement sur les mots, qu’on peut croire souvent qu’ils jouent la chose… ».(70)Amé Gorret, Claude Bich, Guide… Saverio Favre, dialectologue compétent et Ayassin impénitent, nous donne la définition de la cabala qui est « une sorte de langage consistant à parler d’un sujet, d’une personne, d’un évènement, en l’effleurant seulement, par allusions et références que tout le monde connaissait, avec des double sens et des mots d’esprit. Les Ayassins étaient des maîtres dans cet art, qui présuppose la connaissance intime de la communauté locale, de l’histoire de chaque famille, des petits secrets de chaque individu et, évidemment, un esprit fin, rapidité de réflexes, souvent une langue mordante »(71)Favre Saverio, Les Goquio, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien N. 51, Aoste, 2005. Ce jeu verbal, véritable expression théâtrale spontanée, où « le réel se doit d’habiller le mensonge »(72)Ribouillault Claude, Les menteries, un genre littéraire pour la mauvaise foi ?, in Es pas vertat !!!, Actes du colloque de Cordes, janvier 2012, CORDAE/La Talvera, Mérignac, 2013., présuppose donc des références culturelles et linguistiques partagées, une certaine complicité entre personnes, la présence du moqué et d’un public, occasionnel bien sûr. Une belle moquerie réussie doit avoir des témoins pour qu’on puisse la raconter et ainsi la renouveler pour le plaisir des gens d’esprit.

Finalement, la moquerie est toujours faite aussi pour des «spectateurs » ! Ce qui lui donne des chances de survie dans notre société qui tend, toujours plus, à tout transformer en spectacle.

De quoi on se moque-t-on ?

La moquerie, sous les formes analysées dans ce texte, est une sorte de sanction sociale pour certains comportements vrais ou supposés, attribués aux membres d’une communauté autre, qu’elle soit grande ou petite. Une sanction punit une transgression, donc elle présuppose l’existence de règles comportementales et leur infraction. Indirectement, les moqueries évoquent des codifications de valeurs, partagées par les moqueurs et les moqués. L’approbation réciproque est indispensable puisque la moquerie ne serait pas efficace si elle ne rappelait pas aux moqués aussi des comportements blâmables.

De l’analyse des moqueries ressort donc le système de valeurs qui réglait la société valdôtaine dite traditionnelle, quand elles faisaient partie du quotidien et que la dynamique moqueur/moqué était encore fonctionnelle.

Dans une communauté où le travail était une valeur de base, il est normal que l’on se moque des fainéants ou de ceux qui travaillent mal comme les hommes de Cogne qui piochent les ceps de vigne en sarclant. Dans une société d’éleveurs et d’agriculteurs, il ne faut pas s’étonner si les habitants des villes et des bourgs deviennent les cibles de moqueries parce qu’ils ne savent pas « où la vache a sa queue ». On se moque, et comment ! de la naïveté et de l’ignorance, dont les composantes sont culturelles. Par contre, les tares physiques, avec l’exception du goitre, ne sont jamais évoquées dans les moqueries ainsi que les retardements mentaux. Les valeurs morales aussi sont tenues bien en compte : on prône la générosité et l’on se moque des avares ; la sobriété et l’on se moque des ivrognes et des goinfres ; la simplicité et l’on se moque des vantards et des snobs ; l’humilité et l’on se moque des présomptueux, la sincérité et l’on se moques des hypocrites, la loyauté et l’on se moque des traîtres. Profondément religieux, les Valdôtains condamnent l’impiété, les blasphémateurs et tous ceux qui négligent les rituels de l’église catholique. Ils se moquent aussi des isolationnistes, des habitants des villages qu’on appelle ironiquement « républiques » où les gens tendent à se replier sur eux mêmes.(73)On reconnaît cependant une certaine originalité et un sens de la cohésion sociale à ces petites communautés « républicaines ». L’esprit communautaire, la coopération, la solidarité étaient des valeurs importantes en montagne où l’on ne pouvait pas vivre sans « l’autre ».

Tout cela est dans l’ordre des choses puisqu’on vise à des principes moraux largement partagés dans la société occidentale. Mais les moqueries qui s’attaquent à la pauvreté, à celle de l’alimentation en particulier, sont plus difficiles à comprendre et à expliquer.(74)Cette attitude, ne semble pas exclusive à la Vallée d’Aoste. Dans le Genevois, on se moquait de la pauvreté des habitants de Franclens à qui l’on reprochait, entre autres choses, de se nourrir de haricots. Les Franclioni, malgré tout, se distinguaient pour la production d’un vin bien apprécié. Dufournet Paul, in le Monde Alpin et Rhodanien N. 2-4, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, 1974. De nos jours, ce genre de moqueries serait jugé inopportun, de mauvais goût, out, comme on dirait en patois. Tout comme les moqueries sur les habitudes vestimentaires des habitants de Chamois qui portent les pantalons un empan au dessus des chevilles ou des femmes de Cogne avec leur jupe « junonique ». Quant aux moqueries adret/envers, désormais très atténuées, elles représentaient plutôt une sorte de combat singulier verbal, une joute, entre villageois armés de stéréotypes et dialectiquement doués. Les moqueries liées à la langue sont assez extraordinaires et mériteraient une analyse plus approfondie. Elles sont fréquentes et variées. On se moque de la langue employée dans certaines circonstances: les habitants de Cunéaz qui parlent piémontais le dimanche ou les émigrés de retour qui parlent systématiquement un français précieux pour l’oreille des villageois; du registre linguistique : les blasphémateurs sont honnis(75)Il n’y a pratiquement pas de blasphèmes en patois si pas quelques exclamations du genre Mondje-Mé (Mon Dieu). Les blasphémateurs valdôtains utilisaient plutôt le piémontais ou, plus rarement le vénitien pour leurs exploits. ; du relâchement : ceux qui utilisent pour les hommes la terminologie habituellement employée pour les animaux ; des différences lexicales, phonétiques ou prosodiques ; des incorrections pénétrées dans le francoprovençal par le contact avec le piémontais ou l’italien.

Cela nous confirme que la langue n’était pas perçue comme un simple moyen de communication, mais qu’elle faisait aussi partie du patrimoine culturel comme élément identitaire.

Comme la moquerie d’ailleurs…

Bibliographie

Abry-Deffayet Dominique et Abry Nicolas, Le parler des Savoies et ses histoires à rire, Christine Bonneton, Clermont-Ferrand, 2013

Abry Christian et Abry-Défayet Dominique, Du grand Piogre (Genève) au petit Peaugre (Ardèche) : la distance du pays imaginaire, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.

Amis du patois, Dizionario del dialetto francoprovenzale di Hône, Le Château, Aoste, 2007

Bétemps Alexis, Rimailles de clocher en Vallée d’Aoste dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.

Cabanel Patrick, Voir un Protestant : la fin des « gorges noires » en Lozère, in Le Monde Alpin et Rhodanien, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.

Dufournet Paul, in le Monde Alpin et Rhodanien 2-4 trimestres, Grenoble, 1974

Favre Saverio, Les Goquio, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien N. 51, Aoste, 2005

Favre Saverio, Les surnoms de famille de la communauté d’Ayas, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien N.52, Aoste, 2005

Fehlmann Paul, Ethniques, surnoms et sobriquets des villes et villages, Julien Editeur, Genève, 1990

Gatto Chanu Tersilla, Il fiore del leggendario valdostano, Emme Edizioni, Torino,1988

Gorret Amé, Bich Claude, Guide de la Vallée d’Aoste, Casanova, Turin, 1877

Gorret Amé, Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, Turin,1987.

Obert Ewald, Euna pégnà de cointo forà, Imprimerie Valdôtaine, Aoste, 1994.

Pelen Jean-Noël, De la moquerie et de ses états, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988 .

Perron Marco, Surnoms à Valtournenche, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien N.22, Aoste, 1990.

Philippot Lidia, Bétemps Alexis, La vallée des merveilles, Slatkine, Genève, 2006.

Ribouillault Claude, Les menteries, un genre littéraire pour la mauvaise foi ?, in Es pas vertat !!!, Actes du colloque de Cordes, janvier 2012,CORDAE/La Talvera, Mérignac, 2013.

Tibaldi Tancrède, Moeurs et Traditions Valdôtaines. La Badoche, article paru par livraisons sur l’hebdomadaire Le Valdôtain, au cours de tout le mois d’avril de l’année 1892.

Tibaldi Tancrède, Veillées Valdôtaines Illustrées, Ed. La Tourneuve, Aoste, 1969.

Notes

Notes
1 Pelen Jean-Noël, De la moquerie et de ses états, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.
2 Alpiniste réputé, historien, ami et admirateur de Jean-Baptiste Cerlogne, patoisant passionné, dans une de ses rares incursions dans le domaine de la poésie, l’abbé Joseph-Marie Henry nous offre le portrait stéréotypé des habitants de toutes les paroisses valdôtaines. Quatre vers en rimes plates, un couplet pour chaque paroisse, pour une fresque étonnante, pleine d’esprit et de sympathie. Malheureusement, il a sans doute dû s’imposer l’autocensure et tempérer les expressions un peu trop pittoresques communément utilisées dans le quotidien. Malgré son attitude bien compréhensible, vu la profession religieuse, les stéréotypes partagés sont bien mis en évidence. Ainsi, quand je cite les habitants d’une paroisse, je proposerai en note le couplet les concernant si le portrait me paraît réussi.
3 bry Christian et Abry-Défayet Dominique, Du grand Piogre (Genève) au petit Peaugre (Ardèche) : la distance du pays imaginaire, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.
4 No sen allà in Vagresentse/In trecayen bien de laventse/Tsi leur, di viou i minaillon/San cen que l’est la relejon. Nous sommes montés à Valgrisenche/En traversant beaucoup d’avalanches/ Chez eux, tant les vieux que les enfants/ Savent bien ce qu’est la religion. Joseph-Marie Henry, La tsanson dou Pay
5 Come l’est dzen vère Torgnon/Di col de Saint Pantalion/Di pià tanqu’a Becca de Tsan/To l’est in prà, in bouque, in tsan. Qu’il est beau de voir Torgnon/Du col de Saint-Pantaléon/Du pied jusqu’au sommet du Pic de Tsan/ Tout est pré, bois et champ. Jean-Marie Henry, La tsanson dou Pay.
6 « Caque aiguilles ».
7 Ne savent pas où la vache porte la queue.
8 Blagueur est un sobriquet très utilisé : c’est ainsi que les gens de Fénis appelaient ceux de Saint-Marcel et ceux de Saint-Christophe ceux de Gressan. Par contre, dans la liste du chanoine Canta les seuls blagueurs semblent être ceux de Châtillon.
9 Les socques étaient ceux des villages autour, ceux de Fénis notamment, et ceux du Bourg étaient les chaussures…
10 Ayatse l’est un grou pay/Plen de sabò et plen d’espri/Sogne todzor un mouë de prére/ a la valada de la Dzouëre. Ayas est un grand pays/plein de sabots et d’esprit/Il assure toujours beaucoup de prêtres/ à la vallée de la Doire. Joseph-Marie Henry, La tsanson dou Pay.
11 « Il est parti âne et rentré bourricot » Favre Saverio (Témoignage de), février 2012.
12 « A peine sont-ils suffisamment fous, ils reviennent » » Favre Saverio (Témoignage de), février 2012.
13 Pe poyé à Tsamoë, praou cheur/Fât pa avei lo battecoeur !/Leur l’an tot l’an bien de solei/Totson la leuna avouë lo dei. Pour monter à Chamois, c’est certain/Il ne faut pas être malade du cœur/ Ils ont beaucoup de soleil pendant toute l’année/ Et touchent la lune avec un doigt. Joseph-Marie Henry, La tsanson dou Pay.
14 « … On constate que les plus hauts lieux de la niaiserie ne sont guère connus au-delà de 50 à 60 kilomètres. » Abry Christian et Abry-Défayet Dominique, Du grand Piogre (Genève) au petit Peaugre (Ardèche) : la distance du pays imaginaire, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres 1988, Grenoble, 1988.
15 Mais comme tous ceux de l’envers, ils sont les premiers à avoir les fruits de l’été parce que, en cette saison, ils ont plus de soleil qu’à l’adret.
16 Les habitants de Lillianes ont comme sobriquet lé pagàn, déjà attesté par T. Tibaldi en 1911 et conservé jusqu’à nos jours.
17 Les habitants des Traverses n’ont même pas de coussins.
18 Témoignage de Frazìe Avoyer, Pradumaz, Saint-Rhemy-en-Bosses, novembre 2013.
19 A Donnas l’y at pà d’iver !/ L’an pà gneun le tsaousson deper/ et tè, se t’a pà lo bouë tendro/Demanda vei de peccotèndro. A Donnas il n’y a pas d’hiver/ Personne n’a les chaussettes dépareillées/ Et si tes boyaux ne sont pas trop faibles/ Essaye de demander le vin local. Jean-Marie Henry, La tsanson dou Pay.
20 La province de Cuneo est la plus grande du Piémont et englobe les vallées de langue occitane des Alpes du Sud. Les Piémontais se moquaient de préférences des gens de Cuneo et, souvent, des Valdôtains aussi.
21 « Châtaignes cuites à l’eau ou eau cuite avec châtaignes, tant pour changer ».
22 « Si la Doire était du babeurre et le gravier des châtaignes, quelles ventrées, quelles ripailles ! » Bibliothèque de Donnas.
23 « Traîtres d’Outrefer ».
24 On considérait les gens de Quincinetto un peu lents à prendre des décisions et jamais prêts à s’en aller : t’i pa mai virà (jamais prêt à partir, jamais décidé.) Bibliothèque de Donnas.
25 « Habitants de Quincinetto, beaucoup de chèvres mais pas de chevreau ». Probablement, les habitants de Quincinetto vendaient les chevreaux pour profiter davantage du lait de leurs mères. Bibliothèque de Donnas.
26 « Tuit tuit tuit, tant de chèvres mais pas de tommes ». En élevant les chevreaux, ceux de Vert n’avaient pas suffisamment de lait pour faire leur fromage. Tuit tuit tuit, dans le parler de Quincinetto, est l’appel que les bergers adressaient aux chèvres pour se faire suivre au pâturage ou ailleurs. A’ Vert on dirait plutôt : tièh tièh… Bibliohèque de Donnas.
27 Comme explication le témoin a commenté : « Elles gaspillent le patrimoine familial pour réchauffer la maison (peuccon lo megnadzo p’étsaoudé mèizón).
28 « Les filles de l’envers, habituées à la lune, quand elles se marient à l’adret ne font pas fortune ». Bibliothèque de Donnas.
29 Bétemps Alexis, Rimailles de clocher en Vallée d’Aoste, in « Le Monde Alpin et Rhodanien », 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.
30 « Bois le vin des pommes, ceux d’Arnad ne sont pas d’Issogne ».
31 “Habitant d’Arnad, mange les sauterelles”.
32 “Même si vous avez raison, nous on ne change pas l’adret pour l’ubac!”.
33 La Doire Balthée est la rivière qui sépare les deux communes de Sarre et de Jovençan.
34 « Gosier jaune » c’est le sobriquet des habitants de Jovençan.
35 “Sarre diable, veux-tu te battre?” On appelait diables les habitants de Sarre.
36 “Saro djablo”. Petite histoire d’un blason, dans “Histoire et culture en Vallée d’Aoste”, mélanges offerts à Lin Colliard, Musumeci, Quart, 1993.
37 “Faut-il vendanger grain par grain ou couper la grappe toute entière?”
38 “Oui, tout s’est bien passé ! Mais que de bois nous avons arraché de terre en piochant… » Ils avaient déraciné les ceps de vigne !
39 Aoutre pe Perlo l’y van pà/Ni les-auto ni le tsevà/Le sentë son a etselë/Fran cen que fât pe le llioutrë. Du côté de Perloz n’y vont pas/ Ni les autos, ni les chevaux/ Les sentiers sont comme des escaliers/Vraiment ce qu’il faut pour les sauterelles Jean-Marie Henry, La tsanson dou Pay.
40 Qui vout passé pe Pontboset/Dei choure de tsemin tot dret/Tenide-vò ! Féde attenchon/Se volèi pàtseere i torron. Qui veut passer par Pontboset/ doit suivre un chemin bien droit/Tenez vous bien , faites attention/ Si vous ne voulez pas tomber dans le torrent. Jean-Marie Henry, La tsanson dou Pay.
41 Raymond José, en Tarentaise : Tignes et ses voisins. Sobriquets, proverbes- bout-rimés, contes et chansons, in « Le Monde Alpin et Rhodanien », 3-4 trimestres 1988, Grenoble, 1988.
42 Viande salée. Ce sobriquet collectif reflète une tradition alimentaire qui a été bien vivante jusque dans les années 1960 et témoigne, comme déjà dit, d’un certain bien être : celle de conserver la viande par salaison et séchage.
43 Mange ostie. Le sobriquet est particulièrement insultant parce que le verbe pequé, manger, est utilisé pour les bêtes.
44 Dans une main le pénis, dans l’autre le chapelet.) De leur côté, les Valgriseins n’ont jamais trop réagi à ces boutades désobligeantes. Sûrs de leurs coutumes, ils ont laissé dire et ils ont continué à cultiver leur sentiment religieux, leur sens de la famille, leur goût pour la culture ainsi que leurs stéréotypes sur les gens du plan : mécréants, grossiers, blasphémateurs…((Les vrais blasphèmes évoquant le nom de Dieu et de ses saints n’existent pas en francoprovençal valdôtain, mais les blasphémateurs le faisaient couramment en piémontais.
45 Queue tordue. Où le mot queue a son sens argotique.
46 Favre Saverio, Les Goquio, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien, N. 51, Aoste, 2005.
47 On raconte que les juges ouvraient l’interrogatoire avec la question : « Quel langage tenez vous madame ? » et qu’elle répondait d’un air humble et collaboratif : « Lequel vous voulez, monsieur le préteur ! ».
48 « Ceux de Brusson mangent la croûte et laissent le bon ».
49 « Venez, venez, la fontaine à pris feu ! ».
50 Voir à ce propos: Obert Ewald, Euna pégnà de cointo forà, Imprimerie Valdôtaine, Aoste. 1994.
51 Abry Christian et Abry-Défayet Dominique, Du grand Piogre (Genève) au petit Peaugre (Ardèche) : la distance du pays imaginaire, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres 1988, Grenoble, 1988.
52 « Quand un couple se marie, les gens demandent comment est la future femme. Ceux de Brusson demandent si elle est belle, ceux d’Ayas si elle est riche et ceux de Challand si elle est bonne. Si elle est intelligente ne sort pas… » Témoignage de A.V. en décembre 2011.
53 Tibaldi Tancrède, Veillées Valdôtaines Illustrées, Ed. La Tourneuve, Aoste, 1969.
54 Lèche beurre ou lèche écume (du lait).
55 « Saint-Vincent, bonne terre et mauvaises gens”. En réalité, ce dicton n’est pas spécifique à la vallée de l’Evançon, mais il est connu dans presque toute la Vallée d’Aoste.
56 « Si tu trouves un verre de sueur de quelqu’un d’Ayas, tu pourras guérir toutes les maladies » Bibliothèque de Donnas.
57 Le dicton est en piémontais. « Ceux de Brusson n’ont que trois vitesses : lentement, plus lentement encore, immobiles » Bibliothèque de Donnas. Dans la vallée de l’Evançon, le stéréotype de la lenteur est plutôt attribué aux habitants de Challand-Saint-Victor.
58 Gorret Amé, Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, Turin, 1987.
59 Gorret Amé – Bich Claude, Guide de la Vallée d’Aoste, F. Casanova, Turin, 1877.
60 Favre Saverio, Les surnoms de famille de la communauté d’Ayas, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien N.52, Aoste, 2005.
61 Pelen Jean-Noël, De la moquerie et de ses états, dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, 3-4 trimestres, Grenoble, 1988.
62 Poitrail noir et Poitrail jaune. Dans les Cevennes, les gorges noires étaient les Protestants. Cabanel Patrick, Voir un Protestant : la fin des « gorges noires » en Lozère, in Le Monde Alpin et Rhodanien, 3-4 trimestres 1988, Grenoble, 1988.
63 Les diables d’Antey deviennent les diables de Sarre, les lèche beurre de Saint-Etienne, faubourg de la ville d’Aoste, deviennent les mange beurre d’Ayas.
64 Les vantards deviennent les singes de la ville d’Aoste et les chasse chiens deviennent mange chiens.
65 Tibaldi Tancrède, Moeurs et Traditions Valdôtaines. La Badoche, article paru par livraisons sur l’hebdomadaire Le Valdôtain, au cours de tout le mois d’avril de l’année 1892. Le sens des sobriquets évoqués n’est pas toujours clair. Les seuls évidents semblent être Meulatés/Muletiers, Piorna/Ivresse, Cher Salaje/ Viande Salée, Péliaté/Pelletier.
66 Les Fous.
67 Sarre Diables.
68 Probablement Bigots.
69 Naïf, simple d’esprit, selon le dictionnaire du patois de Hône.
70 Amé Gorret, Claude Bich, Guide…
71 Favre Saverio, Les Goquio, in Nouvelles du Centre d’Etudes francoprovençales René Willien N. 51, Aoste, 2005.
72 Ribouillault Claude, Les menteries, un genre littéraire pour la mauvaise foi ?, in Es pas vertat !!!, Actes du colloque de Cordes, janvier 2012, CORDAE/La Talvera, Mérignac, 2013.
73 On reconnaît cependant une certaine originalité et un sens de la cohésion sociale à ces petites communautés « républicaines ».
74 Cette attitude, ne semble pas exclusive à la Vallée d’Aoste. Dans le Genevois, on se moquait de la pauvreté des habitants de Franclens à qui l’on reprochait, entre autres choses, de se nourrir de haricots. Les Franclioni, malgré tout, se distinguaient pour la production d’un vin bien apprécié. Dufournet Paul, in le Monde Alpin et Rhodanien N. 2-4, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, 1974.
75 Il n’y a pratiquement pas de blasphèmes en patois si pas quelques exclamations du genre Mondje-Mé (Mon Dieu). Les blasphémateurs valdôtains utilisaient plutôt le piémontais ou, plus rarement le vénitien pour leurs exploits.

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Le patois de l’autre monde https://betemps.eu/patois-de-lautre-monde/ Mon, 06 Feb 2017 20:34:44 +0000 https://betemps.eu/?p=498 Enrica Dossigny et Alexis Bétemps, Le patois de l’autre monde, in Langues et cultures de France et d’ailleurs, in Bulletin du Centre d’Etudes francoprovençales « René Willien » de Saint-Nicolas, N. 59, Aoste, 2009 La famille Dossigny dans l’ancien et dans le nouveau monde À la fin des années 1880, Joseph Dossigny, né en 1871, laissa sa […]

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Enrica Dossigny et Alexis Bétemps, Le patois de l’autre monde, in Langues et cultures de France et d’ailleurs, in Bulletin du Centre d’Etudes francoprovençales « René Willien » de Saint-Nicolas, N. 59, Aoste, 2009

La famille Dossigny dans l’ancien et dans le nouveau monde

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Alexis Bétemps nel 2008 – foto di Claudine Remacle.

À la fin des années 1880, Joseph Dossigny, né en 1871, laissa sa famille et son village pour émigrer aux États-Unis. Son village, Gignod, se trouve dans la Vallée d’Aoste, à 7 km de la ville d’Aoste, au sein de la Vallée du Grand-Saint-Bernard.

L’économie de cette commune, à la fin du XIXe siècle, se basait sur l’agriculture (pâturages, céréales, fruits) et l’élevage (prédominance de vaches) et permettait tout juste à la population de survivre. Aujourd’hui, Gignod vit du tourisme, d’un peu d’agriculture, de l’élevage et de l’industrie (une petite usine de bâtons de ski est implantée dans la commune), mais surtout du tertiaire.

Le petit hameau où le jeune homme vivait avec sa famille s’appelle Chez-Henry, une poignée de maisons entourées par les prés et les champs.

Joseph émigra donc vers un autre pays pour chercher fortune. Sans papier d’identité, il s’embarqua au Havre pour arriver à New-York, d’où il rejoignit le Colorado et, plus exactement, le village de Emma, dans la municipalité de Pitkin, où était établie une communauté de Valdôtains. Il travailla d’abord dans des fermes, puis, petit à petit, il fit des économies et réussit à s’en acheter une.

De temps en temps, il écrivait à sa famille (c’était Victorine qui tenait la correspondance avec son frère) qui se réunit devant l’objectif du photographe pour se faire immortaliser (voir image…). Cette photo, envoyée aux États-Unis, fut l’occasion pour présenter le nouveau-né (Marie Marcelline) à Joseph. Au centre de la photo, on peut voir la grand-mère de Joseph, Marie Marguerite Norat, veuve de Jean-Joseph Dossigny, tué à l’âge de 41 ans, lors du 3e Régiment des Socques alors qu’il était intervenu pour défendre l’ordre. Il fut la seule victime de ce 3e Régiment, révolte de paysans contre le gouvernement en 1853, appuyé par l’église.

Vers 1903-1904, deux de ses frères le rejoignirent : Henry (mon grand-père) et Victor. Le premier resta huit ans en Amérique, puis il rentra en Vallée d’Aoste ; le deuxième s’y installa définitivement. Ils travaillaient ensemble dans la ferme de Joseph, bien différente des fermes valdôtaines puisqu’elle avait déjà connu la mécanisation.

Joseph se maria avec une fille originaire de la Vallée d’Aoste (plus exactement de Doues) qu’il connut aux États-Unis. La langue qu’il parlait avec sa femme, ses enfants et la communauté des Valdôtains, était le patois, ses enfants n’apprirent l’anglais qu’à l’école. Après sa mort, l’anglais prit la place du dialecte valdôtain dans la communication au sein de la famille (entre les enfants et avec leur mère aussi). Le patois resta dans la mémoire d’un de ses fils, Nasau, le témoin de l’enquête, jusqu’au moment où il vint nous rendre visite en Vallée d’Aoste en 1981. Mon père, Livio Dossigny, lui parla en patois ; il répondit et il fut lui-même émerveillé de réaliser qu’il était à même de parler une langue qu’il croyait avoir oubliée. C’était comme un trésor enseveli qui revenait à la lumière du jour !

Histoire d’une interview

C’était en 1981.

L’Association Valdôtaine des Archives Sonores (AVAS) venait d’être constituée et ses adhérents, du président au dernier inscrit, s’activaient, avec l’enthousiasme des néophytes, pour participer à la constitution de ce fonds sonore qui voulait devenir la mémoire valdôtaine. L’expérience était limitée, les compétences réduites mais l’enthousiasme aux étoiles. Henri Armand m’avait signalé le cas, plutôt extraordinaire, d’un américain, fils d’émigrés Valdôtains, désormais septuagénaire, qui, pour la première fois, était venu en Vallée d’Aoste pour connaître sa famille et son pays d’origine. Son patrimoine linguistique personnel était particulièrement original : l’anglais, dans l’une de ses variétés américaines et le patois, appris dans les montagnes du Colorado. Il ne comprenait ni l’italien ni le français et, dès le début, je dus m’en rendre compte en constatant son regard ébahi quand il m’a entendu employer un come mai(1)Calque de l’italien : comment ça se fait?, incompréhensible pour lui, fils d’émigrés partis quand l’italien n’avait pas encore pénétré en Vallée d’Aoste. Ce fait m’obligea à un contrôle linguistique rigoureux et salutaire.

Enfin…

Les contacts nécessaires pris, la rencontre eut lieu dans les locaux de l’ancien Centre d’Études, près de la Cure, le 15 septembre, à Saint-Nicolas. Après un court entretien, l’interview débuta.

A l’époque, j’étais plutôt intéressé aux phénomènes de langue qu’aux expériences culturelles des témoins, ainsi je me proposais d’enquêter sur la formation linguistique de ce patoisant étrange, de vérifier sa compétence linguistique, son sens d’appartenance ethnique et d’expliquer la persistance relativement longue, d’une communauté de Valdôtains dans un coin perdu d’Amérique. Malheureusement, par manque de temps, par inexpérience ou plutôt par présomption juvénile, je me suis présenté à cet important rendez-vous sans préparation. Le témoin se révéla, en plus, timide et réticent, ce qui a fait que l’interview n’est pas de grande qualité. La transcrire a été pour moi une juste punition puisque je me suis rongé maintes fois le foie en écoutant mes questions mal posées et en regrettant de ne pas avoir su en poser certaines autres qui auraient pu solliciter des réponses plus illuminantes. De plus, l’interview dure moins d’une heure parce que le témoin, contraint à utiliser une langue qu’il maniait avec difficulté, bien qu’elle ait été sa langue maternelle, a vite dénoncé de la fatigue et manifesté le désir d’interrompre l’entretien.

Malgré tout, cette interview demeure un document important, qui sort de l’ordinaire et qui témoigne d’une situation singulière : l’évolution linguistique du patois dans une situation d’isolement relatif, dans un contexte anglophone. Je me propose donc d’analyser ce texte et d’essayer de comprendre la nature des nouvelles acquisitions du tissu linguistique originaire et des perturbations venant du contact exclusif avec l’anglais et la culture américaine, si l’on peut dire.

La situation idéale pour une telle recherche aurait été d’effectuer l’interview directement chez le témoin, en Californie, puisque, comme il nous le dit lui-même, son séjour en milieu patoisant, bien que très bref, a stimulé son fonds linguistique de base et l’a certainement enrichi. Mais cela n’a pu se faire, du moins jusqu’à présent…

Certes, l’exiguïté du corpus ne nous permet pas de tirer des conclusions. Cependant, je crois que nous pouvons quand même signaler des phénomènes significatifs.

Dans l’ensemble, l’aspect qui m’a le plus étonné chez le témoin est la conservation presque parfaite de la prosodie : le rythme, et l’intonation sont pratiquement ceux des Gignolains d’aujourd’hui et l’articulation des sons du patois est bonne mais légèrement relâchée. Ce qui est probablement une influence anglophone. À l’entendre, on le prendrait tranquillement pour ce qu’il est effectivement : un patoisant de langue maternelle, mais qui n’a plus guère l’occasion de le pratiquer. Si ce n’est pour quelques petits tics de langage comme celui de commencer une réponse par « well » et de la poursuivre par « then »… Mais, au-delà de la première impression, les conséquences du contact avec le monde anglophone sont nombreuses, à partir de l’insécurité linguistique qui ressort des nombreuses hésitations dans le discours pour chercher les mots adéquats et le recours fréquent aux circonlocutions, aux phrases suspendues, à l’élimination de particules grammaticales.

Si le discours de N. Dossigny est certainement reconnu comme francoprovençal par les locuteurs, une analyse plus poussée nous montre comment les influences de la langue en contact se font sentir à tous les niveaux.

Au niveau lexical en premier lieu :

a) des calques : « meulle » l’unité de mesure linéaire mille, mile en anglais ; « traslachón » pour traduction ; « forche » pour fourche. Ce dernier mot a l’air bien roman mais en patois, nous n’utilisons que la forme « trèn », trident ; « veuo pouza » pour how much ; « colledzo » dans le sens américain de « college », qui n’a rien à voir avec notre collège valdôtain qui a plutôt le sens de pensionnat ; papé, utilisé dans le sens de texte écrit.

b) des emprunts : la « rentch » pour la ferme, ranch en anglais. Il peut paraître curieux que le témoin n’ait pas conservé le mot francoprovençal « grandze », très courant, et ce choix pourrait s’expliquer par le fait que la réalité américaine est bien différente et que le mot « grandze » n’aurait pas suffisamment rendu l’idée. Mais il faut dire aussi qu’il a affublé au mot emprunté le genre féminin qu’il retrouve en patois.

c) des néologismes : « staqué » pour indiquer la façon pour conserver le foin, empilé autour d’une perche en bois.

La partie grammaticale aussi est atteinte : nous pouvons constater que dans les temps composés, la tendance est d’utiliser un seul auxiliaire, le verbe avoir, comme en anglais (ma seòi l’a neissì) ; le verbe se lever est utilisé sans pronom réfléchi, sur le modèle de l’anglais (to wake up).

Quant à la syntaxe, les interférences semblent plus rares, nous pouvons enregistrer néanmoins un curieux « l’òmmo que lo pappa l’a travaillà avouì ». L’ordre des éléments dans les phrases est aussi parfois inspiré de l’anglais, dans sa forme américaine en particulier : les premières paroles du témoin ont été « Mé si nèissì l’an sat, ottobre, lo dizesat ». Il a décliné ses généralités selon l’ordre américain !

Les mots anglais en alternance avec des mots patois connus par le locuteur sont rares, nous enregistrons cependant un « bicoze » et un ya.

Interview à Nasau Dossigny

Saint-Nicolas – 15 septembre 1981  – par Alexis Bétemps
D. Mé si, Nesau Dossigny, si pa mé yòou l’an accapà si non…l’an beuttoù si non …mé si nèissì l’an sat, ottobre, dizesat, a Emma, Colorado(2)I was born the 17th October 1907 a Emma, Colorado.

B. L’è lo premiéi coou que tornade eun Val d’Ousta?

D. L’é lo premì cou que si vén-i sé…

B. Vo prèdjade patoué comme no

D. A peu pré comme vo, la fèi

B. Come mai, sèn…Perqué ?

D. Perqué, de qué ? Lo patoué ?

B. Oué, perqué vo predjade patoué ?

D. Lo pappa é la mamma l’an todzor prédzà lo patoué…Sont alloù òoutre de seuilla si pa bièn queun an….l’an trèi, l’an cattro, dèi que son marioù…l’an sénque…é l’an chouéi, la sèòi l’è nèeisseuva…mé si nèissì l’an aprì, l’an sat é n’a eun’ atra sèoi que l’a neissì l’an apré, l’an noou..

B. De yòou l’ion-t-éi pappa é mamma ?

D. Pappa l’ie de Dzegnoù é la mamma de Doue

B. Perqué sont-éi alloù òoutre eun Amérique ?

D. Seuilla….Son alloù òoutre pe fie tchica de soou, la fèi. E la mamma, lo dzoo que la beuttoù le pià su lo bató, l’è itouye malada tanque l’a torné(3)Was disembarked. eumbarqué (?) di bató …é l’a deut l’a jamé ayòou voya de tornì eun sé. L’é itaye malada si pa veuo poouza(4)How long.… La fèi protso de veun dzoo, l’é itaye malada to di lon

B. E apréi, òoutre léi, queun travaille l’an-t-éi féi ?

D. De premié, l’a travailloù p’eugn’òmmo que l’a non Dzerba…l’a travaillà a la farm(5)Farm de llu

B : Valdotèn ?

D. Valdotèn…é l’atro n’i la fèi que l’ie de Doue, l’òmmo que lo pappa l’a travaillà avouì(6)The man my father worked with., l’ie de Doue…

B. Dza i Colorado ?

D. Dèi itre lo Colorado…L’ie tchica pi llouèn que Emma ma l’ie an veuntéa meulle(7)Miles., eun post que lèi dion Woollycreek ( ?), deun lo Colorado

B. N’ayé-t-éi d’atre Valdotèn, òoutre léi ?

D. Oué, oué, n’ayé d’atre… l’io ( ?) pa tcheut lé non, Serize que l’ion de Doue…N’ie ‘nco d’atre…me veun pamì eun devàn queunte…d’Allèn ! L’ion d’Allèn…

B.Comba Frèide ?

D. Comba Frèide

B. Lé Valdotèn s’accapaon-t-i nco sovèn ? Sèn que fiaon-t-éi can s’accapavon?

D. Wel, fiaon de danse(8)Well, we danced., béyaon de veun…eun mèis o dou…l’ayón bon tèn

B. L’ion-t-éi organizà ? l’ayàn-t-éi de sosiété ?

D. Oué, n’ayàn an sosiété.

B. Queun non l’ayé-t-éi ?

D. Me veun pa eun devàn lo non que lèi diyaon

B. Lo travaille comme l’ie ?

D. Adón ou aya ?

B. Adón

D. adón l’ie…travaillé deur ! Lo pappa diave que, can fiavon lo fèn, levavon devàn dzoo ! A la lanterna: poussavon pa vére…la lanterna pe vére, pe fie lo fèn

B. Vo can side nèissù side nèissù dan la ferma

D. Oué, si nèissì fran i mitcho que n’ayàn adón. Pa de medeseun ! L’ie an femalla que l’a…si pa alloù a l’opetaille gneunca…te sa beun, nèissù fran lé i métcho

B. Can vo sià petchoù n’ayé ‘nco bièn de Valdotèn, n’ayé ‘nco bien d’occajón pe predjéi patoué ?

D. Oué, la communoté lé, predjaon tchoueut lo patoué

B. Saré feunque acapità que dé-z-amériquèn l’ant apprèi lo patoué…

D. Na ! Na ! Fran pa ! Magara caque mot…Predjaon pa lo patoué, l’an jamì predjà!

B. Travaillavon tchoueut la campagne?

D. Oué, tchoueut la campagne

B. Euntre mèinà vo predjijà dza anglé ou…

D. Bièn pocca avàn d’allé a l’icoulla. Mé can si allà a l’icoulla sayó rèn de l’anglé: pa eun mot. To sèn que fiaon fie l’ie copì de papì, tanque n’i comprèi caque mot

B. Diade-vèi an baga : veuro n’ayé-t-éi de Valdotèn a peu pré, a Emma ?

D. Magaa an trèntèn-a, an trènten-a de fameuille…totte eunsèmblo lé

B. Ara son-t-éi nco totte léi salle fameuille ?

D. Oué, oué, n’a beun ancora aya, mé an partia l’an vèndù é n’a bièn d’ américàn que l’an atsetoù…No-z-atre n’èn vèndì a dé-z-américàn, la rèntch(9)Ranch.

B. Cou déye ? perqué ?

D. Wel(10)Well., lé garsón pa voya de resté deun la rèntch(11)Ranch., leur l’an voya de vére d’atre bague…euntèdèn. no-z-atre nèn vèndì è sèn alloù ba…de premié seun allà ba an veulla que l’è a peu prè veun meulle(12)Miles. de la rentch(13)Ranch. l’ie…N’èn restoù(14)We had stayed. lé ptètre quieunj’àn, aprì sèn alloù a Califorgna. Eun Califorgna sèn itoù lé doj’an. Lè premié chouéi-j-an que siàn lé, no allaon dérì :an Colorado, chouéi mèis é eun Califorgna chouéi mèis. Ma ara son trèi-z-an que sèn to l’an,…restèn lé an Califorgna.

B. Yòou eun California ?

D. A Hemmet…Protso de Lozandjele…ouitanta meulle(15)Miles.…Na ! A peu prè sèn meulle(16)Miles. de Lozandjele

B.. Perqué side allà léi ?

D. Pe lo dzèn tèn : pa frèt d’iveur. D’itsatèn fèi-pi tchica tro frèt, bon…mé que tro tsat d’abor, lamèn bièn

B. Eun Colorado fiave pi frèt ?

D. O! Braamènte! Beuttave de nèi i Colorado. Léi, n’a pa rèn de nèi yòou sèn aya

B. Adón, vo side èntroù à chouéi-z-an a l’icoulla sènsa cognitre eun mot d’anglé ?

D Lo premì dzoo sayó pa l’anglé, na. Dèi que si alloù dou-z-an…bellamènte trèi-z-an a l’icoulla… si alloù doj’an a l’icoulla. Ma si pa alloù i collèdzo(17)College...na

B. Lìé pouza que vo predjade pamì patoué?

D, Dizeouett’an que n’i apamì tornoù predjì patoué

B. Devàn avoué qui vo predjijà patoué ?

D. Wel(18)Well, la fameuille…aprì, atour tchoueut(19)Around everybody. predjaon patoué

B. Sisse valdotèn d’adón, pamì vu-lé, pamì l’occajón de lé-z-accapéi ?

D. Na, bièn son mort étó é le pi dzovén-o predjon pamì patoué…predjon l’anglé. E belle mé é la séòou…Mé dze vou òoutre vére la séòou dou trèi cou pe an, ma predjèn pamì lo patoué, to l’anglé

B. Lé seròou lo cognisson lo patoué, savon lo predjéi ?

D. Oué, lo savon…san predjé comme mé…l’an pa tornoù predjé da pouza.

Can si veun-i eun sé…tchicca pouéye,…pa savì tro predjì, avouì Livio, lo patoué

B. E p’écrie? Commèn écriavon-t-éi?

D. Pappa é mamma écriavon eun fransé…Leur compregnaon pa l’italièn de pi que mé

B. Apréi vo side crèissu léi, queun travaille v’ouide-vo fé ?

D. Oué, crèissù lé…continuoù la farm(20)Farm. : plantaon de trifolle, de gran, de fèn, tèn que n’éan le vatse

B. Groou beuteun ?

D. Ouè n’ayàn pi de sènseuncanta vatse…D’itsatèn le mandaon su pi âte, dessù la terra di governemèn donque, ver lo premì d’ottobre veugnaon ba torna a la rentch(21)Ranch.

B. E sènque vo féijà? De fromadzo?

D. Ouè…Djeusto pe meudjì lo fromadzo…No ariaon chouéi ou sa vatse : le-z-atre sian tcheutte pe la vianda

B. Queun fromadzo vo féijà ?

D. Pa de fromadzo avouè la crama : tòoutavon ya la crama. Fiavon lo fromadzo avoué lo laséi que l’ie icramoù. Avouì la lèitoù fiavon eun per de bague, mé me veun pa eun devàn sèn que fiavon avouì la lèitoù, dèi que l’ie fé lo fromadzo

B. Jamì gneun la provoù a féye la fontina, òoutre léi ?

D. Na, òoutre lé fiaon pa la fontin-a

B. E apréi, d’atre cultivachón, vo-z-èi deu lo gran ?

D. Eugn’atro gran, me veun pa eun devàn…”ooutse”(22)Oat (avoine). eun anglé

B. L’avèin-a, lo fromèn ?

D. N’ayàn lo fromèn, n’a eucó d’atro…

B. De blou?

D. Na, n’ayàn pa de bloù

B. Sèiletta ?

D. Me veun pa eun devàn

B. E lo vèndijà lo…

D. Oué, lo vèndaon, lo fromàn lo vèndaon tchica…n’aon de gadeun étó… Baillaon meudjì i gadeun, la resta vèndaon sèn que n’aon pa fata no.(23)Then. Dèn que lé vatse étó, lé vé, vèndaon lè vi

B. L’èrba…

D. L’èrba l’ie boun-a…boun-a èrba. Mé no fayé fie… baillé i vatse pe choué mèis d’iveur, n’ayé pa d’èrba, rèn, pe choué mèis, l’ie lon…fayé avèi tan(24)Dans le sens de « une quantité établie ». de fèn pe baillé a salle vatse perqué n’a pa d’èrba tanque a miémì

B. Apréi, le mèinà son crèissù

D. Oué, mé mèinoù son crèissì, den(25)Then. son partì ya leur étó… la sèòou l’ie partia a la Califorgna dza pouza. Mé n’ayó djeusto doe sèòou : n’ayó pa de fréye

B. Apré vo-z-èi désidà de tornèi eun sé

D. Su seuilla ? Ouè, n’i ayòou voya de torné eun sè…bièn lamoù !

B. Eun dzor vo-z-èi pènsà, vo-z-èi tchertchà lé paèn ? Commèn vo-z-èi féi ?

D. L’ion dza trèi-z-an que n’ayó voya de veun-i eun sé, rèn que…Livio…Sayó pa lo non de llu : n’i djeusto beuttoù Dossignì, lé dzè l’an deut « reste a Dzegnoù ». N’i rèn que bettoù Dzegnoù é Aoste. Llu l’a accapoù la lettra é n’i deu-lèi que pouyé écrie eun fransé ou eun italièn que mé fiavo la traslachón(26)Translation., n’ayé de dzé lé que fiaon la traslachón(27)Translation.. Bicoze(28)Because. mé pouo pa predjè italièn, pouo pa llie gneunca(29)Because I couldn’t speak Italian and I couldn’t read either.. La seòou n’ayé euna que cougnissae, que reste protso de lleu. Lleu l’arie llu la lettra, sèn que l’ie icrì

B. Apré, vo-z-a féi an serténa eumprechón can vo sèi tornà eun séi

D. Can si veun-i eun sé n’ayó tchica pouiye de pa possèi predjé a moddo. Mé si to que n’i vu-lo llu l’a predjà patoué é mé n’i comprèi-lo. Si dzoo lé, pa tan, mé lo secón dzoo, den(30)Then., me vegnae, Tchoué lé dzoo aya me fo predjé de pi perqué me veun eun devàn

B. Repregnèn torna lo discour de…De pappa è mamma vo rappelade-vo caitsouza? Vo predjavon-t-éi dou paì, seuilla?

D. Oué, predjaon beun mé n’ayó pa la fèi que fisse si drèt… que l’ie eun montagne mé pa fran si drèt que sèn que l’é aya. L’an toujoù deut que l’ie dzèn, E nco d’atre dzé que son veun-i eun sé é l’an deut : « O ! l’é an dzènta veulla ! » . Me n’ayó la fèi fisse itaye tchica pi de plan, que fisse pa si drèt

B. Vo rappelade-vo caitsouza di-z-atre Valdotèn? Vo féijà eucora de veillà caque cou, vo?

D. De.. ?

B. De veillà

D. O ! De veillà, oué ! Eun allae òoutre avouì lé-z-atre…

B. Sènque vo fèijà lo lon de la veillà ?

D. Meudjì, bèe de veun, predjì

B. Eide-vo vardà lé tradechón de seuilla, fie de bodeun, de sòouseusse ?

D. O oué ! Belle lè sòouseusse féte avoué lo san…le bodeun

B. E lo pan nèr?

D. E lo pan nèr! E n’èn meundjà de salla seuppa…pa fran seuppa…

B. Sepetta ?

D. Sepetta ! L’ie pa veun-me eu devàn tanque ieur. Mamma l’a fé braamèn de sèn. Seurtoù can mé, caque cou, n’io pa bièn, llé me baillave la seupetta…l’é pa veun-me eun devàn tanque a noua que sèn l’ie la sepetta.(31)Probablement, le témoin confond la sepetta avec la panada.

B. E le dzé òoutre léi, l’ion-t-éi éton-a de vo sèntì predjéi patoué ? Les amériquèn, lé vezeun…

D. Oué, leur lamavon pa sèn léi : no diavon lé « dégo »

B. Perqué lé « dégo »

D. Lo si pa…n’ian pa de leur

B. Vo-z-an todzoo tratà à moddo ?

D. Oué, oué, todzoo tratoù a moddo, da premì..Aprì, tchica pi cognì…da premì, na, lamavon pa

B. Fiavon-t-éi de conte i veillà? Contavon-t-éi caitsouza ?

D. Oué, oué

B. Vo rappelade-vo caitsouza

D. Pa bièn, na, pa bien… Diavon que devàn. allaon òoutre eun Chouisse, p’atseté de tabac

B. Contrebènda

D. Contrebènda ? Jamé sèntu-nèn predjì de sèn-léi. Passaon òoutre lo Mon-Blan, protso di Mon-Blan…

B. Lo Gran-Sèn-Bernar, pènso

D. Na, pa lo Mon-Blan, lo Gran-Sèn-Bernar! Fiaon to so deun doe néte…passano pa òoutre lo dzoo…fayé catché

B. I commènsemèn, lo pappa é la mamma l’ayon-t-éi de contat avouéi lé parèn que son restà seuilla?

D. Si pa se n’ae de contrat

B. Na de contrat ! Vouì déye dé rappor…Ecrijon-t-éi ?

D. Oué, écriaon, la femalla de Livio l’a montro-me euna lettra que lo pappa l’a écrì eun séi. Lo pappa l’ayé fallù eumprèntéi de sou p’allé òoutre, l’ae pa de sou ! Dèn(32)Then., aprè que l’è-t-alloù òoutre lé l’a fé de sou, l’a mandou-le eun dérì, le sou pe payì.

B. E lo travaille de l’agriculture comme l’éi-t-éi ? Pi deur que énque o…

D. Na l’ie pa tan si deur que seilla

D. L’éi-t-éi dza meccanizà ?

D. Oué. Seilla fayé tot fie a man que òoutre lé mpléyaon lé tsevì pe copé lo fèn, pe ratelé, staqué(33)Stock. étó, staqué lo fèn. Lèi diaon lé staque : mpilé su lo fèn.

B. E apréi toppavon..

D. Na ! Djeusto fie tchica la poueunte

B. E d’iveur commèn fayé-t-éi féye?

D. D’iveur, can gnouaon ( ?) que l’ie bièn dzaloù no déyaon prende la sappa é, dèn(34)Then., l’ie bièn ivert…dèn(35)Then., sèn pe baillé i vatse. Dèn(36)Then., lé dérèi an fiaon to comme so-seilla…braamèn de pi bon tèn, baillé i vatse paèi, à la forse(37)Fork.

B. la trèn ?

D. Oué la trèn ! (le témoin se met à rire. La forse l’é tchica américano!

B. Tèns-èn-tèn capite…va bièn, va bièn

D, A! si pa…

B. Eide-vo caitsouza a me déye que n’i pa demanda-vo ?

D. Si pa mé…n’i trovoù bièn dzèn é si fran contèn de vén-i eun sé. E voì torné eun sé é vou meun-i la femalla étó. Llé la pa poussì vén-i eun sé perqué la tsambra ( !), lo dzén-ou l’ie to conflo

B. Vo-z-èi marià eun amériquéna vo?

D Ya(38)Ya, euna amèriquéna. Lè mèinoù predjon pa patoué perqué llé l’ie amèriquéna è predjae pa patoué

B. Lé Valdotèn l’an jamé pènsà de féye eun journal, caque tsouza…

D. Na

Traduction

D. Je suis Nasau Dossigny…Je ne sais pas où ils ont trouvé ce prénom…Ils m’ont mis ce prénom. Je suis né l’an sept, en octobre, le dix-sept, à Emma, dans le Colorado.

B. C’est bien la première fois que vous venez en Vallée d’Aoste ?

D. C’est la première fois que je viens ici

B. Vous parlez patois comme nous….

D. A peu près comme vous, je crois…

B. Comment cela se fait-il, pourquoi ?

D. Quoi ? Pourquoi le patois ?

B. Oui, pourquoi parlez-vous patois ?

D. Papa et maman ont toujours parlé patois. Ils sont partis d’ici je ne sais plus en quelle année… L’an trois, l’an quatre, dès qu’ils se sont mariés….C’était l’année cinq et l’an six ma sœur est née. Moi, je suis né l’an après, l’an sept et une autre sœur est née l’année suivante, l’an neuf…

B. D’où étaient-ils, papa et maman ?

D. Papa était de Gignod et maman de Doues.

B. Pourquoi sont-ils allés en Amérique ?

D. Ici… Ils sont partis pour se faire un peu d’argent, je crois. Et maman, depuis le premier jour qu’elle a mis pied sur le bateau, elle est tombée malade jusqu’au jour où elle a débarqué. Elle a dit qu’elle n’avait aucune envie de revenir en arrière… Elle a été malade je ne sais pendant combien de temps. A peu près vingt jours, malade sans interruption…

B. Et ensuite, en Amérique, quel travail ont–ils fait ?

D. D’abord, il a travaillé pour un certain Gerbaz, dans sa ferme.

B. Un Valdôtain ?

D. Un Valdôtain…Je crois que celui pour qui mon père a travaillé était de Doues

B. Ils étaient déjà au Colorado ?

D. Probablement oui…C’était un peu plus loin que Emma, une vingtaine de milles…Un endroit appelé Wolly Creek ( ?), au Colorado

B. Est-ce qu’il y avait d’autres Valdôtains, là-bas ?

D. Oui, oui, il y en avait d’autres…Je ne me souviens pas de tous les noms…Des Cerise qui étaient de Doues et d’autres encore…Je ne me rappelle plus… d’Allein, les Cerise étaient d’Allein.

B. C’est la Combe-Froide…

D Oui, la Combe-Froide…

B. Les Valdôtains, se rencontraient-ils souvent ? Que faisaient-ils dans ces occasions ?

D. Bien, ils dansaient, ils buvaient du vin…pendant deux ou trois mois… ils prenaient du bon temps…

B. Étaient-ils organisés ? Avaient-ils des associations ?

D. Oui, il y avait une association.

B. Comment s’appelait-elle ?

D. Je ne me souviens plus

B. Le travail, comment était-il ?

D. Alors ou maintenant ?

B. Alors

D. Le travail était dur ! Papa racontait qu’à la saison des foins, ils se levaient avant le jour ! Avec une lanterne, autrement ils n’auraient pas pu voir pour faucher

B. Vous êtes né dans la ferme ?

D. Oui, je suis né dans la maison d’alors. Sans médecin ! C’était une sage femme qui m’a…je n’ai pas été à l’hôpital. Tu sais bien, je suis vraiment né à la maison.

B. Quand vous étiez enfant, il y avait beaucoup de Valdôtains. Les occasions pour parler patois ne manquaient pas.

D. Dans notre communauté, tout le monde parlait patois.

B. Il est peut-être même arrivé que des Américains aient appris le patois…

D. Non, non ! Vraiment pas ! Il ne parlaient pas patois ! Peut-être quelques mots, ils ne l’ont jamais parlé.

B. Tout le monde travaillait la campagne ?

D. Oui, tout le monde la campagne

B. Entre enfants, parliez-vous anglais ?

D. Très peu avant d’aller à l’école…moi, quand j’ai été à l’école je ne savais rien d’anglais…Pas un mot. Tout ce qu’on me faisait faire c’était de copier des textes jusqu’à ce que j’ai appris les premiers mots.

B. Dites-moi : combien de Valdôtains y avait-il, environ, à Emma ?

D. Peut-être une trentaine, une trentaine de familles. Toutes rassemblées là.

B. Sont-elles encore toujours là ces familles ?

D. Oui, oui, il y en a encore. Mais plusieurs ont vendu leur bien à des Américains qui ont acheté. Nous avons vendu à des Américains, notre ferme.

B. Pourquoi ?

D. Bien, les enfants n’avaient plus une grande envie de rester dans la ferme : ils avaient envie de voir autre chose… Ainsi, nous avons vendu et nous sommes allés à… Dans un premier temps nous nous sommes établis dans une ville à une vingtaine de milles de la ferme. Nous avons été là une quinzaine d’années, puis nous sommes allés en Californie. En Californie, nous avons été douze ans. Les six premières années que nous étions en Californie, on retournait au Colorado pendant six mois et pendant six mois on restait en Californie. Mais depuis treize ans, nous ne quittons plus la Californie.

B. Où en Californie ?

D. A Hemmet… Près de Los Angeles… à quatre vingt milles de Los Angeles, non… plutôt cent de Los Angeles.

B. Pourquoi vous êtes-vous établis là ?

D. Pour le climat : pas froid en hiver. En été il fait bien un peu trop froid… Mieux que trop chaud d’ailleurs…nous aimons bien.

B. Au Colorado, faisait-il plus froid ?

D. Ah oui ! Beaucoup plus froid ! Il neigeait au Colorado. Il n’y a pas de neige où nous sommes maintenant.

B. Alors, à six ans vous êtes rentré à l’école sans connaître un mot d’anglais ?

D. Au début je ne connaissais pas un mot. Puis après deux, trois ans d’école. J’ai fait douze ans d’école mais je n’ai pas été au lycée.

B. Ça fait longtemps que vous ne parlez plus patois ?

D. Depuis dix-huit ans que je ne parle plus patois

B. Avant, avec qui parliez-vous patois ?

D. Bien, la famille, puis, tout autour de nous on parlait patois.

B. Et tous ces Valdôtains d’alors, vous ne les avez plus vus ? Vous n’avez plus eu l’occasion de les rencontrer ?

D. Non, plusieurs sont morts…Et les jeunes ne parlent plus patois : ils parlent anglais… Et moi aussi, avec ma sœur…Je rends visite à ma sœur deux ou trois fois par an, mais nous ne parlons pas patois, tout en anglais.

B. Vos sœurs, connaissent-elles le patois ? Le parlent-elles ?

D. Oui, elles le connaissent, elles le parlent comme moi… Ça fait longtemps qu’elles ne le parlent plus. Quand je suis venu ici, j’avais un peu peur de ne pas savoir parler patois avec Livio.

B. Et écrire ? Comment écrivaient-ils vos parents ?

D. Papa et maman écrivaient en français : ils ne comprenaient pas l’italien mieux que moi…

B. Puis, vous avez grandi là-bas : quel travail avez-vous fait ?

D. J’ai grandi dans la ferme : nous cultivions les pommes de terre, le blé, le foin, tant que nous avons eu des vaches.

B. Un grand troupeau ?

D. Oui, cent cinquante vaches. En été nous les envoyions en haut, dans les terres du gouvernement. Vers le premier octobre, elles redescendaient à la ferme.

B. Qu’est-ce que vous faisiez ? Du fromage ?

D. Oui, mais rien que pour nous. Nous en trayions six ou sept. Les autres étaient toutes pour la viande.

B. Quel fromage faisiez-vous ?

D. Pas de fromage avec la crème. Nous enlevions la crème. C’était avec du lait écrémé. Avec le petit lait on faisait une ou deux autres choses mais je ne me souviens plus de quoi il s’agit, après qu’on avait fait le fromage.

B. Jamais personne n’a essayé de faire la fontine, là-bas ?…

D. Non, là on ne faisait pas de fontine.

B.Et pour ce qui est d’autres productions ? Vous aviez parlé du blé.

D. Un blé différent, je ne me rappelle plus… « outse » en anglais…

B, L’avoine, le froment ?

D. Le froment, oui…Nous en avions d’autres aussi.

B. Du blé ?

D. Non, nous n’avions pas de blé.

B. Du blé du printemps ?

D. Je ne me rappelle plus.

B. Vous le vendiez ?

D. Oui, nous le vendions. Le froment nous le vendions en partie…nous avions aussi des porcs…Nous vendions ce qu’on ne gardait pas pour les porcs. Les vaches aussi, on vendait les veaux

B. L’herbe ?

D. L’herbe était bonne !  De la bonne herbe ! Mais nous devions faire…Nous devions nourrir les vaches à l’étable pendant les six mois d’hiver…Il n’y avait pas d’herbe fraîche pendant six mois : c’était long ! Il fallait avoir une certaine quantité de foin pour donner aux vaches puisqu’il n’y avait pas d’herbe jusque vers la mi-mai.

B. Puis, les enfants ont grandi…

D. Oui, mes enfants ont grandi…Ils sont partis eux aussi…ma sœur était déjà partie pour la Californie depuis longtemps…j’avais deux sœurs….Je n’avais pas de frères.

B. Après, vous avez décidé de venir ici

D. Oui, j’avais envie de venir ici et j’ai beaucoup aimé.

B. Un jour vous y avez pensé ? Vous avez cherché les parents ? Comment avez-vous fait ?

D. Ça faisait déjà depuis trois ans que j’avais envie de venir ici mais je ne connaissais pas le nom exact de Livio. J’ai mis Dossigny, Gignod, j’ai seulement mis Gignod et Aoste.

Lui, il a reçu la lettre. Je lui avais dit qu’il aurait pu écrire en français ou en italien car j’aurais fait la traduction. Il y avait des gens qui me l’auraient faite puisque je ne sais ni parler ni lire l’italien. Ma sœur avait une voisine qui aurait lu la lettre et dit ce qui y était écrit.

B. En venant ici, vous avez subi un certain choc !

D.. Quand je suis venu j’avais un peu peur de ne pas parler convenablement. Mais comme je l’ai vu, il m’a parlé patois et moi je l’ai compris. Le premier jour pas tellement mais, le second jour, la langue me revenait. Chaque jour, plus je parle et plus je me rappelle.

B. Reprenons le discours…Est-ce que vous vous rappelez quelque chose de papa et de maman ? Est-ce qu’ils vous parlaient du Pays, d’ici ?

D. Oui, ils m’en parlaient mais je ne croyais pas qu’ici la pente était aussi raide. Je savais que c’était la montagne mais pas aussi raide…Ils m’ont toujours dit que c’était beau. Et d’autre gens aussi qui étaient venus ici m’ont dit : «  Ah ! C’est vraiment une belle ville ! » Je pensais qu’il y avait un peu plus de plaine, que c’était moins raide.

B. Vous rappelez-vous des autres Valdôtains ? Est-ce que vous faisiez des veillées ?

D. Des… ?

B. Des veillées

D. Ah ! Des veillées…Oui, nous allions chez les autres….

B. Qu’est-ce que vous faisiez pendant les veillées ?

D. Manger, boire du vin, parler…

B. Avez-vous conservé des traditions d’ici, faire les boudins, les saucisses ?

D. Oui, on faisait aussi les saucisses avec le sang, les boudins…

B. Et le pain noir ?

D. Et le pain noir ! Et nous mangions cette sorte de soupe…pas vraiment une soupe…

B. La sepetta ?

D. La sepetta ! Je l’avais oublié jusqu’à hier. Maman en faisait souvent. Surtout quand je n’étais pas bien, elle me préparait la sepetta. Cela m’était sorti de la mémoire jusqu’à hier, au repas de midi.

B. Et les gens là bas, étaient-ils étonnés de vous entendre parler patois ? Les Américains, les voisins…

D. Ils n’aimaient pas cela, ils nous appelaient les « Dégo »

B. Pourquoi les « Dégo » ?

D. Je ne sais pas, nous n’étions pas des leurs…

B. Est-ce qu’ils vous ont toujours bien traités ?

D. Oui, oui, toujours traités comme il faut. Au début ils ne nous aimaient pas, mais quand ils nous ont mieux connus…

B. Est-ce qu’ils racontaient des choses lors des veillées ? Vous, vous rappelez-vous de quelque chose ?

D. Pas beaucoup…Ils disaient qu’ils allaient en Suisse acheter le tabac…

B. La contrebande !

D. La contrebande ? Jamais entendu parler de cela… Ils passaient du côté du Mont-Blanc…

B. Du Grand-Saint-Bernard je pense…

D. Non, pas le Mont-Blanc…Par le Grand-Saint-Bernard. Il faisait le trajet en deux nuits. Ils ne faisaient pas la traversée pendant le jour…Ils devaient se cacher…

B. Tout au début, papa et maman ont-ils conservé des contacts avec la parenté d’ici ?

D. Je ne sais pas s’il y avait des contrats…

B. Pas de contrats ! Je veux dire des rapports…Écrivaient-ils ?

D. Oui, la femme de Livio m’a montré une lettre que papa avait écrite ici. Pour émigrer, il avait dû emprunter de l’argent, il n’avait pas d’argent. Puis, l- bas, il s’est fait de l’argent et il a envoyé ici l’argent à rendre.

B. Et le travail de l’agriculture comment était-il ? Plus dur qu’ici ?

B. Non, il n’était pas aussi dur qu’ici.

B. C’était déjà mécanisé ?

D. Oui. Ici, il fallait faire tout à la main. Là, on utilisait les chevaux pour faucher, pour râteler,…pour « staquer » aussi, pour « staquer » le foin. On disait « staquer » pour empiler le foin.

B. Et après, ils couvraient ?

D. Non ! Ils faisaient, simplement, le tas un peu à pointe.

B. Et en hiver, comment fallait-il faire ?

D. En hiver, quand cela était dur, gelé, on prenait la pioche pour bien l’ouvrir puis, on le servait aux vaches. Les derniers temps, on faisait tout comme ça. C’était moins pénible que de servir les vaches, avec la fourche…

B. Avec le trident…

D. Oui, le trident : la fourche est trop américain !

B. De temps en temps, cela peut arriver…ça va, ça va !

D. Ah ! Je ne sais pas…

B. Avez-vous quelque chose à me dire que je ne vous ai pas demandé ?

D. Je ne sais pas…J’ai trouvé beau et je suis vraiment content d’être venu. Et je veux amener avec moi ma femme aussi. Elle n’a pas pu venir parce que la jambe, le genou, était enflé…

B. Vous avez épousé une américaine ?

D. Oui, une américaine ! Les enfants ne parlent pas patois parce qu’elle est américaine et ne parle pas patois.

B. Les Valdôtains, là bas, n’ont jamais pensé de faire un journal ?

D. Non !

Notes

Notes
1 Calque de l’italien : comment ça se fait?
2 I was born the 17th October 1907 a Emma, Colorado.
3 Was disembarked.
4 How long.
5 Farm
6 The man my father worked with.
7, 12, 15, 16 Miles.
8 Well, we danced.
9, 11, 13, 21 Ranch.
10 Well.
14 We had stayed.
17 College.
18 Well
19 Around everybody.
20 Farm.
22 Oat (avoine).
23, 25, 30, 32, 34, 35, 36 Then.
24 Dans le sens de « une quantité établie ».
26, 27 Translation.
28 Because.
29 Because I couldn’t speak Italian and I couldn’t read either.
31 Probablement, le témoin confond la sepetta avec la panada.
33 Stock.
37 Fork.
38 Ya

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Le charivari https://betemps.eu/le-charivari/ Tue, 31 Jan 2017 14:45:46 +0000 https://betemps.eu/?p=484 Alexis Bétemps, Le charivari en Vallée d’Aoste, in le Monde Alpin et Rhodanien, IVe trimestre 2001 La “tsevalleri” nous dit le Nouveau dictionnaire du patois valdôtain (1)Aimé Chenal, Raymond Vautherin, Nouveau Dictionnaire de Patois Valdôtain, Quart (Vallée d’Aoste), 1997. est une « tradition que l’on veut que l’on fasse du tapage en agitant des clochettes devant […]

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Alexis Bétemps, Le charivari en Vallée d’Aoste, in le Monde Alpin et Rhodanien, IVe trimestre 2001

[cml_media_alt id='451']Alexis Bétemps - foto del 12 luglio 2014 di Claudine Remacle.[/cml_media_alt]

Alexis Bétemps – foto del 12 luglio 2014 di Claudine Remacle.

La “tsevalleri” nous dit le Nouveau dictionnaire du patois valdôtain (1)Aimé Chenal, Raymond Vautherin, Nouveau Dictionnaire de Patois Valdôtain, Quart (Vallée d’Aoste), 1997. est une « tradition que l’on veut que l’on fasse du tapage en agitant des clochettes devant la maison d’un veuf ou d’une veuve qui se remarient pour les engager à payer à boire »

Ce genre de manifestations était bien répandu dans toute la Vallée avec des variables locales. Le souvenir de la « tsevalleri », le charivari, est encore bien vivant dans tous nos villages. Il n’est plus fréquent mais on peut affirmer qu’il est encore pratiqué de nos jours. Etant donné son caractère extraordinaire, le mariage d’un veuf ou d’une veuve avec un célibataire, sa fréquence peut s’échelonner sur des longues périodes ce qui peut faire penser à sa disparition. Il ne s’agit pas d’un usage qui nous est particulier puisqu’il est attesté, sous des formes différentes, dans le monde entier.

Rituel lié au mariage, au couple qui s’unit pour procréer, réalité universelle, c’est l’instrument qu’une communauté utilise pour marquer sa désapprobation pour un choix non partagé qu’elle contraste à sa façon.

L’étymologie du nom est obscure. Plusieurs hypothèses ont été avancées : il dériverait du grec « karebarìa », lourdeur de tête, ou de « charlit varié » forme dialectale pour lit changé. Mais il s’agit d’étymologies incertaines et les auteurs modernes qui les reportent le font avec beaucoup de prudence et de méfiance (2)Christian Desplat, Charivaris en Gascogne, Paris, 1982. Claude Lévi-Strauss, Charivari aux veufs, in Revue du Folklore français, N. 1, 1940. Jean-Claude Margolin, Charivari et mariage ridicule au temps de la Renaissance, in Les fêtes de la Renaissance, Paris , 1975. Henri Rey-Flaud, Le charivari, Paris 1985. Arnold Van Gennep, Le folklore français, Paris ,1998.. En français, les attestations sont anciennes : chalivali en 1310, chalvaricum en 1337, calvali en 1362, charavallum en 1368 (3)Voir note N. 2.. Van Gennep nous fournit aussi une longue liste de termes dialectaux qui ne s’écartent pas beaucoup des attestations littéraires, avec quelques exceptions.

En Vallée d’Aoste le mot est en voie de disparition dans le patois et souvent, dans le langage courant, il est remplacé par des périphrases du type « tapadzo pe le vévo », tapage pour les veufs

L’abbé Joseph-Marie Henry (4)Joseph-Marie Henry, La tseallii, in Le Messager valdôtain, Almanach valdôtain, 1931. parle de « tseallii » et le poète Armandine Jérusel consacre au rituel un poème en patois d’Aymavilles intitulé « tsevalleri » Von Wartburg (5)Walter Von Wartburg, Franzosisches Etymologisches Worterbuch, plusieurs volumes à partir de 1928. signale pour Aoste « tsalii » puisé des enquêtes de 1928 de l’Atlas Suisse –Italien (AIS) ; l’Atlas des Patois Valdôtains dont les enquêtes remontent au début des années 70 du siècle qui vient de se conclure, quand le mot est encore connu par le témoin, nous donne des formes du même type, proches de celles de l’aire francophone : la « tsailii » à La Salle, Sarre, et Rhêmes-Saint-Georges, la « tsavalii » à Saint-Oyen et « tsivaleì» à Valsavarenche, « serèinada » à Quart et « sinigoga » à Gaby. Dans les travaux du Concours Cerlogne (6)Tullio Telmon, « Sinagoga » nei dialetti alpini, in Les êtres immaginaires dans les récits des Alpes, Actes de la Conférence annuelle sur l’activité scientifique du Centre d’Etudes francoprovenales, Aoste, 1996. consacrés au mariage (1979) nous trouvons encore « tsaallì » à Saint-Nicolas. Dans une interview réalisée en 2000 à quatre personnes âgées de Perloz nous rencontrons le nom « sabat ». La forme dialectale apparentée à charivari mais de genre féminin est donc attestée dans la haute Vallée d’Aoste, en amont d’Aoste. A Quart nous avons la forme sérénade, reportée aussi par le Nouveau Dictionnaire de Patois Valdôtain comme synonyme de « tsevalleri ». Une considération à part méritent les formes de la vallée du Lys. Le sens du mot de Perloz « sabbat » est transparent : le rituel est associé aux manifestations maléfiques de sorcières et bêtes immondes, bien présentes dans l’imaginaire populaire. En francoprovençal, le sabbat est appelé communément synagogue, avec ses variantes dialectales. Ce n’est donc pas étonnant qu’à Gaby on retrouve « sinigoga ». Bien entendu, le contenu anti-sémite des mots n’est aucunement perçu par les locuteurs (7)Voir note N. 2..

Les attestation de cet usage sont très anciennes : Tancrède Tibaldi, dans Usages, croyances, superstitions, publié à Turin en 1911 dans Veillées valdôtaines illustrées, reporte un document de 1337, de Saint-Oyen, où il est écrit qu’un nommé Mermet Grand a dû payer une amende de 40 sols viennois « …quia cepit unam falcem et duos martellos ad facendum la charivery in domo Parvi Mermeti, contra eius voluntatem » (8)Aimé Chenal, Raymond Vautherin, Nouveau Dictionnaire de Patois Valdôtain, Quart (Vallée d’Aoste), 1997.

En Vallée d’Aoste, les communautés villageoises font donc recours au charivari surtout pour stigmatiser les mariages d’un veuf ou d’une veuve avec une ou un célibataire. Le mariage entre veufs était par contre consenti. Mais dans quelques villages, à Perloz notamment, on organise des charivaris aussi quand une jeune fille épouse un « étranger », et pour étranger on considère tous ceux qui n’habitent pas la commune. Ailleurs (9)Voir note N. 2., hors de la Vallée d’Aoste, le charivari censure aussi l’adultère, la différence d’âge ou de fortune trop marqués entre époux et aussi l’inconstance politique, les déserteurs, les prêtres défroqués. Bref, l’infidélité liée au mariage au sens propre et figuré. L’homme politique volage, le déserteur et le prêtre défroqué ont tous manqué à une promesse solennelle, à une sorte de mariage, faite au peuple, à la patrie et au Bon Dieu. Le décalage d’âge ou de fortune, à lui tout seul, n’est pas en Vallée d’Aoste occasion de charivari mais simplement une aggravante qui a une incidence sur la durée, le prix à payer et à l’acharnement avec lequel on organise le charivari.

Le mariage d’un veuf ou d’une veuve était donc vécu, par la jeunesse d’abord, comme un acte contraire à l’équilibre interne de la communauté. Surtout quand les veufs ou les veuves épousaient des jeunes puisqu’ils se mettaient ainsi en concurrence avec la jeunesse, dépositaire naturelle du droit à la procréation, qui se voyait réduire les possibilités de choix, à vrai dire pas très étendues. Et cette concurrence était particulièrement déloyale quand le veuf ou la veuve étaient riches, chose fréquente, puisque, par héritage ou par le travail accompli, la fortune des personnes âgées était généralement plus consistante que celle des jeunes encore sous l’aile des parents. En plus, le remariage pouvait donner des enfants de deuxième lit, complication certaine au moment du partage de l’héritage. Plus défilé, il y a aussi l’aspect de censure à l’égard du veuf qui remplace son ancien conjoint, surtout quand la durée du deuil fixée par la tradition n’est pas respectée.

Le mariage avec l’étranger aussi était mal perçu. Nos communautés, tendanciellement endogames jusqu’il n’y a pas longtemps, s’opposaient au « pillage » des jeunes à son intérieur de la part d’ « étrangers ». Le charivari pour l’étranger est attesté dans la Basse-Vallée, à Perloz et à Arnad : « Un cou, n’ayé un de Tsamportsé un sertèn Bonnel… Yè vé-u prenne na femalla su hé, se nomava Mayarda,l’ayé nom Marie é la nomaon Mayarda,… Yan maria-se, son allà fae denì ique, aprì yan passà a Matsabi et yan passa dju le djir pe allé a Tsamportsé. Ma mae-groussa ya deut que la poura matassa, que l’ie ‘nco bien amiza à ché, yan accompagna-la tanque ou pon de Ona. » (10)Interview du 4/9/1984 à Challancin Speranza d’Arnad par Marie-Louise Noro « Une fois, il y avait quelqu’un de Champorcher, un certain Bonnel … Il est venu prendre une femme ici, elle s’appelait Mayarda, son vrai prénom était Marie mais on la surnommait Mayarda … Ils se sont mariès, ils ont dîné ici, après ils sont passés à Machaby ( hameau d’Arnad où il y a un sanctuaire réputé ) et sont descendus par les tournants du sentier vers Champorcher. Ma grand-mère a dit que la pauvre malheureuse, avec qui elle était bien amie, a été accompagnée (par le charivari) jusqu’au pont de Hône ( commune limitrophe d’ Arnad, porte d’entrée pour la vallée de Champorcher) ». Jusque vers 1960, les bagarres entre jeunes de communes différentes à la sortie des bals étaient à l’ordre du jour (et, d’une manière épisodique, elles continuent de nos jours) . La tradition de la barrière, faite de tronc d’arbres et de toute sorte d’entraves, placée sur un passage obligé entre l’époux et l’épouse quand celui-ci va la chercher pour le mariage, est encore bien vivante, surtout dans la Basse-Vallée. La communauté se fait ainsi charge directement de la tutelle de ses ressources essentielles : celles liées à la procréation, garantie pour son avenir. Ces droits que la communauté s’arroge, la jeunesse en particulier, ne sont reconnus ni par l’église ni par la loi, ainsi la communauté touchée applique à sa manière sa justice. Mais il y a eu aussi, probablement, un moment où le plaisir pour la fête était prévalent et n’était pas clairement démarqué de l’intention de censure : « La veille que se fiansaon, adòn, la jeunesse allae se prézènté a l’épòou, lèi demandé de baillé bèe…se te baillae bèe, bon, se no te soaon la tseallii … qui dijé oué, qui dijé na, é hise que baillaon, lèi portaon eun bosqué de fleur é allae bien …é hise que baillaon po, adon beuttaon foura de bernadzo, de carò, de totta sor de soaille que pouchà ézisté…Lèi soaon pe carènta dzor….tan que l’eusse pa stuffia-se…lo nat, can l’ayòn ‘ntsaò lo travaille de la campagne…s’amuzaon… avoué mé n’ayé cazi pamé que soaon…. L’an-pi soà a caque vévo…mé l’ayon soà a lanta Adèle é a lanta Jedì, que m’assouigno… » (11)Interview du 30/4/1984 à Praz Sidonie d’Arvier par Lyabel Romana : « La veille des fiançailles la jeunesse se présentait à l’époux lui demandant d’offrir à boire … s’il donnait à boire c’était bien, si non ils « sonnaient » le charivari … Il y avait qui disait oui et qui disait non. A celui qui payait, ils portaient un bouquet de fleurs et tout allait bien…Pour ceux qui refusaient, ils sortaient des pelles à feu, des sonnailles de vaches, de toute sorte…Ils « sonnaient » pendant quarante jours, jusqu’à ce que (le couple) en eût assez … la nuit, quand ils avaient achevé les travaux de la campagne … ils s’amusaient … A l’époque de mon mariage on avait presque perdu l’habitude … on le faisait seulement plus pour quelques veufs … mais ils l’avaient fait pour tante Adèle et tante Judith, je m’en souviens … »

Ce sont donc les jeunes célibataires qui se chargent du charivari, les hommes principalement.

Dans nos petites communautés, les intentions de mariage sont difficiles à cacher…Informés des projets du couple contesté, parfois, ils le préviennent pour le dissuader. Mais cette initiative aboutit très rarement : il est difficile de dissuader ceux qui veulent se marier ! A Saint-Christophe, vers 1925, les jeunes menacent le charivari mais le veuf répond sèchement « Mé, me mario, é voualà…vo, vo gratade… » (12)Interview du 25/10/2000 à Eméric Bétemps de Saint-Christophe par Alexis Bétemps. « Je vais me marier, un point c’est tout…et grattez-vous… » Les jeunes veillent alors quand les fiancés se rencontrent, la plupart des fois en grand secret, et décident pour le premier charivari. Ils passent parole et le jour dit, la nuit, se retrouvent pas loin de l’habitation du couple, munis des instruments les plus disparates pour former un orchestre grotesque. A Perloz, en hiver, parfois, le cortège est précédé d’un porte-drapeau étrange : on immerge une vieille chemise dans l’eau glacée de la fontaine et on la hisse, dure gelée, sur une perche. Puis, ils se placent sous les fenêtres des fiancés et le concert infernal commence.

Son chorti le carro, caqu’un tsecca reillen
De péle, campanin, trompette et fristapot
Bouéte d’etsilina, petsou et grou toppen
Bidon et ceselin, la mesecca de tot (13)Armandine Jérusel, L’ouva et lo ven ( le vent d’en haut et le vent d’en bas), recueil de poésies en patois, Aoste, 1983, « Ils ont sorti les sonnailles,quelques unes un peu rouillées/ des poêles, des clochettes, des trompettes et des armonicas/ des boîtes de pétrole, des petits et gros couvercles/ des bidons et des seaux en métal, tout ce qui pouvait faire de la musique ».

Mais il peut arriver aussi que le charivari est délégué aux ânes : c’est l’histoire du plaisantin de Rhêmes qui loue tous les ânes de la commune, les « ensonnaille », et les lâche à la rencontre du cortège nuptial(14)Voir note N. 4.. A Etroubles, Martin , un veuf bien aisé, le jour de son mariage, voit arriver le chef du charivari, Pantalèeon : « … Pantion l’est arrevò devan lo métcho de Marteuen, châtò su l’âno avoué eun bo tsapì euncratlò, an grôsa tsèa di vi ou djeupon, iòou lliu l’avie la tsèa d’ôo de la môtra. Apré l’est arrevvò Fidèle su lo melèt : L’ie tot arbeuillà de épòousa, avoué de grôse tsèe outôo dou cou pe coà. L’ie bo éparò comme Carouline et dér’, Piosé, avouì eun forqueun lo tégnave su perqué fisse pa ranversò… » (15)Centre d’Etudes francoprovençales de Saint-Nicolas, Le mariage, Quart (Vallée d’Aoste), 1987 : « Pantaléon est arrivé devant la maison de Martin monté sur un âne avec un beau chapeau crotté, une grande chaîne de veau au gilet, là où Martin portait la chaîne d’or de la montre. Ensuite, Fidèle est arrivé sur un mulet. Il était habillé en mariée, avec de grandes chaînes attachées au cou, comme collier. Il était beau avec les habits de Caroline : Il était suivi de Pioset qui le soutenait avec une fourche… » Van Gennep aussi parle de la promenade burlesque sur l’âne mais ce charivari, en Savoie semble être réservé aux hommes batttus par leur femme(16)Arnold Van Gennep, La Savoie, Voreppe, 1991.

Le charivari que Henri Rey-Flaud interprète comme une mise en scène de « …la horde sauvage archaique investissant la ville pour ravir les femmes et mutiler les hommes »(17)Voir note N. 2., une sorte de dramatisation du rapt des Sabines accompli par les anciens Romains, est actuellement représenté avec beaucoup de bonne humeur et son sens profond, sa fonction originaire, échappe aux protagonistes du charivari.

Le couple visé peut réagir de différentes façons. A Courmayeur, un veuf qui avait été tambour dans l’armée de Charles Albert, sort son instrument et se mêle aux jeunes tapageurs. Le bruit du tambour efface les autres et le cortège se dissout pour ne plus se reconstituer (18)Voir note N. 4.. Mais en général, il oppose une résistance passive faisant semblant d’ignorer le concert. Le charivari peut durer la nuit entière et continuer pendant plusieurs jours. Chose que les victimes savent très bien. Pour en finir, généralement, la ténacité des jeunes oblige le couple à ouvrir les pour-parlers. Quand le veuf ou la veuve acceptent finalement de dialoguer avec les jeunes, un porte-parole demande un baril de vin, une cinquantaine de litres, ou la somme correspondante en argent. Cela comme dédommagement du tort subi par la jeunesse. Le veuf ou la veuve rarement acceptent tout de suite, même s’ils ont l’intention de payer. C’est une sorte de jeu de rôle où chacun joue son personnage. En cas de refus, le charivari continue jusqu’à la capitulation de l’une des deux parties. « Singuliers musiciens ! commente l’abbé Henry, aux autres il faut donner à boire pour les faire chanter, à ceux-ci, il faut payer à boire por les faire taire ! » (19)Voir note N. 4. Mais si le veuf ou la veuve sont pauvres, l’insistance des jeunes est moins accentuée et, souvent, un verre de vin chacun suffit à payer l’amende et à apaiser les esprits. Quand les jeunes reçoivent le baril ou l’argent, ils organisent une fête en honneur des époux à laquelle le couple est convié. « Caqu’eun lèi fijé pa rèn é d’atre… l’ie pa an satisfachòn … sise que l’ion digourdì, crapaon a rie é allaon ‘nco leur a soé…é caqu’eun que l’ion pa contèn que l’issan soò payaon lo barò : payo bèye mé lèichade ité sèn-léi. Adon, magae soavon eun cou pe avertissemèn é pui, dèi sèn apré, payaon-pi lo barò é soaon pamì » Le charivari peut commencer pendant les fiançailles, voire même les fréquentations, et poursuivre jusqu’après le mariage. Le refus de payer était, à selon les cas, une démonstration de caractère, d’orgueil ou d’avarice. Le veuf de Saint-Christophe, fermement décidé de ne pas payer, fixe son mariage très tôt le matin. Mais les jeunes, alertés, l’attendent à la sortie de l’église et le suivent inutilement jusqu’aux confins de la paroisse : le veuf avait bien pensé de passer la lune de miel ailleurs que chez-lui…(20)Voir note N. 10. Tarquet, un veuf d’Etroubles, pense aussi de déjouer les jeunes en se mariant à quatre heures du matin. Mais à la sortie de la Messe le charivari l’attend : blême et tremblant, il paye sa dette envers la jeunesse sans hésitations(21)Voir note N. 13.. Pas toujours le charivari était accepté avec complicité , condescendance ou contre cœur. Parfois les victimes invoquaient la loi et demandaient l’intervention des gendarmes. Les historiens en parlent souvent . Entre 1713 et 1776, par exemple, la chambre criminelle du Parlement de Navarre dut s’occuper de 47 charivaris (22)Voir note N. 2.. A Rhêmes, le jeune qui avait fait défiler les ânes doit en répondre au juge conciliateur et à Perloz aussi, nos témoins racontent de jeunes emprisonnés pendant plusieurs jours à cause d’un charivari, cela au beau milieu du XXe siècle ! La motivation officielle de l’emprisonnement sont les tapages nocturnes causés par le groupe des jeunes, mais il est difficile de ne pas penser qu’il y ait aussi un brin d’intolérance de la justice officielle à l’égard de ces jeunes qui prétendent exercer une justice parallèle.

Mais à quelques exception près, les derniers charivaris ont perdu leur sens profond et sont vécus par les victimes avec beaucoup de complaisance et par les bandes de jeunes comme une occasion supplémentaire pour faire fête. Un veuf d’Etroubles, par exemple, est déçu parce que les jeunes ne l’ont pas daigné d’un charivari : « Pe qui me pregnon-t-i ? Pensavon-t-i que n’isso gneunca cattro sou pe payì a bèye ? » (23)Voir note N.16 : « Pour qui m’ont-ils pris ? Pensent-ils que je n’ai même pas quatre sous pour payer à boire ? » Clairement, dans ce cas, la censure implicite dans la manifestation n’est plus perçue et la victime négligée se sent frustrée d’un agréable spectacle folklorique, marque d’attention .

Les gens de Bosses, dans la vallée du Grand-Saint-Bernard, expliquent l’origine de leur Carnaval aux riches costumes bariolés de deux façons différentes. Ils soutiennent d’un côté que leurs costumes s’inspirent des uniformes des soldats napoléoniens qui ont franchi le col en l’an 1800, mais ils racontent aussi l’histoire d’un couple étrange qui, à une époque indéterminée, aurait décidé de se marier : « lo toc é la tocca », le toqué et la toquée. Ayant appris la nouvelle, pour souligner leur désaccord pour l’union de deux simplets déjà plutôt âgés, les jeunes auraient organisé un défilé grotesque avec des costumes et des instruments musicaux inhabituels. Ainsi, les gens imaginent un charivari à l’origine du Carnaval. Ce qui ne doit pas nous étonner : les liens entre le Carnaval et le charivari à Bosses sont particulièrement évidents : occasions de fête, manifestations de censure de la part de la population à l’égard de ceux qui ont brisé les règles, cortèges burlesques, quêtes alimentaires…

Notes

Notes
1, 8 Aimé Chenal, Raymond Vautherin, Nouveau Dictionnaire de Patois Valdôtain, Quart (Vallée d’Aoste), 1997.
2 Christian Desplat, Charivaris en Gascogne, Paris, 1982. Claude Lévi-Strauss, Charivari aux veufs, in Revue du Folklore français, N. 1, 1940. Jean-Claude Margolin, Charivari et mariage ridicule au temps de la Renaissance, in Les fêtes de la Renaissance, Paris , 1975. Henri Rey-Flaud, Le charivari, Paris 1985. Arnold Van Gennep, Le folklore français, Paris ,1998.
3, 7, 9, 17, 22 Voir note N. 2.
4 Joseph-Marie Henry, La tseallii, in Le Messager valdôtain, Almanach valdôtain, 1931.
5 Walter Von Wartburg, Franzosisches Etymologisches Worterbuch, plusieurs volumes à partir de 1928.
6 Tullio Telmon, « Sinagoga » nei dialetti alpini, in Les êtres immaginaires dans les récits des Alpes, Actes de la Conférence annuelle sur l’activité scientifique du Centre d’Etudes francoprovenales, Aoste, 1996.
10 Interview du 4/9/1984 à Challancin Speranza d’Arnad par Marie-Louise Noro « Une fois, il y avait quelqu’un de Champorcher, un certain Bonnel … Il est venu prendre une femme ici, elle s’appelait Mayarda, son vrai prénom était Marie mais on la surnommait Mayarda … Ils se sont mariès, ils ont dîné ici, après ils sont passés à Machaby ( hameau d’Arnad où il y a un sanctuaire réputé ) et sont descendus par les tournants du sentier vers Champorcher. Ma grand-mère a dit que la pauvre malheureuse, avec qui elle était bien amie, a été accompagnée (par le charivari) jusqu’au pont de Hône ( commune limitrophe d’ Arnad, porte d’entrée pour la vallée de Champorcher) ».
11 Interview du 30/4/1984 à Praz Sidonie d’Arvier par Lyabel Romana : « La veille des fiançailles la jeunesse se présentait à l’époux lui demandant d’offrir à boire … s’il donnait à boire c’était bien, si non ils « sonnaient » le charivari … Il y avait qui disait oui et qui disait non. A celui qui payait, ils portaient un bouquet de fleurs et tout allait bien…Pour ceux qui refusaient, ils sortaient des pelles à feu, des sonnailles de vaches, de toute sorte…Ils « sonnaient » pendant quarante jours, jusqu’à ce que (le couple) en eût assez … la nuit, quand ils avaient achevé les travaux de la campagne … ils s’amusaient … A l’époque de mon mariage on avait presque perdu l’habitude … on le faisait seulement plus pour quelques veufs … mais ils l’avaient fait pour tante Adèle et tante Judith, je m’en souviens … »
12 Interview du 25/10/2000 à Eméric Bétemps de Saint-Christophe par Alexis Bétemps. « Je vais me marier, un point c’est tout…et grattez-vous… »
13 Armandine Jérusel, L’ouva et lo ven ( le vent d’en haut et le vent d’en bas), recueil de poésies en patois, Aoste, 1983, « Ils ont sorti les sonnailles,quelques unes un peu rouillées/ des poêles, des clochettes, des trompettes et des armonicas/ des boîtes de pétrole, des petits et gros couvercles/ des bidons et des seaux en métal, tout ce qui pouvait faire de la musique ».
14, 18, 19 Voir note N. 4.
15 Centre d’Etudes francoprovençales de Saint-Nicolas, Le mariage, Quart (Vallée d’Aoste), 1987 : « Pantaléon est arrivé devant la maison de Martin monté sur un âne avec un beau chapeau crotté, une grande chaîne de veau au gilet, là où Martin portait la chaîne d’or de la montre. Ensuite, Fidèle est arrivé sur un mulet. Il était habillé en mariée, avec de grandes chaînes attachées au cou, comme collier. Il était beau avec les habits de Caroline : Il était suivi de Pioset qui le soutenait avec une fourche… »
16 Arnold Van Gennep, La Savoie, Voreppe, 1991.
20 Voir note N. 10.
21 Voir note N. 13.
23 Voir note N.16 : « Pour qui m’ont-ils pris ? Pensent-ils que je n’ai même pas quatre sous pour payer à boire ? »

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L’adieu aux alpes https://betemps.eu/ladieu-aux-alpes/ Tue, 31 Jan 2017 11:34:14 +0000 https://betemps.eu/?p=475 Alexis Bétemps, L’adieu aux Alpes, in Le Flambeau N. 209, Printemps 2009. L’alpe, pour moi, est une belle bouse entourée d’herbe verte et quelques petites fleurs. Ses couleurs sont tendres et sa forme évoque celle du soleil en tempête, source d’énergie. A mon avis, le jour où il n’y aura plus de bouses, il n’y […]

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Alexis Bétemps, L’adieu aux Alpes, in Le Flambeau N. 209, Printemps 2009.

[cml_media_alt id='468']Une belle bouse entourée d’herbe verte et quelques petites fleurs.[/cml_media_alt]

Une belle bouse entourée d’herbe verte et quelques petites fleurs.

L’alpe, pour moi, est une belle bouse entourée d’herbe verte et quelques petites fleurs. Ses couleurs sont tendres et sa forme évoque celle du soleil en tempête, source d’énergie. A mon avis, le jour où il n’y aura plus de bouses, il n’y aura plus d’alpes.La bouse n’est pas de la merde. On ne la mange pas, bien sûr, mais elle n’est pas sale. Surtout quand elle est sèche et, opportunément brisée, elle ressemble à du tabac. En plus, elle grouille de vie : chaque petit trou a son habitant et tout le monde s’entend bien. Du moment qu’on reste chacun dans son petit trou, bien sûr ! Comme dans un HLM.

C’est comme un village. C’est un engrais, un aliment pour les insectes et un bon combustible pour maintenir le feu.

***

C’est la première fois, cet été, que je ne suis pas montée à l’alpage, à l’alpe à moi… En montagne, comme disent les bergers.

Il est bien vrai que je commence à être un peu vieillotte. Douze veaux ! Mais je me sens encore bien en forme.

Evidemment, les projets du patron ne sont pas les miens…

Je l’ai compris le jour de la Saint-Bernard, le jour de l’inalpe. Le patron est entré à l’étable de bonne humeur et a détaché toutes les autres vaches en leur liant la chaîne derrière la sonnaille.

« Toi, cette année tu feras la sepéye(1)Littéralement soupière, vache qui ne montait pas à l’alpage pour assurer l’approvisionnement en lait de la famille pendant l’été. » m’a-t-il dit avec un brin d’hypocrisie en me tapant amicalement l’épaule. Comme si je ne savais pas, à mon âge ! On nous appelle sepéye, mais à la Saint-Michel, au retour du troupeau de l’alpe, nous devenons grèisséye(2)Littéralement graissière, vache qu’on engraisse pour la boucherie familiale.

Je ne verrai donc pas la Noël prochaine !

Tout de suite, je n’ai pas bien saisi la situation : je n’arrivais pas à croire qu’une chose pareille pouvait m’arriver. À moi, Couscous, reine de l’alpage de Vaudet pendant dix ans ! D’abord, reine des cornes, puis, chose extraordinaire, unique, reine du lait ! Puis j’ai pensé à l’herbe fine, fraîche et croquante des hauts pâturages, aux espaces infinis où l’on nous permet de paître, aux longs déplacements joyeux d’une station d’alpage à l’autre, aux paisibles conversations à la fin de la saison, étendues au soleil de midi, quand la présence du veau dans la panse commence à peser.

Un peu plus tard, j’ai bien réalisé que c’était la fin de tout. Et pas seulement celle de mon alpe à moi. J’ai pensé à Rubàn, à Paris, à Battaillón, à Evolène… Des amies chères, des vaches qui avaient déjà fait avant moi mon parcours… Je m’étais dite : « Elles sont vieilles » quand ça avait été leur tour. Et maintenant, c’est le mien…

Puis, je me suis consolée en pensant que la vie des vaches était ainsi. On ne peut rien y changer. J’ai eu quand même le privilège d’être une vache valdôtaine, une pie noire en plus. J’ai eu le bonheur de passer mes étés dans le plus beau décor du monde. Finalement, être abattue par une main amie, la main qui me donnait le sel et qui me grattait la nuque, est une consolation niée à la plupart des vaches… Quand je pense à la désolation de certains abattoirs !

***

Ma mère m’a eue qu’elle était à peine adolescente.

Après la Saint-Rosaire, la tradition du village veut qu’il n’y aie plus de propriétaires jusqu’à ce que la neige ne recouvre les champs, les prés et les bornes. Tout le bétail va paître ensemble la dernière herbe brûlée par le givre. Le village s’appelle Le Plan mais, malgré son nom, il est sur une pente à 1.500 mètres d’altitude et, à la fin du mois d’octobre, c’est déjà l’hiver. Ma mère était avec les autres veaux, tous ceux qui avaient passé leur premier été à l’alpage, tous ensemble. Elle a connu un jeune taurillon de son âge, du village à côté, que personne ne jugeait déjà capable de certaines performances. Ça a été le coup de foudre. Ils ne se sont plus quittés jusqu’à la Toussaint, quand ils ont dû regagner définitivement chacun leur étable. Papa connaissait des endroits à l’abri où l’on trouvait encore quelques touffes d’herbe fraîche. Il appelait maman pour partager le repas succulent. Ils étaient tout le temps ensemble et quand vers midi ils se couchaient près d’un grand érable pour ruminer, maman posait son museau sur le cou vigoureux de papa, les yeux liquides, perdus dans un rêve lointain. Leurs bergers de l’automne n’étaient que des enfants pleins d’envie de s’amuser. Le contrôle du troupeau était plutôt relâché…

Quand le patron s’aperçut que maman avait été fécondée, il se mit en colère comme personne ne l’avait encore vu.

« Qu’allons nous faire de ce veau qui va naître hors saison, au mois de juillet. Et va savoir quelle espèce de bâtard est son père !» répétait-il sans arrêt en faisant les cent pas autour de la table.

Maman eut même peur d’être vendue… Ou pire encore, de devenir steak dans un bref délai !

Puis le patron découvrit que le taurillon, loin d’être un bâtard, était né du sperme congelé, arrivé en contrebande en Vallée d’Aoste par le Col Collon, extrait d’un fameux taureau du Val d’Hérens. Il était de la dynastie directe des reines d’alpage du Valais !

À partir de ce moment, le patron prit l’habitude d’aller voir la jeune vache et de la caresser tendrement.

La mise bas se fit régulièrement. Le patron était un peu brouillon, mais pour l’occasion il se dépassa.

Maman était heureuse les premiers jours à l’étable. Elle me disait : « Tu ressembles tout à ton père : tu seras reine ! »

Mais hélas, le bruit de la prétendue faute de maman s’était répandu dans toute l’étable et même dans les autres étables du village. Quand elles vont à la fontaine, comme l’on sait, les vaches jasent…

Ses camarades regardaient maman d’un œil ironique, puis elles se retournaient vers la voisine, l’air complice. Elles ne pouvaient pas accepter le fruit du péché et faisaient semblant d’en avoir honte pour mieux médire. Maman laissait dire et pensait à son beau taurillon qu’elle ne reverrait plus. Elle avait été heureuse avec lui.

J’ai souvent pensé à elle après ma première fois.

A l’âge de deux ans on m’a surprise à cavaler une compagne. Alors, on m’a liée toute seule à l’étable où je frémissais d’un désir inconnu. Le lendemain, on me conduisit au village à côté et on me lia à un tronc fourchu. On amena ensuite un énergumène puant qui n’avait aucune intention d’accomplir son devoir. On a dû lui asséner deux bons coups de bâton sur les côtes pour qu’il décide de me monter dessus.

Trois coups très rapides et tout s’est terminé quand cela commençait à me plaire. La bête redescendit, se tourna de l’autre côté en secouant la queue avec force. Mon patron sortit le portefeuille et donna deux gros billets au propriétaire de l’énergumène. Quand on dit l’amour à payement ! J’ai pensé, alors, avec tendresse, à papa et maman.

***

Le même jour de l’inalpe, une heure après le départ du troupeau, Gaston, le fils du patron, est venu me détacher pour me conduire au pâturage. C’est un garçonnet de dix ans, pas encore mûr pour l’alpage. Il m’a amenée au Pessey, un pacage sec qu’on avait déjà brouté à la fin de mai, parsemé de mélèzes et plein de groseilliers sauvages. J’ai pensé avec envie à mes copines, entourés de fleurs et d’herbe fraîche, à 2000 mètres d’altitude. Mais j’ai réagi à la mélancolie. « Au moins, ici, il y a un torrent tout près », me suis-je dite, parce qu’en été, en bas, on peut aussi souffrir de soif au pâturage. Au Pessey, l’herbage n’est pas extraordinaire et je dois choisir mes herbes en zigzaguant entre les gentianes jaunes.

Tout à coup, je vois arriver en courant, avec le pis en branle, une chèvre poursuivie par Gaston, le bâton en l’air. Elle me passe juste à côté et bondit sur un rocher, hors de la portée du berger. Elle nous tourne le cul et se met à brouter les feuilles encore tendres d’un églantier, en attendant que le berger se calme. « Mon Dieu – me suis-je dite- pourvu qu’on ne la mette pas avec moi ! » C’est une grande chèvre au poil blanc, sans cornes, la ligne de l’épine dorsale couleur châtaigne, avec de longs poils soigneusement coiffés des deux côtés. Au cou, elle arbore deux superbes madjolìe(3)Pendillons de chair que certains animaux ont sous le cou. partiellement cachées par une barbiche blanche. De quoi rendre jaloux le plus beau coq du poulailler !

Gaston s’est calmé assez rapidement et il s’est mis à sculpter une écorce de mélèze pour faire la coque d’un bateau. Il n’en a jamais vu, mais il en a entendu parler. Et il a même vu quelques images de voiliers. Ses parents trouvent ce passe-temps pas du tout normal pour un rejeton d’alpagistes. Ils préféreraient qu’il sculpte des vaches. De belles vaches en bois de rhododendron, avec de grandes cornes cagneuses.

La chèvre saute du rocher et sans la moindre crainte se met à brouter à quelques centimètres de mon museau. Je me suis alors sentie en devoir de lui adresser la parole.

« Je m’appelle Couscous. Je sais… Drôle de nom pour une vache ! Mais mes patrons n’avaient plus beaucoup de choix(4)Conformément aux normatives européennes, l’association des éleveurs proposait chaque année une lettre de l’alphabet et tous les noms des veaux de l’année, sans se répéter, devaient commencer par la dite lettre. Ainsi, les derniers veaux devaient se contenter des noms encore disponibles.. Je suis née à la fin de juillet quand mes conscrites(5)Langage des vaches pour indiquer des vaches nées la même année. étaient déjà à l’alpage… J’ai été dix ans reine de Vaudet : deux ans reine des cornes et huit reine du lait ! »

La chèvre lève la tête et, en avalant la dernière bouchée, déclare : « Moi, je m’appelle Tseuccaz(6)Tseucca en patois valdôtain signifie chèvre sans cornes. et la raison de mon nom est évidente… J’ai quatre ans et j’ai été expulsée de tous les alpages de la Vallée d’Aoste pour avoir brouté les herbes rares dans trois jardins botaniques alpins différents. Il paraît que j’ai même dévoré une fleur himalayenne ! » En courbant le cou pour une nouvelle bouchée, elle ajoute : « Et j’ai même été malade comme un chien berger… Ils prétendent que c’est parce que, dans la fougue, j’ai aussi dévoré la pancarte en plastique avec le nom de la plante en latin… »

***

« Comment as-tu fait à être reine des cornes et reine du lait ? » me demande Tseuccaz, un jour de pluie, sous une barme.

« C’est toute mon histoire que tu veux savoir ! Bon ! Ecoute… J’ai grandi heureuse, cajolée par mon patron qui comptait beaucoup sur moi. À deux ans et demi, j’étais forte, avec des jarrets puissants et des reins agiles. La tête était plate et relativement courte, les cornes épaisses, pas trop longues, légèrement arquées. J’avais toutes les caractéristiques de la reine. Le patron m’admirait et me montrait avec orgueil à ses amis. L’année suivante, jeune maman, j’ai rejoint le troupeau des vaches. Une a une, les autres vaches s’approchaient, me reniflaient et, d’un bond soudain, elles m’attaquaient. Je reculais pour mieux pointer mes pieds de derrière, puis avec toute ma force, je tendais les muscles du cou et j’assénais une cornée. Généralement, l’adversaire n’attendait pas la deuxième ! Elle se retournait et s’en allait en branlant la queue avec dépit. Je n’ai pas eu le moindre problème pour m’affirmer au sein du troupeau. Je suis devenue la reine reconnue et les autres vaches m’ont toujours respectée. Mais je n’ai jamais eu la passion du combat. Je me bornais à me défendre. Je n’attaquais jamais. Le patron s’en est rendu compte. « Elle est forte, disait-il, mais il lui manque ce brin de méchanceté qui caractérise les vraies reines des cornes ». J’ai quand même porté le bosquet(7)Branche d’épicéa ou d’arolle décorée de rubans, de miroirs et de fleurs multicolores, attachée au cou des reines le jour de la désalpe. pendant deux ans. J’ai d’excellents souvenirs de la désalpe. Quand le troupeau traversait les villages, j’étais toujours la première, la tête haute avec une grande sonnaille, avec la reine du lait avec son bosquet de fleurs blanches. Les gens, au passage frottaient leur main sur mon dos reluisant et marmonnaient : « Dzènta béiche ! »(8)Belle bête!.

Mais ce n’était pas ma vocation. J’étais une vache pacifiste parce que je n’aimais pas les combats et antimilitariste parce que je n’aimais pas les uniformes. Mon projet intime était de devenir reine du lait !

***

A la fin d’un après midi, en pleine canicule, Gaston s’amuse avec ses bateaux en écorce dans une petite mare presque sèche. Le soleil couchant est déjà aux dernières vires du Bec de Tosse, l’autocar de ligne est passé depuis une bonne demi heure et Mariette de Sulpice a déjà fermé la porte du fenil pour la nuit. Il est grand temps de rentrer à l’étable. Apparemment, Gaston nous a oubliées… Tseuccaz est tout près de moi et est en veine de confidences. « Tu sais – me dit-elle – tu es la seule amie que je n’aie jamais eue. Nous, les chèvres on est plutôt complice qu’amie. Nous n’avons pas un naturel expansif. Et à part nous, on ne connaît que des moutons… Et les moutons, ma foi, tu sais… Les moutons sont des moutons : un devant et tous les autres derrière. Et celui de devant n’en sait pas plus que ceux de derrière. Rien d’encourageant pour entamer un rapport d’amitié ! Tandis que nous, les chèvres, on fait toujours ce qu’on veut… Difficile aussi de se faire des amis quand on est comme ça … Et toi, t’as des amies ? »

« Bien sûr que j’en ai… J’en avais une surtout, la pauvre… Tsiquettaz, elle s’appelait Tsiquettaz… C’était une pie rouge. Elle était docile, serviable, timide, avec une petite frange qui lui retombait sur les yeux, un peu simplette, mais toujours souriante. Elle était, peut-être, un peu trop coquette : elle avait fait recours à la chirurgie esthétique pour se faire redresser les cornes. Aucune vache valdôtaine ne l’avait fait jusqu’alors… Comme la plupart des pie rouges, elle cherchait la protection des plus fortes, ainsi elle venait toujours brouter près de moi. Comme ça, nous échangions quelques phrases. Elle était un peu écologiste. Elle faisait rigoureusement ses besoins à l’étable, bien proprement, dans la rigole ; elle renonçait à brouter les fleurs protégées par la loi régionale, à l’avant-garde en Europe ; elle refusait de déplacer quoi que ce soit sur son passage pour ne pas perturber l’équilibre naturel et prenait bien garde de secouer sa sonnaille pour éviter aussi la pollution acoustique.

Un jour quelqu’un lui a raconté que les vaches étaient les principales responsables du trou dans l’ozone. Elle en fut mortifiée. Le jour après, elle lit sur un hebdomadaire que les élans adultes, ses cousins du grand nord, contribuent au réchauffement de la planète en produisant plus de deux tonnes de CO2 par an. Cela représente les émissions de CO2 de deux vols aller et retour entre Oslo et Santiago du Chili. Elle fit une dépression. Elle répétait à toutes ses copines : « Tu sais, une vache pollue autant qu’une voiture et les élans comme deux avions! » Elle était ahurie. Alors elle a voulu donner son obole pour la sauvegarde de la planète : elle a décidé de ne plus péter… Ou mieux, de ne plus ventiler, comme on dit dans le langage des vaches, moins grossier que celui des hommes. Au bout de quelques jours, elle était enflée comme une montgolfière et explosa tout près du Plan-des-Mottes. Les bergers n’ont rien compris à la maladie et, chose extraordinaire, ils ont payé le vétérinaire pour l’autopsie. Celui-ci ouvrit la panse de la pauvre Tsiquettaz et trouva, collé au deuxième estomac, un préservatif troué, à qui on donna la responsabilité du malheur…

« Avec tous ces touristes qui foulent nos pâturages, il faudrait toujours bien laver l’herbe avant de la brouter… », me suis-je dite.

Finalement Gaston se décide à nous ramener au village. Il prend son bâton et sa veste usée, héritage de papa, de quand il était soldat.

« Alors, tu viens Couscous ? » me dit-il. « Alors tu viens Tseuccaz ? », dis-je en me retournant vers mon amie. « Tu crois être sur un sous-marin ? Moi je fais ce que je veux » me répondit-elle. Mais au bout de trente secondes, elle nous suivait l’air nonchalant.

***

Reine du lait ! Et pourquoi pas ?

Non seulement je suis contre toute forme de violence, mais je trouve aussi un peu naïf l’enthousiasme du patron quand j’arrive à asséner un bon coup de corne à une adversaire. Quel plaisir peut-il éprouver ? Finalement, ce n’est pas lui qui se bat ! Quel mérite a-t-il quand je gagne ? Chardon, une vache particulièrement cultivée, avec des lunettes couleur rouge foncé autour des yeux, disait qu’il exorcise ses frustrations en s’identifiant avec moi. Je n’ai jamais bien compris le sens précis de cette phrase, mais je crois qu’elle voulait dire que ce présomptueux se prend parfois pour une vache ! Il dit que sans reines il aurait déjà abandonné l’élevage depuis belle lurette, que les reines sont sa passion ! … Peut-être… Mais certainement sa passion est bien loin du sentiment qui a lié ma mère et mon père…

Et quand c’est moi qui encaisse un coup de corne ? Que ça me brûle et que les yeux pleurent… Croît-il vraiment que j’en ai du plaisir ? La passion ne devrait-elle pas être partagée pour être vraie ?

A ce propos, Tseuccaz a une autre théorie qui me semble exagérée : elle soutient qu’une reine a une valeur commerciale très élevée et que c’est une sorte d’investissement. En d’autres mots, que la passion des reines est plutôt la passion de l’argent. Je n’en sais rien…

En tout cas, avec moi le patron a été toujours gentil. Il m’étrillait personnellement, m’arrangeait la queue, me caressait le cou et avait toujours pour moi une pincée de ce sel rougeâtre, particulièrement savoureux. Il ne se contentait pas de poser quelques graines de sel sur ma langue rugueuse, mais il enfilait son poing avec le sel bien dans ma bouche…

Et Gaston aussi, son fils, m’aime bien. Nous sommes du même âge… Et lui, ce n’est certainement pas pour l’argent qu’il m’aime!

Comment faire pour devenir reine du lait ? Ce n’est pas si escompté. Mais heureusement qu’il y avait Chardon. Chardon était donc une vache très intelligente. Elle avait même été sélectionnée pour être clonée. Le patron s’y est opposé. « Je ne vais pas quand même multiplier une vache plus intelligente que moi » déclarait-il aux amis. La réponse de Chardon à mes questions a été lapidaire : « Tout dépend de ta tête, de ta volonté, me dit-elle, si tu le veux vraiment tu le seras, reine du lait. »

Ainsi, tous les jours, le matin en me levant pour la traite, pour me relaxer je répétais pendant toute l’opération : « Je veux devenir reine du lait ». Au pâturage, j’ai commencé à refuser toute provocation pour le combat. L’effort physique nuit à la production laitière ! Il faut dire que le respect que j’inspirais était tel, qu’il était rare qu’une autre vache me provoque.

Je ne restais jamais dans les courants d’air pour éviter les rhumes de poitrine qui bloquent les veines lactaires. Et enfin, j’ai appris à connaître les herbes, celles qui favorisent la levée du lait en premier lieu : la dzelenetta(9)Le trèfle des Alpes., la bistorte, les berces, le pissenlit en fleur et les violettes qui parfument le lait… Je me suis donc mise courageusement à diète. Pour cela, je dois le dire, j’ai été aidée par mes compagnes, qui, émues pour mon choix, me signalaient les endroits les plus riches en herbes laitières. Il me fallut deux années, puis, me voilà reine du lait, avec mon beau bouquet de fleurs blanches et des rubans toujours blancs. Je semblais une épouse. Et je défilais fière et heureuse derrière la reine des cornes, avec son bouquet flamboyant. Et dire que j’aurais pu facilement la battre…

* * *

« Moi, ce n’est pas l’esprit belliqueux qui me manque : ce sont les cornes » avoue Tseuccaz. Elle avait découvert son handicap, si ainsi l’on peut dire, qu’elle était encore adolescente. Provoquée par une copine elle a fait ce que font les chèvres : elle se lève droite sur ses pattes de derrière et se laisse tomber lourdement sur les cornes de l’adversaire qui l’attend pour contrecarrer le coup. Mais hélas ! En retombant, son crâne démuni s’abat sur les cornes noueuses de la copine et la pauvre Tseuccaz reste abasourdie quelques minutes, aux pieds de l’adversaire. Et elle comprend…

Les infirmités, souvent, aiguisent l’esprit, et notre Tseuccaz, ne voulant pas passer sa vie à supporter les vexations des chèvres à cornes, pense bien d’aller rendre visite à Nestor. Nestor est un vieux bouc, émissaire de profession, avec une vocation marquée pour la psychanalyse. Il reçoit Tseuccaz dans son cabinet, dans l’ombre sombre d’une barme humide. Après avoir bien écouté la requête de la chèvre sans cornes, il prend sa tête entre les deux pattes de devant et réfléchit. Tseuccaz sort de la barme rassurée. Le lendemain, alors que le petit troupeau de chèvres chômait au soleil tiède de septembre, la plus gaillarde des jeunes chèvres s’approche de Tseuccaz et l’invite à la bataille. Elle fixe les yeux de l’adversaire, recule d’un petit pas et se lève droite sur les pattes de derrière. Tseuccaz n’attend pas qu’elle lui tombe dessus : elle fonce, tête basse, contre sa panse. La gaillarde s’écroule à la renverse, se relève péniblement et s’en va en secouant la tête « Vraiment, il n’y a plus de respect. Où vont-elles les règles de la chevalerie ? » Depuis, aucune chèvre n’a plus osé défier Tseuccaz au combat. Les chèvres sont trop occupées à penser à elles-mêmes pour être rancunières et chercher la vengeance. Les autres chèvres ont ri de la mésaventure de la gaillarde et ont continué à s’occuper de leurs affaires. Tseuccaz avait gagné son combat. « Que veux-tu, Couscous, mon amie ! – conclut-elle – ce n’est qu’en bouleversant les règles que les plus démunis ont leur chance ! »

* * *

Ella a probablement mangé du triolé(10)Trèfle commun. mouillé de rosée. Sa panse est devenue énorme. Le premier berger lui a tiré le sang avec des lancettes neuves. Puis, il l’a renfermée à l’étable, dans l’obscurité, toute seule. Le jour après cela allait déjà mieux. Mais pour se rétablir, il lui fallait quelques jours de convalescences en bas, au Plan. Ainsi, Chardon, la vache savante, nous a rejointes, Tseuccaz et moi. Pendant ces trois jours passés ensemble, nous avons, nous aussi, en l’honneur de Chardon, eu droit aux meilleurs pâturages. J’ai été heureuse de la revoir et je lui ai présenté Tseuccaz.

Chardon nous a porté les dernières nouvelles de Vaudet, de l’alpe. La plus éclatante était que Fribourg n’était plus la reine des cornes. Une jeune vache, nerveuse et musclée, l’a battue dans un combat épique : « Que voulez-vous, dit Chardon, elle a la jeunesse de son côté et passe son temps libre à s’entraîner au gymnase. Elle fait du culturisme. Tu devrais voire les muscles de sa poitrine… » Quant à la reine du lait, qui devrait me succéder, on ne savait pas encore… Elle nous apprend aussi que le patron a fait refaire tous les toits des étables : de beaux toits étanches, en Eternit, pleins d’amiante, comme dans les villes. Cette année, parmi les arpiàn(11)Ouvriers de l’alpe. il y a deux Albanais. Ils ne parlent pas encore patois, donc, il y a quelques problèmes de communication. Mais leur bâton s’exprime déjà parfaitement… Cette année, à l’alpage, il y a beaucoup de gens de passage : des touristes qui fourrent leur nez partout et nous montrent du doigt aux enfants émerveillés ; des pauvres immigrés clandestins qui franchissent la frontière ; des alpinistes bariolés, équipés d’une manière invraisemblable, qui traversent imperturbables le troupeau, obstacle insignifiant vers le sommet à violer. Cette année il y a même une équipe d’ethnologues qui enquêtent : « Mais ils ne parlent qu’avec les arpiàn, précise Chardon avec un peu d’amertume, comme toujours, nous les vaches, les véritables protagonistes de l’alpe, nous sommes ignorées… »

Moi, je ne suis pas autant polémique. Je pense que c’est une bonne chose que d’autres gens profitent des charmes de l’alpe, pour n’importe quelle raison. Cet alpage qui est mon jardin secret et qui m’a toujours captivée, émue, touchée, conquise, tentée, séduite, impressionnée, envoûtée, charmée, ne m’a jamais tourneboulée…

Tseuccaz m’interrompt : « T’es en train de parler comme certains alpinistes que j’ai rencontrés au fond des vires que j’ai toujours fréquentées. Leurs propos tonitruants ne m’ont jamais convaincue. D’abord, ils vont dans des endroits où aucune personne civilisée n’irait spontanément : rochers, moraines, glaciers, pics, crêtes délabrées, sommets battus par le vent glacé. Que vont-ils faire ? Nos patrons mêmes ne vont pas par là : il leur arrive de traverser un névé pour chercher du génépi à vendre, de sauter un torrent impétueux pour atteindre un pâturage plantureux ou de monter sur un pic pour chercher un troupeau de chamois à chasser. Le fruitier, aussi, fréquentait ces lieux quand il était alpisard(12)Maquisard local.… Il faut toujours une raison importante pour prendre le risque d’aller dans des endroits inhospitaliers.

Et après, ces alpinistes, ils disent des choses que je ne comprends pas et parlent de la montagne comme s’ils en étaient amoureux ! Mais comment peut-on être amoureux de choses inanimées ? »

***

« Tu parles du mysticisme de la montagne… », s’entremet Chardon qui a toujours le mot juste pour tout. « Moi j’ai lu que cela peut nous amener bien loin… Parfois trop loin ! Qu’il vaut mieux se méfier »

Mais Tseuccaz est lancée dans son plaidoyer et ne l’écoute pas. « Moi, par ma nature je fais toujours ce que je veux et je reconnais aux autres le droit d’en faire autant. Pourtant, certains discours m’inquiètent. Quand j’entends dire que la montagne approche de Dieu, je trouve cette attitude bien présomptueuse ! Je ne crois pas que des cailloux et des blocs de glace aient ce pouvoir. De quel droit les hommes peuvent-ils l’attribuer à la nature ? Et puis, sommes nous sûrs que le Bon-Dieu est d’accord que quelqu’un ne s’approche de lui de cette façon ?

Ou bien quand j’entends dire par quelqu’un qui contemple extasié les rochers, les gouffres sans fond, la neige éternelle des glaciers et le ciel bleu : ” Ce spectacle majestueux me coupe le souffle et mon cœur se réjouit “. Alors, je pense aux prés fertiles, aux champs cultivés où je me sers librement, aux villages grouillants d’hommes et d’animaux, aux murs qui nous protègent ou aux gouilles où nous nous abreuvons. Et alors, face à ce spectacle, oui que mon cœur se réjouit ! Est-ce possible que le fruit du travail ne les émeuve pas, ces alpinistes ?

” La montagne forge et affermit les caractères “, dit-on aussi. Je crois que, si vraiment je dois me faire forger, chose qui personnellement ne me passionne guère, par l’effort physique et les risques courus, ce serait mieux que d’aller travailler à l’usine ou à la campagne ou bien encore aider les pauvres et les malades. Au moins, l’effort et le danger profiteraient à qui a besoin.

J’ai entendu dire aussi : « La montagne me rend meilleur ! ». Je trouve trop commode de se sentir meilleur où il n’y a personne. Il faut apprendre à être meilleur quand on est en bas, parmi les êtres vivants. N’importe qui peut être meilleur à 3500 mètres d’altitude. Et cela ne risque pas d’améliorer le monde… Ces gens-là me font peur : va savoir ce qu’ils font quand ils sont en bas, parmi les autres. Moi, au moins, je ne me pose pas d’objectif aussi ambitieux et, à ma manière, je respecte les autres.

D’accord, à chacun son jardin secret, loin de moi de nier la liberté des autres, mais mon jardin secret à moi, c’est le potager de Monsieur le curé que je saccage périodiquement, à son insu. Le pauvre homme est encore convaincu que c’est le blaireau. »

Je n’ai pas trouvé d’arguments pour répondre à Tseuccaz. Chardon, elle aussi, est sans paroles : c’est tout dire ! Notre vache savante sans paroles… Je suis convaincue que Tseuccaz exagère. Elle est tellement convaincante quand elle se passionne… Elle n’a certainement pas tous les torts. Il est vrai que nos montagnards, gens qui vivent la montagne, ne sont pas très enclins au mysticisme . Ils ont l’esprit pratique et un sens du ridicule aigu. Le maximum que j’ai entendu dire dans ce sens est venu du premier berger, le jour où nous avons fait le repas au lac de Vuert, à plus de 2500 mètres d’altitude : « Te so Couscous, no sèn tellamèn su qu’on sèntèi pettà lè Sèn è rottà lè-z-Andze… »(13)Tu sais, Couscous, nous sommes tellement en haut qu’on entend péter les Saints et roter les Anges…

***

La fin d’août approche. Les vaches sont encore à la tsa(14)On appelle ainsi en Vallée d’Aoste la station d’alpage la plus haute.. Là-haut, la nuit, il gèle déjà. Bientôt elles regagneront la station intermédiaire.

Je suis particulièrement morose et je ressens la nécessité de m’ouvrir, de me confier à quelqu’un. Tseuccaz est concentrée. Elle broute les feuilles d’un amélanchier. C’est le buisson qu’elle préfère. A l’alpage, l’amélanchier ne pousse pas.

« Tu sais Tseuccaz, cette nuit, j’ai rêvé à la petite gouille à têtards où nous nous abreuvions à Vaudet. Quand je pense que je ne la reverrai plus et que je ne reverrai plus mes copines non plus. Une sensation drôle me prend et le premier estomac me serre. L’envie de brouter me passe. Je ne voudrais pas non plus rentrer à l’étable, liée à la crèche. J’aimerais me perdre dans le bois et marcher à l’infini à l’ombre des mélèzes. J’ai encore tant de choses à voir, à faire, à partager… Je ne veux pas mourir. Je veux encore vivre la Noël, puis celle qui viendra après, et la suivante encore… J’aimerais faire encore quelques veaux ». Tseuccaz monte sur un petit rocher couvert de joubarbes, avec au fond, un beau buisson d’épine-vinette. Elle se retourne vers moi et me dit : « Toi, tu n’arriveras pas à Noël, mais moi je n’arriverai pas à la fête patronale qui est aux portes, à la Saint-Grat, le 7 septembre. Je suis conviée au banquet de fête… Habillée en fricandeau ! »

« Je ne savais pas… Tu ne m’avais rien dit et je n’ai pas compris. Mais, tu es si jeune encore ! » « Tu sais comment sont les hommes : quand ils n’arrivent pas à maîtriser quelqu’un, ils l’éliminent… » Et elle a recommencé à brouter les feuilles de l’épine-vinette en faisant bien attention de ne pas se faire piquer. J’ai eu honte de mon comportement, de mon manque de sensibilité. Je me suis conduite comme un mulet, sans le moindre égard, sans la moindre attention pour elle. Tseuccaz savait qu’elle allait mourir avant moi et, malgré cela, elle avait toujours gardé son chagrin pour elle. Elle a su conserver une certaine bonne humeur et, surtout, l’envie de s’exprimer, de discuter, de se confronter, de vivre malgré tout. Nous les vaches, nous avons toujours critiqué les chèvres, mais nous ne les connaissions pas vraiment.

Depuis ce jour, j’ai commencé à cajoler mon amie chèvre lui réservant toute sorte de gentillesses.

Hélas, le temps s’écoule vite.

La rosée du matin devient chaque jour plus abondante et, quand la journée est sereine, elle est légèrement givrée. Le soleil arrive tard au fond de la vallée et, vers quatre heures de l’après-midi, il l’abandonne pour monter paresseusement les vires du Bec de Tosse. L’herbe est de plus en plus dure et sèche et les torrents sont réduits à un fil d’eau.

Un jour, j’ai vu rentrer la patronne avec un panier plein de carantine(15)Petites pommes de terre à la forme allongée, très savoureuses, qui mûrissent en quarante jours. Au Plan, on les sert traditionnellement à la Saint-Grat, avec du fricandeau de chèvre. qu’elle a rangées dans le cellier. Le jour après, elle a passé l’après-midi à frotter le plancher du peillo(16)Chambre chauffée où, généralement, l’on recevait les visiteurs. et à balayer le devant de la maison. Le patron est descendu à la cave et il est remonté avec quatre fiasques remplies de vin frais. Puis, il est allé chercher deux chevalets et a placé dessus deux planches larges en forme de V.

Ils sont venus prendre Tseuccaz avant l’aube, vers 5 heures du matin. Ils lui ont passé une corde autour du cou et l’ont tirée vers la sortie de l’étable.

Je n’ai pas ouvert les yeux pour ne pas devoir la saluer.

Notes

Notes
1 Littéralement soupière, vache qui ne montait pas à l’alpage pour assurer l’approvisionnement en lait de la famille pendant l’été.
2 Littéralement graissière, vache qu’on engraisse pour la boucherie familiale.
3 Pendillons de chair que certains animaux ont sous le cou.
4 Conformément aux normatives européennes, l’association des éleveurs proposait chaque année une lettre de l’alphabet et tous les noms des veaux de l’année, sans se répéter, devaient commencer par la dite lettre. Ainsi, les derniers veaux devaient se contenter des noms encore disponibles.
5 Langage des vaches pour indiquer des vaches nées la même année.
6 Tseucca en patois valdôtain signifie chèvre sans cornes.
7 Branche d’épicéa ou d’arolle décorée de rubans, de miroirs et de fleurs multicolores, attachée au cou des reines le jour de la désalpe.
8 Belle bête!
9 Le trèfle des Alpes.
10 Trèfle commun.
11 Ouvriers de l’alpe.
12 Maquisard local.
13 Tu sais, Couscous, nous sommes tellement en haut qu’on entend péter les Saints et roter les Anges…
14 On appelle ainsi en Vallée d’Aoste la station d’alpage la plus haute.
15 Petites pommes de terre à la forme allongée, très savoureuses, qui mûrissent en quarante jours. Au Plan, on les sert traditionnellement à la Saint-Grat, avec du fricandeau de chèvre.
16 Chambre chauffée où, généralement, l’on recevait les visiteurs.

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La phonothèque de l’AVAS (1980-1990) https://betemps.eu/phonotheque-de-lavas-1980-1990/ Tue, 17 Jan 2017 21:23:34 +0000 https://betemps.eu/?p=457 MINISTÉRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE ET DE LA CULTURE COMITÉ DES TRAVAUX HISTORIQUES ET SCIENTIFIQUES Section d’histoire médiévale et de philologie Alexis Bétemps, La phonothèque de l’Association Valdôtaines des Archives sonores (1980-1990), dans Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS, 28-29, 1992 ÉTUDES FRANCOPROVENÇALES ACTES DU COLLOQUE réunis dans le cadre du 116 Congrès national des […]

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MINISTÉRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE ET DE LA CULTURE COMITÉ DES TRAVAUX HISTORIQUES ET SCIENTIFIQUES
Section d’histoire médiévale et de philologie

Alexis Bétemps avec Enrica Clapasson, juin 2014

Alexis Bétemps, La phonothèque de l’Association Valdôtaines des Archives sonores (1980-1990), dans Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS, 28-29, 1992

ÉTUDES FRANCOPROVENÇALES
ACTES DU COLLOQUE

réunis dans le cadre du 116 Congrès national des Sociétés savantes
(Chambéry-Annecy, 29 avril-4 mai 1991)

Abréviation utilisées

AVAS = Association valdôtaine des archives sonores. RAI = Radio Televisione Italiana.
BREL = Bureau régional pour l’ethnologie et la Linguistique
TV = Télévision.

Dix ans se sont écoulés depuis que la première cassette est arrivée au petit bureau sis 8, place Chanoux, mis à la disposition de la naissante Association valdôtaine des archives sonores par le Comité des traditions valdôtaines. Le témoin était Urbain Bletton de Morgex, classe 1892 et l’intervieweur Raymond Vautherin, notre président actuel. Le thème de l’enquête était la toile et le chanvre à Morgex. Je crains qu’il ne soit difficile de répéter cette enquête à Morgex. Urbain Bletton est mort et il était probablement le dernier dépositaire de ce savoir.

L’idée d’une phonothèque valdôtaine n’a pas poussé comme un champi­gnon à l’ombre d’un mélèze. Les milieux culturels valdôtains en débattaient depuis belle lurette. Ce n’est donc pas le cas de vouloir ici à tout prix aller rechercher le père (ou la mère) de la phonothèque. Je dois cependant signa­ler le rôle déterminant de Gaston Tuaillon, professeur de dialectologie à l’Université de Grenoble qui, lors d’une séance du comité du Centre d’études francoprovençales « René Willien » de Saint-Nicolas, souligna l’importance et l’urgence d’une telle initiative. Puis, c’est l’histoire de AVAS dont je ne vais pas parler dans cet article.

Une phonothèque ne naît pas par hasard, surtout pas quand les exemples sont rares et l’initiative appartient à des pionniers. Ce n’est pas la mode qui l’a inspirée mais une exigence profonde et collective. Les années soixante-dix avaient été marquées par un grand débat politico-culturel et le milieu intellectuel valdôtain avait découvert des horizons nouveaux. La notion de minorité ethnique a été remplacée par celle de nation sans état, les revendi­cations linguistiques ont pris un pli plus radical et une nouvelle conscience valdôtaine, parmi les jeunes surtout, s’est formée.

Mais les années soixante-dix ont marqué aussi la prise de conscience de grands changements qui ont intéressé notre vallée, surtout pendant la décen­nie précédente et toujours en cours : démographie défavorable aux autoch­tones, abandon de la montagne, poussée du tourisme et premières crises de l’industrie, généralisation de l’urbanisation sauvage, atteintes au territoire, spéculations immobilières voilées, généralisation d’un certain bien-être économique, etc. Ces changements de base en laissaient entrevoir d’autres déjà annoncés : déclin du patois et oubli progressif de la culture locale avec ses valeurs et ses savoirs.

II fallait donc intervenir rapidement pour contrer cette tendance : mettre en valeur la culture autochtone en s’occupant d’elle avant tout, en essayant de la faire connaître au grand public, mais surtout, en poussant les déten­teurs mêmes de cette culture, trop souvent méprisée, à prendre conscience de sa richesse, de son originalité et de sa fonctionnalité.

À côté de cette motivation dont le caractère militant est évident, il y en avait quand même une autre : rassembler dans de grandes archives sonores du matériel ethnographique exploitable à des fins scientifiques. Ces deux objectifs ont déterminé l’action de l’AVAS au cours de ces dix années de vie et, l’on peut dire, avec un succès inattendu. Affirmer que les objectifs ont été rejoints serait excessif, mais l’énergie déployée par notre association qui, d’ailleurs n’était pas la seule à poursuivre ces objectifs, a certainement contribué à mettre en valeur notre civilisation. Dans quelle mesure exacte­ment, c’est peut-être trop tôt pour l’évaluer. D’ailleurs, le travail continue.
Dix ans après, la phonothèque de l’AVAS compte environ trois mille cinq cents cassettes, dont deux milles cataloguées, et une quarantaine de vidéos. C’est un monument imposant et inquiétant à la fois. Là, contre une paroi anonyme d’un bureau, à’ Tsambarlet, rangées dans un bel ordre et soigneuse­ment étiquetées, il y a les cassettes contenant les voix d’un millier de Valdôtains, et avec leurs voix, leurs savoirs, leurs souvenirs, leurs petites manies, leurs faiblesses, leurs élans, leurs regrets, leurs sentiments. dérobés, parfois étalés, selon leur naturel et leur réaction face au micro. Plusieurs voix ont cessé de résonner : nous l’apprenons des nécrologies sur les murs des maisons ou dans les journaux locaux, nous l’apprenons parfois des parents mêmes qui viennent nous voir pour nous demander une copie de l’interview…

Mais qu’est-ce qui donne le droit à une cassette d’être rangée dans un bel ordre à côté de tant d’autres et d’être conservée ? Dès le début nous avons dû nous donner des critères pour que la phonothèque ne devienne pas un dépôt chaotique de cassettes enregistrées. Nous avons, avant tout, privilégié les ethnotextes, à savoir, des textes oraux qui traitent d’expériences qui dépassent l’individuel, qui présentent des savoirs collectifs, qui relatent des usages communautaires. Les ethnotextes reproduisent la vision que les membres d’une communauté ont d’elle ; ils représentent le point de vue interne, partiel et fragmentaire d’individus, mais aussi le point de vue de ceux qui participent directement d’une culture, qui en subissent les condi­tionnements et en suivent la logique, qui en sont impliqués émotionnelle­ment et qui jugent selon des systèmes de valeurs qui sont la clé même pour comprendre leur culture. Les ethnotextes sont donc beaucoup plus que la mémoire d’un peuple : ce n’est pas seulement leur contenu, les souvenirs enregistrés, qui intéresse mais aussi la façon de les présenter. Ce n’est que quand on a bien compris ces mécanismes psychologiques qu’on peut correc­tement évaluer les contenus d’un ethnotexte, les dits et les non dits, les allu­sions et les insistances, la froideur et l’émotion.

L’ethnotexte est le document que l’AVAS a privilégié dès le début et qui caractérise actuellement la phonothèque. Mais il n’est pas le seul document admis. La phonothèque AVAS accueille aussi des documents authentiques : des conversations de veillées, des chants communautaires jaillis spontané­ment et surpris par le micro, des discussions chaotiques et passionnées lors des meetings politiques villageois, des cris de commissaires-priseurs impro­visés le jour de la fête patronale, etc.

Nous avons entrepris, en outre, un travail de récupération auprès de cher­cheurs et de simples amateurs, pour obtenir d’anciens enregistrements effec­tués à l’occasion d’enquêtes ou de préparation de mémoires universitaires, ce qui nous a permis de constituer des « fonds historiques » importants : l’enquête Jean-Pierre Martin (1969/72) sur le français parlé en Vallée d’Aoste, l’enquête Keller sur les patois valdôtains, et d’autres enregistrements épars, fruit de l’intuition de pionniers qui ont eu la sensibilité de fixer sur bande des témoignages particulièrement intéressants à l’époque où l’idée d’une phonothèque n’avait pas encore percé.

La phonothèque AVAS accueille aussi des enregistrements d’émissions radio axées sur la culture locale, en particulier d’émissions produites en collaboration avec l’Association. Elle n’a pas une politique systématique à l’égard de la collecte de ce type d’enregistrement. Les radios, la RAI en premier lieu, ont leurs archives et le matériel est donc déjà conservé ; l’asso­ciation considère prioritaire l’effort d’enrichir ses archives par la recherche de matériel nouveau. À chaque jour qui passe, quelque chose se perd : il faut d’abord intervenir où l’urgence s’impose.

Mais comment ces trois mille cassettes ont-elles été rassemblées? Au début, les principaux enquêteurs étaient nos adhérents. Les témoins étaient choisis parmi les parents, les amis, les voisins. Les sujets enquêtés étaient libres : la connaissance directe du témoin suggérait les thèmes à l’enquêteur. À travers le bulletin de l’AVAS, feuille de liaison polycopiée, on encourageait les lecteurs à se transformer en intervieweurs, à nous signaler les témoins, à nous faire parvenir des cassettes ou de vieilles bandes enregistrées dans n’importe quelle occasion. C’était l’enthousiasme, le militantisme, qui guidait l’action. Puis on s’est rendu compte qu’il aurait fallu approfondir certains sujets, creuser davantage les thèmes. Voilà alors les enquêtes systématiques : les ramoneurs, l’école d’autrefois, le carnaval, l’émigration, le théâtre populaire, la badoche, du blé au pain, la laine, etc.

Ces initiatives nous ont permis de rassembler des fonds importants sur le même sujet et de promouvoir des actions de restitution : des expositions thématiques, des publications, des émissions à la radio ou à la télévision, des montages audio-visuels. Ainsi, l’association se faisait connaître et apprécier et le réseau de collaborateurs s’élargissait.

Nous avons lancé un concours ouvert à tout le monde : il fallait nous envoyer des cassettes, la meilleure aurait été choisie, et opportunément commentée, elle serait passée à l’antenne lors d’une émission mensuelle que la RAI nous avait confiée : « Eun cou eun tchi no – le microphone dans le passé ». Puis en 1983, l’administration régionale, a mis des bourses d’études à la disposition de dix enquêteurs : ainsi, la phonothèque s’est-elle rapide­ment enrichie. Bien qu’elle se soit révélée positive, cette deuxième expérience, n’a pas été renouvelée : le matériel acquis était de valeur inégale, les enquêteurs devaient être suivis de près, les cassettes devaient être traitées et le personnel affecté à ces tâches était largement insuffisant, d’autant plus que d’autres perspectives étaient en train de s’ouvrir.

L’équipe de l’AVAS qui travaillait à plein temps était réduite, le travail de restitution toujours plus engageant et des objectifs nouveaux étaient en train de se dégager : la photothèque et les écomusées. La phonothèque devint une partie d’une activité plus complexe et la collecte des témoignages oraux subit des transformations.

La création des bourses d’études, l’augmentation graduelle du personnel affecté à l’AVAS, puis la création du Bureau régional pour l’ethnologie et la linguistique (BREL), institution régionale qui gère actuellement les fonds de l’AVAS et leur assure le traitement, la conservation et la diffusion, ont progressivement freiné le bénévolat qui avait fleuri, au début, autour de l’association. Il est difficile de demander à des bénévoles de faire un travail que d’autres assurent avec un soutien économique. Le bénévolat existe encore, mais il est devenu une source secondaire de la phonothèque.

Cela ne signifie pas que des contributions importantes ne viennent pas de bénévoles, mais cela se passe sous des formes différentes : nous avons des étudiants universitaires ou des chercheurs qui viennent nous demander conseil pour leur mémoire ou leur recherche et qu’on encourage à entre­prendre des enquêtes orales ; nous avons des bibliothèques ou des centres culturels communaux qui nous demandent d’être suivis dans des enquêtes orales qu’ils mènent sur le territoire de leur commune. Leur enquête ache­vée, le matériel rentre dans nos archives sans que l’engagement de notre part ait été excessif. La plupart de nos enquêtes systématiques sont actuellement menées directement par le personnel du BREL, qui, cependant, s’appuie, pour les contacts surtout, sur des collaborateurs bénévoles faisant partie d’un réseau qui couvre la vallée et qui s’est formé naturellement au cours de ces années. Le personnel du BREL assure aussi les « interventions d’urgence » quand on nous signale des témoins, probablement les derniers dépositaires de savoirs particuliers : quelqu’un se rend chez le témoin et enregistre les informations précieuses.

Comme l’on a pu comprendre, il est impossible de constituer une phono­thèque comme la nôtre sans s’occuper d’autres choses aussi. L’histoire de l’AVAS en est un exemple évident. Avant tout il faut penser à la restitution : les témoins se sentent concernés par l’enquête, veulent savoir ce qu’on fait de leur témoignage et souhaitent le voir « restitué » de quelque façon. Savoir que leur témoignage en rejoindra des milliers d’autres sur une étagère ne les satisfait pas. Voilà donc que l’AVAS, dès le départ, a consacré une partie importante de son activité à la restitution, à l’hommage au témoin, dû et largement mérité. Nos formes de restitution, comme je l’ai déjà dit, sont nombreuses : l’exposition (photos, objets, documents) commentée par les témoignages oraux, l’émission, radio ou TV, la publication de textes et de montage audio-visuel. Cependant, ce n’est même pas la dixième partie de notre matériel qui est ainsi, bien que partiellement, exploitée. Mais le fait même de savoir que nous utilisons le matériel rassemblé, rassure le témoin, même si nous lui disons que l’utilisation de sa contribution n’est pas dans nos projets immédiats : le témoin sait que son récit pourra être un jour repro­posé et que sa contribution n’enrichira pas simplement un cimetière de cassettes. La restitution, son rôle et son organisation, méritent un article à part : je ne vais donc pas approfondir ici ce sujet, mais je tiens quand même à en rappeler l’importance.

Constituer une phonothèque signifie aussi entrer en contact avec des documents autres que le témoignage oral : photos, lettres, cahiers de comptes, objets divers, etc. ; ce sont des documents qui souvent accompa­gnent le témoignage oral, l’intègrent ou le complètent.

L’AVAS a connu cette expérience et a décidé de rassembler, dans la mesure du possible, tout ce matériel aussi. Notre photothèque compte désor­mais plus de cent mille images et les documents divers, original ou copie, occupent des espaces importants dans nos armoires.

Mais comme je l’ai déjà dit pour la restitution, ce n’est pas dans cet exposé que je vais m’occuper de ces expansions de la phonothèque.
La phonothèque de l’AVAS est donc une structure composite. Elle accueille des documents qui répondent, bien sûr, à des caractéristiques établies, mais elle ne peut pas se développer selon des étapes préétablies. Son enrichissement est lié à la fois aux contributions impromptues et aux programmées. La cassette d’un associé qui a interviewé son père trouve sa place au même titre que le recueil d’une équipe de chercheurs sur la religio­sité populaire. La phonothèque est une grande mosaïque qui se remplit de tesselles progressivement. Plus les tesselles augmentent, plus le dessin de la mosaïque devient évident. Les responsables de la phonothèque peuvent ajouter des tesselles pour mieux unir les unes aux autres, mais ce sont d’autres mains à l’action imprévisible qui placent le plus de tesselles. Quand nous nous sommes aperçus que nous avions des échantillons de tous les patois valdôtains exception faite pour celui de Chamois, nous y avons mené une enquête ; quand, après avoir achevé la recherche sur les ramoneurs nous avons connu, deux ans après, un autre témoin à même d’enrichir nos connaissances sur le sujet nous l’avons interviewé, mais entre-temps, d’autres fonds se sont ajoutés à la collecte, d’autres sujets ont été documen­tés et la mosaïque avait de nouveau changé de forme et augmenté ses trous.

La phonothèque est composite aussi, du point de vue des contenus, de la richesse des messages sonores des cassettes. Selon le témoin, selon l’inter­viewer, selon le sujet abordé le témoignage peut être exhaustif, cohérent, fiable ou bien fragmentaire, incohérent, douteux. Et entre ces extrêmes il y a’ des témoignages de qualité moyenne.

Mais peut-on vraiment parler de qualité des témoignages ? Qui peut les juger ? Quels sont-ils les barèmes pour juger un bon témoignage ? Nous utilisons nous-mêmes, entre nous, des expressions telles que « la cassette est bonne », « ce témoignage est complet », mais nous avons conscience que notre jugement est porté en fonction de ce que nous-mêmes nous attendons de la cassette et que, peut-être, un jour, un témoignage que nous avons défini médiocre retiendra l’attention de quelqu’un, qui saura l’écouter d’une manière différente et y chercher autre chose.

Pour ce qui est de la qualité technique des enregistrements, par contre, notre jugement est sûr. À côté de bons enregistrements faits avec un magné­tophone de qualité par un interviewer expérimenté et dans des conditions idéales, nous avons des produits d’amateur qui ont utilisé des magnéto­phones techniquement primitifs. Le critère d’accès à la phonothèque pour un enregistrement est la compréhensibilité. Nous ne travaillons pas pour la radio, mais pour l’oreille du chercheur ou, simplement, du curieux, qui vien­nent consulter nos fonds.

Ce qui ne signifie pas que nous n’encourageons pas nos collaborateurs à soigner la qualité technique de leur produit : nous sommes toujours disposés à leur expliquer l’utilisation correcte du magnétophone et, le cas échéant, à leur prêter l’un des nôtres. Mais ce n’est pas la pendule qui sonne les heures au beau milieu de l’entretien ou le mugissement d’une vache qui s’entremêle à la voix des hommes qui nous font rejeter une cassette ! Il est entendu que quand nous présentons des témoignages à la radio nous veillons à ce qu’ils soient de bonne qualité, mais quand un témoignage a été jugé intéressant et irremplaçable nous l’avons passé quand même, malgré la qualité médiocre.

Mais une phonothèque n’est pas un dépôt inerte. Les informations qu’elle contient doivent être accessibles. Elle doit donc être organisée.

La cassette enregistrée passe d’abord à un technicien qui la reproduit en trois copies : deux sur cassette et une sur bande. Celle qui est sur bande est pour la conservation, les deux autres pour la consultation et le prêt. Les trois enregistrements sont conservés en trois endroits différents : ainsi, en cas d’accident, une copie au moins devrait être sauvegardée. Le technicien, tout en repiquant la cassette remplit un brouillon de fiche descriptive : la fiche de la cassette (voir en annexe).

Il se sert, quand elles existent, des notes de l’enquêteur. Après avoir reçu une cote, cassette et brouillon passent aux catalogueurs qui réécoutent la cassette, contrôlent le brouillon, attribuent les différents mots matière, signa­lent, se basant sur le compte-tours, la position de l’échantillon à l’intérieur de la cassette, choisissent les codes pour l’informatisation d’après un thésau­rus et remplissent la fiche du témoin (voir en annexe). Toutes les données sont ensuite informatisées.

Ainsi, la recherche peut se faire par mot matière, par témoin, par lieu (les fiches des cassettes sont classées par communes) et par date. En quelques minutes le chercheur peut accéder au témoignage voulu, l’écouter sur place ou l’emprunter. La préparation d’une cassette, du repi­quage à la saisie des données, requiert une heure et demie de temps, en moyenne.
La consultation des témoignages se fait toujours sous contrôle et ce sont, en général, les catalogueurs mêmes qui s’en occupent. Le chercheur doit préciser l’emploi qu’il compte faire du témoignage et le personnel affecté au prêt, après s’être assuré que la cassette choisie ne contient pas des affirma­tions qui pourraient nuire au témoin et, quand le permis d’utilisation n’a pas été accordé au préalable, après s’être assuré auprès du témoin qu’il n’y a pas d’opposition à l’utilisation, signale sur la fiche de la cassette le prêt et ses motivations éventuelles.

La prudence est toujours de rigueur : certains témoignages relatent des faits divers, des crimes parfois, et la version donnée par le témoin peut être diffamatoire à l’égard de vivants. Rendre public certains faits, même avec l’accord du témoin, peut engendrer des perturbations à l’intérieur de la communauté qui compromettent le rapport de confiance entre l’association et la population, limitant ainsi nos possibilités de pénétration sur le terri­toire.
Les usagers de la phonothèque ne sont pas nombreux : quinze à vingt par an au maximum. Il s’agit de chercheurs, des universitaires le plus souvent, d’étudiants préparant leur mémoire et de journalistes.

Les chercheurs et les étudiants en général viennent, écoutent, prennent des notes ou demandent une copie de l’enregistrement et parachèvent leur enquête sur le terrain. Souvent, ils se rendent chez nos témoins pour un approfondissement de l’enquête, puis ils en contactent d’autres en fonction de leurs exigences. Parfois, il ne leur est plus possible de reparcourir notre chemin : le témoin est décédé et son témoignage reste le seul sur un sujet donné, sans possibilité de vérification. Ces usagers, leur travail achevé, déposent leurs cassettes dans nos archives.

Les journalistes appartiennent à une autre catégorie d’usagers : souvent pressés, ils viennent pour chercher de la documentation pour l’antenne : la voix de personnalités décédées pour célébrer un anniversaire, un chant de Noël ou un témoignage sur des us particuliers de notre communauté. La qualité de l’enregistrement ne les satisfait pas toujours, mais, en général, ils s’en contentent puisque nous représentons la seule source possible. Le nombre des usagers augmente, bien que lentement : nos archives, commen­cent à être connues, surtout dans les pays francophones.

Le fait que 90 % des témoignages sont en francoprovençal est certaine­ment une limitation pour l’accès, mais c’est aussi une garantie d’authenti­cité.

Les principaux usagers de la phonothèque demeurent les employés du BREL lors de leur activité de restitution, étroitement liée à l’enquête. C’est notre phonothèque qui représente le point de départ pour les publications, les expositions ou les émissions radio. Le thème choisi, on procède au triage du matériel et souvent on met sur pied des enquêtes supplémentaires.

L’utilisation de la phonothèque est donc principalement « interne ». Ce qui est, sous un certains point de vue, une limitation. L’utilisation d’un document oral, surtout quand il n’a pas été collecté par le chercheur même, pose toujours des problèmes : des problèmes de compréhension d’abord, liés en partie à la gamme des patois mais aussi au fait que la cassette fait abstraction du contexte gestuel et que l’intervieweur mène son enquête selon sa logique et ses objectifs ; des problèmes d’inter­prétation, puisque la pensée du témoin est souvent exprimée d’une façon ambiguë et des suppléments d’enquêtes s’avèrent, la plupart du temps néces­saires ; des problèmes de fiabilité, car faut-il croire au témoin ? ou pour reprendre le titre d’un colloque organisé par l’AVAS, faut-il croire à la mémoire ?

Nous avons organisé un colloque sur ce thème et on pourrait écrire encore des milliers de pages à ce propos. Ce qui est essentiel, à mon avis, c’est qu’on prenne le témoignage oral pour ce qu’il est et qu’on soit conscient que par sa nature, il ne constitue pas à lui tout seul, un document complet puisqu’il est le produit de la mémoire de l’homme, défaillante et subjective. II doit être manipulé avec doigté et prudence, soumis aux vérifications possibles, comparé avec d’autres documents. Mais il arrive parfois qu’il est le seul document existant : une chanson, un récit légendaire, une technique, des souvenirs de guerre. Dans ce cas il a la valeur de tous les documents uniques, d’un papyrus égyptien ou d’une tablette mésopotamienne, toute proportion gardée, puisque c’est notre seule source.

Pour n’importe quelle exploitation du témoignage oral il faut passer à travers la transcription de la cassette. Que ce soit une émission radio, un livre ou une exposition, le passage à l’écrit est à mon avis indispensable. C’est l’oral figé par l’écriture qui nous permet une utilisation, discutable peut-être, mais à mon avis, pertinente. Sauf des cas bien particuliers , (chan­sons, un récit légendaire parfois) le texte oral ne peut jamais être utilisé inté­gralement, et ce n’est qu’à sa lecture que le chercheur peut décider ses interventions pour la préparation du texte finalisée à un objectif. La trans­cription d’une cassette, ou d’une de ses parties, est un travail long et délicat. Les difficultés rencontrées par le transcripteur, qui, le plus souvent, est en même temps le chercheur, sont d’ordre différent. La connaissance passive ou non, du francoprovençal est indispensable, bien que la compétence linguistique, même si elle est excellente, ne permet pas toujours de saisir entièrement le message.

Tous les jours, dans notre travail, nous rencontrons des mots nouveaux ou des tournures inconnues : c’est la variété infinie de nos patois, richesse incomparable que nous essayons de sauvegarder. Quand le contexte n’est pas suffisamment clarificateur, nous faisons appel à des locuteurs du même village que le témoin qui, en général, résolvent nos problèmes de compré­hension.

La compréhension assurée, il faut passer à la transcription.
Le même texte peut être transcrit de manière différente en fonction des objectifs que le chercheur se pose. Au BREL, nous avons utilisé des tech­niques de transcription différentes selon le type d’utilisation envisagée. Le code graphique aussi peut changer : pour une transcription finalisée à une recherche linguistique, l’atlas des patois valdôtains par exemple, nous utili­sons un alphabet phonétique.

Ce code nous permet de reproduire les moindres nuances des parlers, mais il n’est accessible qu’aux spécialistes. Pour les transcriptions où l’aspect phonétique n’est pas pertinent, nous utilisons la graphie prônée par le Centre d’études francoprovençales « René Willien » de Saint-Nicolas. Les normes proposées par le Centre préconisent un système de symboles, ceux de l’alphabet latin, avec l’ensemble des signes diacritiques, qui devraient permettre de reproduire les sons des différents patois. L’applica­tion du code pose des problèmes pour la richesse de sons phonologiquement pertinents de chaque variété dialectale, et pour toute une série de phéno­mènes phonétiques, se référant surtout à la jonction des mots, qui donnent au mot même une instabilité formelle inconnue à la plupart des langues néolatines.

Mais la difficulté la plus grande est celle de l’identification de certaines voyelles que chaque transcripteur, en fonction du crible phonologique qui lui vient de la pratique de son patois, identifie d’une façon différente : les confusions les plus fréquentes sont entre : o/ou, é/i et u/i. Dans ces cas, c’est le transcripteur qui tranche après avoir soumis le problème à un locuteur de la variété de patois en question.

Au cours de ces années nous avons eu l’occasion de faire de nombreuses expériences de transcriptions. D’abord, des transcriptions pour des études linguistiques, en particulier pour l’Atlas linguistique valdôtain. Il s’agit de transcriptions d’un questionnaire soumis à des témoins de communes diffé­rentes. Les transcriptions, en alphabet phonétique, sont limitées aux mots et ou tournures qu’on prévoit d’utiliser pour la cartographie.

Les digressions du témoin, précieuses pour une recherche ethnogra­phique, ne sont pas, en ligne de principe, transcrites ; l’exploitation se limite donc à une partie de l’enregistrement. Le transcripteur doit déployer tous les soins nécessaires pour reproduire fidèlement les nuances de la prononciation et, bien entendu, maîtriser à la perfection le code graphique particulier.

Pour ce qui est de la recherche linguistique, nous avons voulu aussi, à titre expérimental, reproduire des échantillons de langage parlé en essayant de respecter les accidents de langage : pauses, répétitions, anacoluthes, mots inachevés, etc. Pour ce type de travail nous avons utilisé les critères d’écriture proposés par le Centre. Ces deux types d’exercice, répondant à des finalités particulières, ne représentent qu’une petite partie des transcriptions. Les autres vise un public plus étendu et nécessitent donc un travail particulier pour que la lecture soit accessible et le moins rébarbative possible.

Que ce soit pour un recueil de textes imprimés, pour commenter une exposition, pour une émission radio ou pour un montage audio-visuel, la première démarche est toujours la même. Le transcripteur couche une première version du texte oral dans sa globa­lité, se bornant simplement à éliminer les accidents de langage les plus évidents : hésitations, répétitions, anacoluthes, etc. Cette opération permet au chercheur d’avoir sous les yeux les contenus de l’interview et de procé­der aux opérations successives.

S’il s’agit d’une émission radio ou d’un montage audio-visuel, il faudra choisir les passages, vérifier s’ils sont utilisables du point de vue de la qualité technique et si la coupure est possible au point envisagé. Si c’est pour une exposition ou pour une publication on choisit les passages puis on intervient sur le texte. Cette deuxième phase consiste en plusieurs opérations qui tiennent toujours compte du public visé (enfants, adultes, niveau d’instruction, etc.). Il faut d’abord que le texte respecte, dans la mesure du possible, la grammaire du patois. Il faut ensuite procéder à un travail de «nettoyage» : le témoin, tout en étant patoisant dès sa naissance, tend à introduire dans le discours des mots italiens tels quels ou sommairement adaptés au patois du point de vue phonétique.

La plupart du temps, le témoin utilise en alternance le mot sous sa forme patoise et sous celle italianisée. Dans ce cas, le transcripteur remplace la forme italianisante où elle paraît par celle en patois, bien connue par le témoin. L’italianisme est ainsi considéré comme un accident de langage. Il arrive parfois que le mot italien (ou, plus rarement, français) soit un néolo­gisme ou bien que le témoin l’utilise systématiquement, démontrant ainsi son ignorance du mot patois originaire ou la disparition dudit mot dans sa variété de patois. Dans ce cas le mot est maintenu et écrit entre guillemets.

Quelquefois, plus ou moins consciemment, le témoin tend à adapter, phonétiquement son patois à celui de l’intervieweur : c’est un phénomène de plus en plus répandu qui est lié à la fréquence des contacts que le témoin a avec les patoisants des autres communes, au type de patois qu’il pratique (les habitants de Fénis, par exemple, utilisent rarement leur patois en dehors de leur commune puisqu’ils le jugent particulièrement difficile à comprendre) et à ses habitudes personnelles. Le transcripteur dans ce cas rétablit la forme phonétique correcte.

Le nettoyage linguistique accompli, le transcripteur peut encore intervenir pour éliminer des phrases qu’il ne juge pas pertinentes et pour apporter les petites corrections qui en sont la conséquence. Il peut couper, mais en ligne de principe, il ne peut rien ajouter au texte originaire. Le travail du transcripteur est donc quelque chose de très délicat, qui implique sa responsabilité personnelle et qui présuppose une bonne connaissance du francoprovençal. Le texte transcrit, avant son utilisation, est, de rigueur, soumis au témoin pour avoir son approbation ou, le cas échéant, à un patoisant de la même commune pour qu’il en vérifie la cohérence linguistique.

Les textes en patois sont généralement publiés accompagnés d’une traduction, en français ou, plus rarement, en italien. La traduction est, autant que possible littérale et accorde beaucoup d’espace aux formules du français régional.

Mais le témoignage oral peut aussi être la source pour des études qui ne prévoient pas la publication du texte. C’est seulement l’information conte­nue dans le texte oral qui intéresse le chercheur. Dans ce cas, la transcription ne doit pas être nécessairement complète et le chercheur peut aussi la coucher en traduisant simultanément en français.

De tout cela, il ressort que la transcription, sous n’importe quelle forme, n’est jamais exhaustive et qu’elle est étroitement liée aux finalités que le transcripteur se pose, à sa sensibilité et à sa compétence. La cassette trans­crite n’est donc pas vidée de toutes ses possibilités : un autre chercheur peut en sortir des informations supplémentaires, négligées par les transcripteurs précédents. Et en plus, elle représente toujours, la source primaire, la seule référence du transcripteur, et elle doit être conservée pour permettre les véri­fications éventuelles de la part d’autres chercheurs qui voudraient bien remonter à la source. Les transcriptions non plus ne sont pas, généralement, exploitées entièrement. La plupart du temps elles sont même exploitées très partiellement. Les premières transcriptions, les « intégrales » sont ainsi soigneusement conservées et constituent des dossiers à la disposition de chercheurs.

Phonothèque signifie aussi lieu de conservation du matériel sonore. Nous sommes conscients que la voix de nos témoins est confiée à du matériel périssable qui exige un minimum de précautions pour être sauvegardé.

Conservation signifie avoir à sa disposition des espaces pour le matériel et pour les fiches et des moyens financiers et humains pour le traitement du patrimoine.

Ce que nous faisons dans le domaine de la conservation est probablement inadéquat mais c’est ce que nos moyens nous permettent actuellement. Nous utilisons avant tout des supports de bonne qualité, des cassettes Sony UX­S60 au chrome, qui devraient nous assurer, dans des conditions normales, une bonne conservation pour une vingtaine d’années. Les cassettes sont rangées dans des étagères expressément conçues et conservées dans des bureaux normalement chauffés (20° environ). Des vaporisateurs garantissent le degré d’humidité nécessaire. Aucune autre précaution n’est prise. Il nous arrive de réécouter les cassettes les plus anciennes et nous n’avons jamais constaté de pertes de qualité.

D’ici une dizaine d’années, le repiquage des fonds les plus anciens s’avérera nécessaire. L’informatique en pleine évolution est déjà à même de nous proposer des solutions qui devraient nous garantir une conservation presque illimitée. Ce sera donc avant tout un problème de financements et d’organisation du travail.

Personne ne met en discussion l’utilité des phonothèques. Ce qu’on met en doute est plutôt leur utilité rapportée aux frais qu’elles engendrent. Une phonothèque comme la nôtre, par exemple, a besoin de personnel, de matériel, d’espaces… L’engagement financier est-il justifié par la valeur des documents conservés ? Et encore… Ces documents conser­vés sont-ils utilisables ? Sont-ils utilisés ? En définitive, quelles sont les retombées pratiques, ne fut-ce que sur le plan culturel, d’une institution de ce type ?

Pour ce qui est de la valeur des documents, elle n’est certainement pas quantifiable. Il y a des savants qui considèrent le témoignage oral comme extrêmement important, d’autres qui ne lui attribuent pas de valeur. Pour des Valdôtains conscients des mutations en cours et soucieux de la conservation de leur identité notre phonothèque est inestimable, pour d’autres, c’est un assemblage de banalités et d’informations révolues.

L’utilisation des cassettes n’est pas facile et requiert un certain engage­ment de la part du chercheur et beaucoup de travail. Ce qui fait que les utili­sateurs sont peu nombreux, bien que de qualité. La phonothèque n’est pas un monument à proposer aux touristes, n’est pas un musée qui attire des visiteurs, n’est pas une institution qui retient l’attention de l’opinion publique, ne représente pas un investissement immédiatement productif, bref, n’a aucune de ces caractéristiques qui prédisposent au « succès », donc au financement facile.

Si notre phonothèque a pu se constituer et se développer, nous devons remercier la sensibilité de nos administrateurs qui ont su comprendre l’importance pour la Vallée d’Aoste d’une telle initiative, qui ont su regarder vers l’avenir.

Nous ne pouvons pas savoir ce que l’avenir nous réserve. Le travail de l’AVAS est surtout un travail sur le présent : nous voulons mettre en évidence notre culture pour qu’elle soit appréciée dans sa juste valeur ; nous voulons contrecarrer la tendance qui tend à s’affirmer et qui va vers le nivel­lement des comportements sur des standards qui nous sont étrangers, nous voulons que notre peuple puisse, au moins, choisir son avenir.

En même temps nous sommes conscients du fait que, n’importe comment, beaucoup de « choses » se perdront, que d’ici cinquante ans notre réalité culturelle sera profondément changée ; que si nous n’y pensons pas maintenant, nos descendants n’auront même plus de documents pour savoir d’où ils viennent ou ce qu’ils ont été.

Notre phonothèque, sous ce point de vue là, sera d’ici cinquante ans une mine précieuse pour ceux qui sentiront encore la nécessité de se pencher sur eux-mêmes pour mieux se connaître.

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Huile de saveur, de lumière et de santé https://betemps.eu/huile-de-saveur-de-lumiere-de-sante/ Tue, 17 Jan 2017 17:42:58 +0000 https://betemps.eu/?p=439 Alexis Bétemps (avec Lidia Philippot), Huile de saveur, de lumière et de santé, Imprimerie Duc, Aoste, 2005. Les matières grasses En Vallée d’Aoste, il y a un demi siècle encore, les gras n’étaient pas abondants dans l’alimentation paysanne traditionnelle. Cela n’était pas la conséquence d’un régime inspiré de la prévention sanitaire ni d’un choix culturel […]

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Alexis Bétemps (avec Lidia Philippot), Huile de saveur, de lumière et de santé, Imprimerie Duc, Aoste, 2005.

Les matières grasses

[cml_media_alt id='239']Alexis Bétemps par Dario Berlier[/cml_media_alt]

Alexis Bétemps par Dario Berlier

En Vallée d’Aoste, il y a un demi siècle encore, les gras n’étaient pas abondants dans l’alimentation paysanne traditionnelle. Cela n’était pas la conséquence d’un régime inspiré de la prévention sanitaire ni d’un choix culturel délibéré comme pourrait être le refus de la viande de certains animaux, ni, encore moins, d’un escamotage pour conserver une fine silhouette.

C’était plutôt parce que les matières grasses étaient prisées, facilement commerçables et représentaient ainsi une source de revenu pour l’achat (ou le troc) de marchandises considérées plus importantes dans l’économie familiale.

En Vallée d’Aoste, en milieu paysan, on utilisait trois types de gras : le saindoux, gras de porc, difficile à conserver et relativement rare, comme les porcs, d’ailleurs ; le beurre, frais et, surtout, fondu, qu’on pouvait conserver pendant de longues périodes ; l’huile de noix, seule graisse végétale produite in loco, surtout dans les communautés établies au dessous de 1000 mètres.(1)Armand Henri, Vivre et guérir en montagne, Aoste, s.d.

Les graisses animales étaient plus répandues en altitude, grâce aux alpages, grands producteurs de beurre, de brèche ou de crème, et paradis estival des porcs. L’huile de noix était produit dans la « plaine » où pratiquement toutes les familles étaient propriétaires d’un noyer au moins. Mais le système économique faisait ainsi que beurre et huile de noix surtout, étaient présents dans les réserves alimentaires de la « plaine » et de la montagne : à la plaine on faisait le beurre pendant la mauvaise saison, quand les vaches sont à l’étable, et on pouvait aussi en réserver auprès des alpagistes comme payement de l’estivage du troupeau. Les habitants d’en haut étaient souvent propriétaires d’un noyer en bas ou, si ce n’était pas le cas, ils se procuraient l’huile nécessaire en l’achetant ou en le troquant.

Parmi ces trois matières grasses, l’huile de noix était certainement celle qui avait l’emploi le plus varié : dans l’alimentation, huile de saveur, dans l’illumination, huile de lumière, et dans la médecine populaire, huile de santé.

Le bois

« Il est un ami de l’homme et en particulier du Valdôtain qui est sur le point de disparaître de notre Vallée. Je veux en rappeler le nom et les mérites et lui donner l’adieu, le triste adieu qui précède les départs. Cet ami est une plante : c’est le noyer. »(2)Chanoux Emile, Des Amis qui s’en vont, in Ecrits, Aoste, 1994.

Avant de parler de l’huile, il est opportun qu’on parle aussi de cet arbre majestueux qu’est le noyer et de ses fruits, qui sont la matière première d’où l’on tire l’huile.

Le noyer, avec le châtaigner, était, en Vallée d’Aoste, l’arbre nourricier par excellence, dans le sens large de l’expression.

Arbre des zones à climat tempéré, il prospère en Vallée d’Aoste jusqu’autour de 1000 mètres d’altitude, dans des terrains gras et convenablement humides, au sol neutre ou légèrement acide.

En réalité les noyers poussaient, dans des conditions d’exposition favorables, jusqu’à 1200 mètres et Henri Armand signale un noyer au village de Cerlogne (Saint-Nicolas), à 1582 mètres d’altitude.

Mais son habitat idéal est certainement au-dessous de 1000 mètres.

Il est relativement sensible aux gelées tardives, ce qui fait qu’il peut y avoir, dans certains endroits, des années sans noix. Le noyer était considéré un arbre à croissance lente et l’on disait que difficilement celui qui plantait un noyer aurait eu la satisfaction de recueillir des noix : « Cit que lo plante, lo coppe pa »(« Celui qui le plante, ne le coupe pas » in Chenal A. et Vautherin R., Nouveau Dictionnaire de patois valdôtain, Aoste, 1997.)). On le plantait aux bords des prés, dans un coin, pour qu’il ne préjuge pas trop la récolte fourragère, puisqu’à son ombre « rien ne pousse ». C’était un arbre solitaire : il n’y en n’avait jamais beaucoup, mais il y en avait partout, à l’orée des villages surtout, où ils pouvaient même donner lieu à des vergers(3)« De nombreux noyers, cultivés autrefois pour la production d’huile, associés aux feuillus fruitiers, arborent les prés et forment de vastes vergers autour des villages. L’arbre était aussi cultivé aux bords des parcelles pour l’élagage et l’apport en fruits à un tel point que l’on compare souvent ce paysage à un bocage., mais ce n’en est pas un, même si les murgères, conquises par des arbustes ou des arbres, entourent souvent les parcelles des prés. » Remacle Claudine, Vallée d’Aoste, une vallée, des paysages, Allemandi Ed., Torino, 2002..

On pouvait en voir aussi, bien en rang, le long des chemins ou, plus rarement, entre une propriété et l’autre.

En Vallée d’Aoste sa culture n’était pas spécialisée : on le cultivait pour ses fruits et pour le bois, sans soins particuliers. Son bois, très prisé pour sa durée et sa couleur, se prête particulièrement bien à être travaillé, parce qu’il est relativement tendre et ne se fêle pas facilement.

« N’étaient-ils pas en noyer tous les meubles anciens de nos maisons, de nos châteaux, de nos églises ? »(4)Chanoux Emile, Des amis qui s’en vont, in Ecrits, Aoste, 1994 Et encore : «Fiovon lè credènse, lè moublo, lè pourte di métcho, lè pourte di crotte, fénque. En pleu fiovon lè trâ di vioù piillo(5)Poêle, chambre chauffée, souvent la seule de la maison., lè lénder(6)Pièce en bois placée en travers et au sommet de l’ouverture de la porte d’entrée de la maison. di pourte, lè lénder di tsemeun-ó son tcheu de noyeur, l’ie eun bouque deur que travaillave mouèn è que duave deun lo tèn. »(7)« On faisait les crédences, le mobilier pour la maison, les portes de la maison, même les portes de la cave. On faisait les poutres du vieux poêle Les linder des portes et des cheminées étaient toujours en noyer. C’était un bois dur qui ne travaillait pas et qui durait dans le temps » Bétemps Bruno (témoignage de) par Maddalena Vittaz, Saint-Marcel, 2005 Il fallait vraiment qu’il soit de mauvaise qualité pour qu’on l’utilise pour le feu. Et, dans ce cas, ses cendres aussi étaient utiles. « Lè tsindre , falae bitté da par… Can brujaon, per éjémpio, de noî lo mach qué y éra bona… è cahcùn brujaon ‘co y os… fajae de bona tsindra ma po aprè ehquiattae to li brats è li man a lavé . Volà, là y éra-po lo lèchù, y éra tsou lo « detersivo » èndonca, ma falae fére attèntsiòn què fisse pa chtà dè tsindre d’a tchiridjéra, tchiridjéra è tchahtagnì, tsélla matchae…alae pamà vià … La pi bona y éra tsélla dè noî, li frache dè noî, lo boh dè noî, sobrae la tsindra bella biantcha é matchae pa…(8)« Il fallait conserver les cendres…Et, par exemple, quand on brûlait du noyer c’était la meilleure…quelqu’un brûlait des os aussi…Le noyer donnait une bonne cendre mais qui ridait les bras et les mains quand on lavait. Il n’y avait pas la lessive, la poudre à laver c’était ça. Il fallait faire attention qu’il n’y soit pas des cendres de cerisier, de cerisier ou de châtaignier : celles là tâchaient et la tâche ne s’en allait plus. La meilleure était celle du noyer, des branches et du bois de noyer : elle était belle blanche et ne tâchait pas. » Thiébat Barbe (témoignage de) par Jean Voulaz ,Challand-Saint-Anselme.

Avec les rebuts on faisait (et on fait encore), des planches, des outils, des sculptures, conformément à une longue tradition exaltée par la Foire de saint Ours. Avec le « navon », la partie centrale de la racine, particulièrement dur, on faisait de petits maillets.(9)Pollein (Ecole Elémentaire de) , Concours Cerlogne, 1973-1974. Le bois de noyer était recherché aussi pour fabriquer les crosses de fusil et les queues de billard.

Diffusion et dimensions

Le noyer a connu dans le passé une grande diffusion en Vallée d’Aoste, s’il est vrai que des lettres patentes de 1683 prévoyaient l’exemption pour 800 rups de noix, exportées vers le Piémont.(10)Vignet des Etoles Aimé-Louis-Marie, Mémoire sur la Vallée d’Aoste, in Bibliothèque de l’Archivium Augustanum, N. XX, Aoste, 1987. Mais déjà en 1778, l’Intendant Vignet des Etoles constate que la production des noix suffit à peine aux besoins de la communauté valdôtaine et que l’exemption n’est plus prévue pour les noix mais pour les fromages. Il dénonce aussi la destruction de beaucoup de noyers survenue quelques années avant son rapport : « …soit parce que leur ombre est nuisible, soit parce que leur produit est trop casuel… ». Un siècle et demi plus tard, Emile Chanoux aussi pleure la disparition des noyers : « Depuis une vingtaine d’années, la cruauté vorace de l’homme s’est acharnée contre lui. Qu’avait-il fait le bon vieux noyer pour mériter cette mort ? Rien, mais il a trop d’ennemis et son bois trop de valeur. Voilà sa grande faute. Il a trop d’ennemis qui le rongent continuellement, qui mangent périodiquement ses feuilles, qui font tomber prématurément ses fruits.»(11)Chanoux Emile, Des Amis qui s’en vont, in Ecrits, Aoste, 1994.

Depuis, leur nombre a encore diminué parce qu’aux raisons déjà évoquées s’ajoute la « crise » de l’huile de noix, remplacé dans l’alimentation par l’huile d’olive et d’autres et dans la production de lumière par l’acétylène, l’énergie électrique et le gaz . Quant à son utilisation médicale, il n’est presque plus utilisé, comme tous les autres remèdes traditionnels.

Ces derniers temps, grâce aussi à la promotion de l’Administration Régionale, la culture du noyer a repris de vigueur occupant souvent des terrains incultes.

En Vallée d’Aoste, et dans le Valais(12)Schulé Rose-Claire, Archives personnelles, 2005. aussi, la propriété de certains arbres, le châtaigner en premier lieu, puis le noyer, acquise par achat ou par héritage, n’était pas liée au terrain. Cette disposition du droit coutumier est encore rappelée par les anciens de nos jours et elle est probablement encore vivante. En Vallée d’Aoste on appelait les arbres sur le terrain d’un autre propriétaire, arbres de fer.

Les dimensions du noyer ont toujours impressionné l’imagination populaire au point que leur gigantisme est ponctuellement signalé : « …le noyer gigantesque du plateau d’Ussert de Pontey, qu’il couvre de son dôme immense et dont la circonférence, à hauteur d’homme est de sept mètres ; ce géant, qui a été estimé 1200 francs, avait des congénères aussi anciens que lui à Derby, à Moron sur Saint-Vincent, au pied du mamelon que couronne le château de Cly. »(13)Tibaldi Tancrède, Nos arbres, in Veillées valdôtaines illustrées, Turin, 1911. « Les noyers y acquièrent (à Verrayes) parfois des proportions remarquables. Remarquable, entre autre, pour sa forme semi sphérique comme pour son ampleur et son élévation était celui de la famille Navillod, du Moulin, à un trait de fusil au nord de l’église, isolé au milieu de la prairie. Dans les années de bonne récolte, deux hommes étaient occupés deux jours à en abattre les noix. On choisissait ordinairement pour cet effet de bons troubadours qu’on se plaisait à entendre chanter des chansons valdôtaines. »(14)Vescoz Pierre-Louis, Quelques notes sur la paroisse et la commune de Verrayes, Aoste, 1995. Ce texte fut achevé en 1917, mais édité seulement en 1995. Et encore de nos jours, nos témoins sont émerveillés et admirés pour les dimensions de certains arbres : « Dè bélle piante dè noî n’éra prou un mouì, n’éra pè la Cura, n’aon dè bélle, m’arècordo què y an copà-le, y éron dja foà ou mintèn… Un di gros y éra su ou pra da féra dè Tiillì …Ma y an deu què lai, y an ressà-lo lai pè min-ì-lo vià è pè ressé-lo y an pa bittà lo cavalet, robatto-lo outre è ressa-lo a man…(15)«  Il y avait beaucoup de beaux noyers, il y en avait un près de la cure…Il y en avait de beaux, je me souviens qu’ils les ont coupés, ils étaient déjà creux à l’intérieur. Un gros était en haut au pré de la foire de Tilly. On a dit qu’il a fallu le scier sur place pour pouvoir le transporter ; pour le scier, ils ne l’ont pas hissé sur un chevalet, ils l’ont poussé et scié à la main  ” Thiébat Jean (témoignage de), par Voulaz Jean, Challand-Saint-Anselme, 1982.

Les croyances

Dans le sud de l’Italie, le noyer était souvent considéré un arbre maléfique, refuge de sorcières et théâtre de sabbats infinis. Cela, peut-être, aussi à cause de l’étymologie populaire qu’on lui attribue : on fait dériver son nom du verbe latin « nocere », nuire.

Le noyer était vénéré par les Celtes qui lui avaient voué 19 jours, du 24 octobre au 11 novembre et lui prêtaient une attention particulière du 21 au 30 avril, période délicate puisque la floraison coïncidait souvent avec des gelées tardives. Ce culte, comme tant d’autres, a été entravé par l’Eglise qui, d’après la tradition, aurait fait abattre de nombreux noyers. A Verrayes, dont l’église paroissiale est consacrée à saint Martin de Tours, est bien vivante la légende d’après laquelle le saint évangélisateur des Gaules aurait ordonné à des paysans idolâtres d’abattre un noyer prétendu sacré. Pour les convaincre, il accepta de se faire lier sur la trajectoire de chute de l’arbre. Mais le noyer tomba de l’autre côté et faillit écraser les paysans.(16)Témoignage de Lidia Philippot, Verrayes, 2005. Le récit est reporté par la Légende dorée où, cependant, l’arbre en question serait un pin.(17)Voragine Jacques de, La légende dorée, Paris, 1967. Un artisan sculpteur de Verrayes, Mamert Aguettaz, en 1842, sculpta, sur le portail de l’église trois hauts-reliefs illustrant des miracles du saint. L’un des trois représente le saint en train de se signer et un grand arbre qui tombe. L’arbre, malgré la naïveté du dessin, a tout l’air d’être un noyer.(18)Association culturelle Pierre-Louis Vescoz, Petit Almanach de chez nous 2005.

En France, comme en Vallée d’Aoste, cette persécution ne semble pas avoir trop influencé les croyances populaires. Paul Sébillot classe le noyer parmi les « œuvres de Dieu » qui s’opposent aux « contrefaçons du diable »(19)Sébillot Paul, Le folklore de France, Tome troisième, Paris, 1968. . A ce propos, il cite plusieurs exemples : à Morey, dans la Côte d’Or, on plantait un noyer à la naissance du premier enfant de la famille s’il était mâle(20)Dans quelques patois valdôtains on appelle “tron”, tronc, l’ainé mâle de la famille. ; en Bretagne, on secouait les noyers pour préserver les arbres à fruit de la vermine(21)Chez nous aussi, en Vallée d’Aoste, l’année des hannetons, on secouait les arbres à fruits pour les libérer de ces insectes voraces. Le noyer était particulièrement vulnérable : on raconte souvent de grands noyers, entièrement dépouillés de feuilles après le passage des hannetons. Y-a-t-il une relation entre le rituel et la pratique culturale ? ; en Poitou, une branche de noyer dans le lit éloignait les poux ; les bergères de la Saintonge attachaient au cou de leurs brebis, le matin de la Saint-Jean, un bouquet de fleurs de noyer, qui les garantissaient, pendant toute l’année, des maléfices ; dans les Hautes-Alpes, vers 1840, sur la table dressée à l’entrée de chaque village quand on savait qu’un cortège de noce devait passer, il y avait toujours deux noix confites, une pour chaque époux ; dans le Niort, le jour du mariage, les épouses, pour devenir bonnes nourrices, devaient embrasser un certain noyer ; et encore, comme on écrivait au XVe siècle, « Se une femme veult que son mari ou son amy l’aime fort, elle doit mettre une feuille de gauguier (noyer), cueillie la nuit saint Jehan tandis qu’on sonne nonne, en son souler du pied senestre, et sans faulte il l’amera moult merveilleusement »(22)Sébillot Paul, Le folklore de France, Tome troisième, Paris, 1968..

L’ombre du noyer

En Vallée d’Aoste on considère le noyer un arbre bénéfique bien qu’on ne connaisse pas de rituels comme ceux qu’on vient de présenter.

On lui attribue un seul aspect négatif : on dit que son ombre est froide, qu’il faut éviter de s’asseoir à son pied de peur d’attraper de maladies respiratoires. Ce pouvoir négatif du noyer est confirmé par le fait qu’à son ombre rien ne pousse. « E vieill dizavoun qu’a l’oumbra do nouvoi fèinta pa gnonca queille d’erbe mezennouze perquè-qué ou nouvoi ou l’a l’oumbra néra, fredda, djassâ, é cante qué ‘n et ehtressià ,n pourret tchappè-se na beurta brounchitte, na pleritte é venì tézic »(23)″ Nos vieux disaient que quand on est en sueur, il ne faut pas s’arrêter à l’ombre des noyers, même pas pour cueillir des plantes médicinales, parce que l’ombre des noyers est froide, noire, glacée, et on pourrait attraper une vilaine bronchite et devenir poitrinaire.  ” Fontainemore (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. Cette croyance est encore bien répandue au Piémont, en Valais et dans plusieurs régions françaises et d’Europe.

En Valais et en Vallée d’Aoste, il y a eu même quelqu’un qui attribuait la plaie du crétinisme dans les Alpes à l’ombre des noyers : « Il y a 60 ans à peine, quand on pénétrait à Valpelline par le chemin d’Aoste, on n’apercevait aucune maison ; elles étaient toutes dérobées dans le feuillage épais de gigantesques noyers. Ces arbres immenses laissaient à peine percer jusqu’à terre quelques rayons de soleil : une des causes du crétinisme est certainement ce manque de lumière dans lesquel vivaient les petits enfants. Aujourd’hui noyers et crétins ont la plupart disparu »(24)Henry Joseph-Marie, Guide du Valpelline, Aoste, 1913. La plaie du crétinisme sévissait au dessous des 1200-1400 mètres, habitat naturel du noyer. Evidemment, il n’existe aucun rapport entre la maladie et l’arbre. Encore en 1949, en Valais, un témoin racontait que « Il ne faut jamais planter de noyers près des maisons. Il y avait un homme à Beuson, il avait planté, ou déjà son père, un noyer près de sa maison. Quand l’arbre était devenu gros, ils étaient toujours malades dans cette maison. Et les enfants n’étaient pas, pour dire, idiots, mais ils n’avaient pas tout ce qu’il faut. Il est allé, je ne sais plus si à Hérémence ou chez un autre mège. Enfin, celui-ci lui a dit qu’il fallait couper l’arbre, il lui a dit qu’il ne fallait jamais rester à l’ombre du noyer, même pas s’y coucher pour se reposer. Qu’une maison ne devait jamais être dans l’ombre d’un noyer. Il a fait. Et bien ça a plaqué et les derniers des enfants, ils sont même allés à l’école : tu dois en connaître un, c’est un curé, et pas un des moins bons. »(25)Schulé Rose-Claire, Archives personnelles, 2005.

La récolte des fruits

En automne, parvenu à maturation, le fruit du noyer s’ouvre et laisse tomber la noix. Mais il y en a toujours une certaine quantité qui ne se détache pas. Il faut donc les « secòoue »(26)Littéralement : secouer., gauler, avec de longues perches, proportionnées aux dimensions de l’arbre. Dans le temps, c’était un travail généralement réservé aux hommes, nécessitant d’une certaine vigueur et résistance. Les femmes cueillaient les noix par terre, les mettaient dans un panier, qu’elles vidaient dans un sac. Il était préférable que le pré où il y avait le noyer soit préalablement brouté par les vaches pour éviter d’en fouler herbe et pour mieux percevoir les petits fruits à récolter. «Apré couillaon seutte gneu secourue vou dé baton-aye avouì na pertse de 6, 7 mètre sel ón l’atchaou di noyeur. .Dézò la femalla que couille, lè-z-espeillofe ià la pluma apré lè beuttèn sètsé ou grèné »(27)“Après on ramassait les noix gaulées avec une perche de 6-7 mètres, selon la hauteur du noyer. En dessous, les femmes ramassaient les noix, leur enlevaient la peau, après on portait le tout sécher au grenier. ” Bétemps Bruno (témoignage de) par Maddalena Vittaz, Saint-Marcel, 2003.. C’était un travail qui pouvait occuper, comme dans le cas extraordinaire du noyer de Verrayes cité par le chanoine Vescoz, deux hommes pendant deux jours. Les plus riches en avaient plusieurs et il leur fallait du temps pour la récolte: « Lo pi reutso dè éque de Tchallàn,bon, y ae dè noî què bitaon dou djor a secoure, dou djor è apré vignaon fae l’ole éque a Isolla, lè valet, èndonca y aon pa d’ano, pa de mézo, portaon su atò lè marmitte, doe marmitte, euna pe man, pién-e d’ole..(28)“Les plus riches d’ici, de Challand, ils avaient tellement de noix qu’il leur fallait deux jours pour les secouer. Après, leurs valets venaient faire l’huile, ici, à Isollaz. Ils n’avaient pas d’ânes, pas de moyens…Ils transportaient avec des marmites pleine d’huile, une à chaque main. ” Perron Anselme (témoignage de) par J. Voulaz, Challand-St-Anselme, 1984 . Après les noix, on ramassait les feuilles aussi: “Lè foille de noyeur le femalle lè rassavon pè fèe lè tsooulîe, pa pe beutté dézò le bitche, van pa a rèn comme selle de tsatagnì, na servon pè fèe lè tsooulîe, ouè perqué porreison pa, tignon tsât, son dè-z-izolàn.(29)“Les femmes ramassaient les feuilles de noyer, pas pour les utiliser comme litière pour les animaux, puisque, comme celles du châtaigner, elles ne sont pas bien indiquées pour cette besogne, mais pour mettre dans les chaussures, puisqu’elles ne pourrissent pas, tiennent chaud, sont des isolants.  ” Bétemps Bruno (témoignage de) par Maddalena Vittaz, Saint-Marcel, 2003.

Les sacs étaient portés au fenil ou au galetas et vidés sur le plancher pour que les noix sèchent.

La consommation des noix

Il n’ y avait pas tellement l’habitude de manger les noix. On en donnait une poignée aux enfants, avec un bout de pain dur, le matin tôt, quand ils partaient au pâturage pour qu’ils grignotent (ou plutôt rongent) quelque chose à travers la matinée. On les offrait aussi au curé(30)Un parchemin de 1303, nous apprend que deux familles de Chevrot (Gressan), chaque année, devaient porter à l’évêché 95 kilos de noix vertes. In Ansaldo Marco, Al di là della Dora, Aosta, 1985. pour les besoins de l’église et, aux enfants, comme étrenne le Jour de l’An.

La valeur diététique de la noix est reconnue par la science moderne. Ses gras sont, pour la plus grande partie, des poly-insaturés qui ont des effets bénéfiques sur la santé des hommes. Ils sont, en effet, indiqués pour la prévention de maladies cardio-vasculaires ou du cancer et réduisent le cholestérol.

Les noix servaient surtout pour faire l’huile, l’huile de noix, qui conserve, en bonne partie, toutes les vertus du fruit.

Emonder les noix

Il faut d’abord émonder les noix. Il s’agit d’un travail simple et aisé mais aussi long et répétitif .

Ainsi, on avait l’habitude de se réunir en veillée quand c’était le moment, en automne, une soirée chez les uns, puis chez les autres. Généralement on faisait l’huile deux fois par an : au mois de novembre et au mois de mars, puisqu’on n’arrivait pas à le conserver pendant tout l’arc de l’année. Avant que les invités n’arrivent, les hommes allaient chercher les noix, puis, femmes et hommes, enfants et vieux, tous autour de la table, commençaient à émonder. Le travail se faisait généralement en gaieté et la conversation ne languissait jamais. « Oué fiaon ‘co le vèillè a meundé : ènvitoon dza maque magâ caque paèn, caque vezeun, caze to de dzé anchèn è vu que y ae ‘co caque feuille,bon, l’ie pitoù du d’ènvité ‘co caque garçón, voualà. »(31)“Oui, on faisait des veillées pour émonder: on invitait quelques parents, quelques voisins, presque toujours de personnes âgées…Et vu qu’il y avait aussi de jeunes filles, il était presque dû d’inviter quelques garçons. ” Deval Auguste (témoignage de) par Marie.-Louise Noro, Brissogne, 1984.

A ce qu’il paraît, les noix les plus difficiles à émonder étaient aussi celle qui rendaient le plus d’huile.

Pour casser les noix on utilisait une pierre plate sur laquelle on posait la noix et une autre, plus petite et arrondie, avec laquelle on frappait, en calibrant bien la force pour éviter d’émietter la noix. A la place de pierres arrondies quelqu’un utilisait de petits maillets en bois. La noix cassée, d’autres sortaient les grumeaux à laide d’un couteau ou d’un autre instrument bien pointu.

Les grumeaux étaient mis dans des récipients ou dans des sacs dans l’attente d’être pilés.

La fabrication de l’huile

Pour piler on utilisait de treuils que pas tout le monde possédait. Il y en avait au moins un par village. En ville et dans les gros bourgs, il existait aussi quelques gros pressoirs à même de piler de grandes quantités de noix.

La technique était simple : « Donque passaon le gremà lé p’eun grou grilet de bèrio é aprì n’ayè la pila, an rova que lèi viondae deussuc, è adón se beuttaon a dou, eun pe coutì, d’atò an paletta, a raoudé pe tapé ba le gremà tsa cou que passae la pila . Aprì l’ie-pi qui recognechè-pi can l’ie praou. Dijàn que se l’ie tro peló feun, sortchè pamì amodo è se l’ie tro grouchì gnènca… »(32)“Donc, on mettait les grumeaux dans des plateaux en pierre et il y avait un pressoir, une roue tournante. On se mettait à deux, un par côté avec une petite pelle pour repousser en bas les grumeaux à chaque passage de la roue. Il y avait toujours quelqu’un qui savait quand on avait suffisamment pilé les grumeaux. On disait que si c’était pilé trop fin l’huile ne sortait pas convenablement, et pareil si c’était pilé trop gros.  ” Deval Auguste (témoignage de) par Marie.-Louise Noro, Brissogne, 1984.

La pâte ainsi obtenue, le « pahtón »ou comme on dit dans la Haute-Vallée, le « matsón », était mise dans un chaudron et chauffée: “ Perqué apré faillè-pi beutté étsaoudé le gnoué pelaye deussù lo fouà devàn que beutté a la presse. L’ayàn de belle casse d’aàn, pa tan âte ma belle lardze, avouì dou bouigno pe coutì è sèn l’ayàn dza eun fornet de mezeua, què seutte casse allaon lé dedeun. Tsaqueun se portae lo bouc. »(33)“Avant de les passer au pressoir, il fallait chauffer sur le feu les noix pilées. On avait de belles chaudières en cuivre,pas tellement hautes mais belles larges, avec deux oreilles, une par côté. Il y avait un poêle fait sur mesure pour que ces chaudières entrent. Chacun portait son bois.  ” Deval Auguste (témoignage de) par Marie.-Louise Noro, Brissogne, 1984.. Il fallait remuer le « pahtón » sans arrêt, jusqu’à ce qu’il ne change de couleur.

Ensuite, c’était le moment du pressoir : on enveloppait la pâte chaude dans une toile solide, on la déposait dans une cuve et on la couvrait avec des planchettes sur lesquelles insistait une grande vis de bois : « …én tsima ou y éra euna grousa vits de bôh, âta, l’arà chtà âta dou mètre, mach, mach de dou mètre…,ehpessa paré (50 santimètre) è là ou y éra ‘na bara,è là, un pè coté a torgnì pè fére alé dè pés, alae-po djus dè pés, tanque t’isse sopègnù tsou gro bloc in tsima a tsou gro tra, ma tsèn falae mique torgnì tofer,tofer è falae pa qu’a l’isse chtà dè pieu què lo fi, l’ole. Pian,pian,apré de cou stèntae dè fére lo fi, mique mae la gran gotta, èndonca torné torgnì, pè tornì agnaqué dè pieu tanque l’isse pamì gottà … »(34)“Au bout, il y avait une grande vis en bois, longue environ deux mètres, plus de deux mètres…épaisse comme ça (cinquante centimètres) et là il y avait une barre qu’il fallait tourner à deux pour donner le poids. Il n’y avait pas le poids nécessaire jusqu’à ce qu’on n’avait pas soulevé un gros bloc de pierre placé sur une poutre. Il fallait tourner la vis lentement, lentement, parce qu’il ne fallait pas qu’il sorte plus d’un fil d’huile. Lentement, lentement, parfois on avait de la peine à maintenir le fil et se formait une grande goutte. Alors, il fallait reprendre à visser jusqu’à ce qu’il arrête de goutter et le fil reprenne. ” Bagnod Jean (témoignage de) par Jean Voulaz, Challand-Saint-Victor, 1984.

La rente était intéressante puisque, normalement, pour dix kilos de noix on avait cinq litres d’huile, le cinquante pour cent, mais leur rente est proportionnelle à l’altitude où pousse le noyer. Ainsi, « Selle de Sèn Vinsèn, de pieu dzu, selle supéron la « mézèria », selle dè damòn Moron y arruon pa su lo mitèn. »(35)“Les noix de la partie basse de Saint-Vincent rendent plus de la moitié, tandis que celles en amont de Moron, n’arrivent pas à la moitié” Gino de Moron (témoignage de) par Jean Voulaz, 1984. La quantité d’huile produite à chaque pressée avait de nom différents, selon le patois. A Challand on utilisait la belle expression de « fiour d’ole », fleur d’huile.

On le conservait au frais, à une température entre 7-10 degrés, dans des cruches, puis dans des dames-jeannes et des bouteilles. On pouvait le conserver au grand maximum un an de temps, avec quelques petits expédients. Après quelques temps, on pouvait transvaser l’huile pour le séparer de ses dépots. Mais pas tout le monde était d’accord : « Mè, lo travazo pa lo noutro, fèo què léché-lo i dobbión è via.Yeu beutto quéca de sa pè consarvé…Perqué sé te beutte do gran de sa a consume pa, te lo léchè là un an de tén se conserve, sé y è bièn teuppà . Ora fa fére attènchón se on beutte de nate. Mè, n’èi dza capità, beuttà a la crotta … pamai pènsà, lè rat y an sèntì lo fla de l’ole, l’an to rodzà lo teppàn è son allà se campé dedeun… »(36)“Moi, je ne transvase pas notre huile, je le conserve simplement dans de grandes bouteilles de deux litres. Je mets un peu de sel pour le conserver. Avec deux grains de sel, il n’évapore pas et se conserve pendant toute une année, s’il est bien fermé. Il faut se méfier des bouchons en sureau : il m’est arriver d’oublier de contrôler les bouteiller à la cave. Les rat ont senti l’odeur de l’huile, ont rongé le bouchon, et se sont jetés dans la bouteille… ”. Gino dè Moron (témoignage de) par Jean Voulaz, Saint-Vincent, 1984.

Huile de saveur

L’huile de noix était utilisé en cuisine pour toute sorte de plats. D’abord pour frire, les légumes surtout, mais aussi la viande ou les œufs. On l’utilisait pour les rares gâteaux, les beignets en particulier. On l’utilisait aussi pour assaisonner la salade, les pissenlits du printemps, en particulier : « Perqué devàn l’ole de nouch ou y éra pretsious, lo èmpyavon a tot, pè condì la salada è féjaon ‘co bellebin comme piat traditsionnel, féjaon tchi bignet dè fareunna dè fromèn, tamijà …ébin, iò lanmao tsou gout, iò. »(37)“Autrefois, l’huile de noix était précieux, on l’utilisait pour un tas de choses : on assaisonnait la salade, et cela pourrait être considéré un plat traditionnel, puis on faisait des beignets avec la farine de froment bien tamisée….J’aimais bien ce goût là… ” Duroux Anselme (témoignage de) par Jean Voulaz, Challand-Saint-Victor, 1984. On l’utilisait aussi en alternative avec le beurre : « Cahcùn impiéeve l’ooule dé nouch pè condì la polènta grâsa ».(38)Certains emploient l’huile de noix pour faire la polenta grassa » Montjovet, (Ecole Elémentaire de), in Concours Cerlogne, Mets et recettes, Aoste, 1994.

Son utilisation n’est pas strictement liée à l’alimentation traditionnelle puisqu’on l’utilise même pour la « pastasciutta » : « Si fameu ouillo dè gneu que l’è tan rètsertsà è que l’è bon pè tan dè bague : pè la salada, pè la fricassà, à la pastasutta, sé caqueun voulisse beuttè ‘na gotta, l’è bien bon. »(39)“Ce fameux huile de noix qui est aujourd’hui bien recherché, qui est bon pour un tas de choses, pour la salade, pour la fricassée, même pour la « pastasciutta », si quelqu’un veut bien lui en mettre une goutte, c’est excellent… ”» Bétemps Bruno (témoignage de), par Maddalena Vittaz, Saint-Marcel, 2003.

Après qu’on avait extrait l’huile du « pahtón » restait le « troillet », le tourteau, à la forme et la couleur d’un pain de seigle. « Dedeun lo treuille, lo campagnar beutte un saque de tèila, le greilloùn di gnuì é gn atro saque. Viounde plan, plan la véis pe fée bèichì lo platì de bouque que gnaque le gnuì é fée chortre to louillo. Sèn que reste pe lo saque l’é lo troillet. ».(40)“ Le paysan met dans le pressoir un sac en toile, les grumeaux des noix et un autre sac encore. Il fait tourner la vis lentement pour que le grand plat en bois descende et écrase les noix pour faire sortir l’huile. Ce qui reste dans le sac est le tourteau. ” Chantignan (Quart), Concours Cerlogne, 1986-1987. On le mangeait puisqu’il avait le goût des noix, mais il ne fallait pas exagérer parce qu’il était indigeste. « Commèn no-z-otre, pè didjión no bailléon én toc de troillet avoué do pachón, sèn y ée-poue didjión, bièn dè queu. »(41)“ Comme nous, pour petit-déjeuner on nous donnait un bout de “troillet” avec deux poires confites, cela, c’était le petit-déjeuner, bien souvent. » Théodule Cino, (témoignage de) par Lidia Philippot, Verrayes. « Dè cô no-z-atre can y éin botchas allèn a l’ehcola, dè cô prènaèn ‘co un toquet dè troyet »(42)“Quand nous étions enfants, parfois nous allions à l’école avec un morceau de “troillet” Thiébat Jean, (témoignage de), par Jean Voulaz, Challand-Saint-Anselme, 1984. Et quand les hommes en avaient assez, on donnait le « troillet » aux animaux, aux petits veaux en particulier, imbu de petit lait : « Sobrae li bé pan de troyet, l’éra bon anque mindjé, no-z-atre minà mindjaon è po donaon i béhte, tsèn que sobrae(43)“ Il restait ces beaux pains de “troillet”, qui étaient bons à manger, nous les enfants, nous mangions et après on donnait aux bêtes ce qui avançait. » Thiébat Barbe (témoignage de), par Jean Voulaz, Challand-Saint-Anselme, 1984.

L’huile de lumière

Emile Chanoux, qui a consacré un article plein d’émotion aux noyers, qu’on abattait systématiquement sans plus remplacer les vieux avec des jeunes, voit, dans cet arbre, la principale ressource de ses père pour l’illumination : « Venez dans un village de montagne, perdu au milieu des neiges dans une nuit d’hiver. Tous les habitants sont réunis dans une étable, une seule, la plus spacieuse, appartenant au propriétaire le plus aisé, possédant aussi de propriétés dans la plaine, et, partant, des noyers. Lui seul peut tenir allumée la lampe, car lui seul a suffisamment d’huile. »(44)Chanoux Emile, Des amis qui s’en vont, in Ecrits, Aoste, 1994.

Il parle aussi du bois très prisé, même trop, à son avis, sans la moindre allusion aux autres utilisations de son fruit, que ce soit dans l’alimentation ou que ce soit dans la médecine populaire.

Le charmant petit croquis dessiné par Chanoux se rapportait déjà à l’ « l’époque des pères », c’est-à-dire au début du XXe siècle, quand, cependant, l’illumination à huile était déjà en concurrence avec celle à pétrole, l’ « étsélina », comme on l’appelait dans certains patois. Dans les principaux villages, la lumière électrique est arrivée dans les années 20 du siècle dernier. Mais dans les villages écartés et dans les alpages, il y avait encore certainement, quand Chanoux a écrit son texte (1926), des familles qui brûlaient l’huile de noix pour l’illumination, en utilisant les vieux « croéjeu », instrument simple fait d’un « croézelet », où l’on met la mèche et d’un support avec crochet pour pouvoir le pendre(45)Chenal Aimé, Vautherin Raymond, Nouveau Dictionnaire de patois valdôtain, Aoste, 1997. ou la « lanterna », qu’on pouvait utiliser dehors aussi, avec la mèche protégée par un verre.

L’huile de santé

Noyers, noix et huile de noix avaient un rôle important dans la pharmacopée populaire valdôtaine.

« Feuilles, écorce, fleurs, brous et noix sont employés » rappelle solennellement Jans Moïse Jean Baptiste, curé de Pollein (1865-1952), dans son « Recueil de conseils précieux ».(46)Jans Jean-Baptiste, Recueil de conseils précieux, Aoste, 1931. L’huile de noix est probablement le premier remède que les bébés expérimentent : « I mèinoù a péigna nèissì se voueun lo lamboueun, pe lo fie setchì vitto, avouì l’ouillo de gneu ; dessì se beutte lo papì bleu di seucro. »(47)“On enduit le nombril des nouveau-nés avec de l’huile de noix pour le faire sécher vite; on pose dessous un morceau de papier bleu.” Excenex (Aoste) (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. Quand les bébés pleuraient sans raisons évidentes et qu’on supposait qu’ils avaient mal au ventre, on le « rafraîchissait » en l’oignant avec l’huile de noix : « Can le pitchoù mèinó é eun pènse que l’an mó di vèntro, voueundre lo vèntro, lo dézò di pià é le man, di dedeun, avouì d’ouillo de gnoué. »(48)“Quand les bébés pleurent et l’on pense qu’ils on mal au ventre, il faut leur frictionner le ventre, la plante des pied set la face interne des mains avec l’huile de noix”. Arvier (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. Autrefois, les mamans n’avaient pas beaucoup de langes pour changer fréquemment le bébé qui, ainsi, avaient souvent les fesses rouges. On les frottait alors avec de l’huile de noix ou bien : « Tcheu lé dzor, lo nat, devàn qu’allé drumì, laoon le partie malade avoué gn eunfujòn de foille de noyer, de sodzo et de saoù, aprì le voueundjàn avouì de vazellina ou d’ouillo de mandolle »(49)“Tous les soirs, avant de coucher l’enfant, sa mère lui lavait les parties malades avec une infusion de feuilles de noyer, de saule et de sureau, ensuite elle les enduisait de vaseline ou d’huile d’amande.”Villeneuve (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. Les mères aussi profitaient des bénéfices de l’huile de noix : « Lè fumalle, can baillouvon pupé, sè vouèndouvon lè peuppe d’óouillo dè gneu è pè po lei’ì incrapé lou tètén, llèi bitovon dè ‘uc na grouîra dè gneu. »(50)“Les femmes qui allaitaient se frictionnaient les mamelons d’huile de noix et pour éviter la formation de crevasses, elles mettaient une coquille de noix sur leurs mamelons.” Saint-Marcel (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. La coque de noix ne servait pas seulement aux mamans : « Pè souègnì lè mèinoù gâto, prègnouvon na grouîra dè gneu, la impli’ouvon dè coutounina bletta d’óouillo è la bitovon dè’uc l’ernia è dèi’èn lè féo’ouvon. »(51)“Pour soigner les hernies des enfants, elles (les mères) prenaient une coque de noix, lui mettaient dedans un peu d’ouate mouillée dans l’huile, la posaient sur l’hernie et puis elles bandaient. » Saint-Marcel (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. Et quand les enfants avaient les vers, situation plutôt fréquente, il fallait : « Mecclé d’ansèn (que beurlon a l’eillize) avouì d’ouillo de gnoé é betté damòn l’ambeheun di mèinó, Se s’y a de vése, se ramasson tcheut lèi é hi cataplazme reuste apeillà. Adòn fo allé fée lo secré »(52)“Mélanger de l’encens avec de l’huile de noix et le mettre sur le nombril de l’enfant: S’il y a des vers, ils se ramassent tous là et le cataplasme reste collé: Alors, il faut faire le secret.” Arvier (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. A Ayas et à Saint-Nicolas le procédé était différent, mais pas moins étonnant : « Faléit tchartchà devénts la tèra di cortiy li ver dou grop, fa-li fonde è bèttà l’óle qu’ou sortéit sol o lamborì dou malado. Non ténéit levet lo mèinà pè un djor è pu a djun non donéit un quertcèrin d’óle dè rézèn ou de nouch. »(53)“Il fallait chercher dans la terre du jardin les vers qui ont un anneau, les faire fondre et mettre l’huile qui en sortait sur le nombril du malade. Pendant un jour on donnait à l’enfant une diète légère et puis, à jeun, on lui faisait prendre une cuillerée à café d’huile de ricin ou de noix .” Champoluc (Ayas) (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. « Can le meinoù l’ayàn de véés, le converchón, prégnôn de cotonina, lèi féijàn eun crou i mèntèn, lèi beuttôn dedeun tri véés, hîsse grou de la verdzetta, vouidzôn dessù tchica d’ouillo de gnoué tido é la beuttôn deussù lo vèntro bièn féichà. De planta le mèinoù se calmôn é s’eundrumichón. L’è an medehin-a drola mi bièm efficase. »(54)“Quand les enfants avaient les vers, les convulsions, on prenait de l’ouate et on y formait un trou au milieu. On mettait dans ce trou trois vers, de ces gros vers à l’anneau, on versait dessus un peu d’huile de noix, on posait ce pansement sur le ventre des enfants et on bandait. Aussitôt les enfants se calmaient. C’est un remède bizarre mais très efficace.” Saint-Nicolas (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. Pour les blessures : « Pe fie de-z-eumpaque su le pléye eun pou fie boulequì de foille de noyeu avouì l’icose de tsino »(55)«  Avec des feuilles de noyer avec de l’écorce de chêne, cuites dans l’eau, on fait de compresses à appliquer sur les plaies .” Pollein (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. et pour qu’elles cicatrisent : « On fèjè couée de foille de noyea avouéi de veun é ón laòo lo móou »(56)“On faisait cuire les feuilles de noyer dans le vin et on lavait la blessure avec ce liquide.” Derby (La Salle), Concours Cerlogne, 1982-1983..

Pour les brûlures, il fallait : « Méquié de dzôno d’où avoué d’ôouillo de noué, chè bènde avoué eunna garze bietta. »(57)“Mélanger un jaune d’oeuf avec de l’huile de noix, mettre ce pansement sur la peau et couvrir avec une gaze mouillée.” Châtillon, (Ecole Moyenne de), Concours Cerlogne, 1982-1983.

L’huile de noix était bon aussi pour soigner la dépression, les indigestions, les maladies de la peau et le mal aux oreilles : « Ahtsoudé ole dé gnoué é fiour de canameuya é betté-ne deun l’ourèye. »(58)“Faire chauffer de l’huile de noix et des fleurs de camomille et en mettre un peu dans l’oreille.” Vert (Donnas) (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983. On pouvait faire aussi une liqueur avec les noix, avec les noix vertes cueillies la nuit de la Saint-Jean , faites macérer quarante jours dans l’eau de vie.

Remède pour les hommes mais aussi, comme le veut la médecine populaire, médecine pour les animaux : on faisait macérer les feuilles de noix dans un grand cuvier, on faisait ensuite bouillir et on ajoutait quelques poignées de camomille. Ce liquide, enduit sur le mulet, le préservait pendant toute la journée des piqûres des taons.(59)Armand Henri, Vivre et guérir en montagne, Aoste, s.d.

Et maintenant…

Depuis des siècles, les Valdôtains se plaignent de la disparition du noyer. Mais il y en a encore ! Heureusement ! Et cela, parce qu’à chaque arbre abattu on en plantait un autre. Cela il y a une cinquantaine d’années encore. Puis, le noyer aussi a été englouti dans cette tendance générale à l’ abandon à la suite d’un refus injustifié, qui a saigné la Vallée d’Aoste, tout le long du dernier demi siècle : abandon du territoire, abandon de l’agriculture, abandon des institutions communautaires, abandon des savoirs traditionnels, abandon de la langue. Dans cet effort méritoire de récupération du passé utile à la modernisation, qui semble marquer notre époque, le noyer aussi est en train de tirer bénéfice. Dans l’avenir immédiat, il y en aura toujours plus parce que une politique pour encourager sa diffusion est actuellement prônée par l’Administration Régionale. Toujours des noyers mais plus comme avant. Ce ne sera plus l’arbre polyvalent, généreux, précieux, presque mythique de nos ancêtres, puisque l’huile de noix ne pourra plus jouer le rôle exclusif d’autrefois : désormais, la lumière, forte et impitoyable, a oublié le feu et, portée par des fils de plus en plus invisibles, nous vient d’un interrupteur placé au mur ; désormais nos palais modernes, bombardés par des goûts composites, exotiques, plutôt flous et souvent inventés en laboratoire, ont des difficultés à accepter cette saveur ancestrale fortement marquée, qui peut plaire beaucoup ou rebuter ; désormais, nos pharmacies, héritières oublieuses des anciennes apothèques, toujours prometteuses de santé éternelle, nous remplissent de gouttes, pilules, sirops, piqûres, suppositoires où la chimie domine et où la noix, au grand maximum, paraît comme essence ou extrait. Certes, il pourra toujours y avoir le couple d’amoureux, les yeux dans les yeux, à la lumière d’une chandelle ou, pourquoi pas d’une lanterne à huile de noix; ou des gourmets à la découverte de la tradition qui enrichissent la polente avec une cuillerée d’huile de noix ; ou des hippies recyclées, devenues grand-mères, adeptes de la médecine naturelle, qui distribuent quelques petites cuillérées d’huile de noix aux petits enfants qui se plaignent du mal au ventre. Mais cela tout seul en Vallée d’Aoste, ne peut pas justifier une relance de l’huile de noix qui se voudrait économique aussi. Pourtant, l’huile de noix possède encore des atouts à jouer convenablement : il contient des gras qui réduisent le cholestérol, croquemitaine moderne quand on a passé la quarantaine.

Je crois que l’intérêt économique du noyer est de nos jours, comme dans le passé aussi d’ailleurs, plutôt lié au bois. Le mobilier de bois de noyer est de plus en plus recherché pour sa beauté et pour la sensation de chaleur qu’il transmet. Il a donc un marché ample et continu qui garantirait les producteurs. Mais à coté des revenus économiques, il ne faut pas oublier que les bois de noyers modernes, occupant des terrains autrement incultes, contribuent à la sauvegarde du territoire et au maintien de l’équilibre écologique.

Et puis, le noyer est un bel arbre ! Son écorce lisse, son feuillage épais, ses dimensions majestueuses, retiennent l’œil du passant et suscitent un sentiment d’appréciation tranquille.

Ce qui n’est pas peu de chose.

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Deval Auguste (témoignage de) par Marie-Louise. Noro, Brissogne, 1984.

Duroux Anselme (témoignage de) par Jean Voulaz, Challand-Saint-Victor, 1984.

Gino de Moron (témoignage de) par Jean Voulaz, Saint-Vincent, 1984.

Perron Anselme (témoignage de) par Jean Voulaz, Challand-Saint-Anselme, 1984.

Théodule Cino, (témoignage de) par Lidia Philippot, Verrayes.

Thiébat Barbe (témoignage de) par Jean Voulaz ,Challand-Saint-Anselme, 1984.

Thiébat Jean (témoignage de), par Jean Voulaz, Challand-Saint-Anselme, 1984.

Notes

Notes
1 Armand Henri, Vivre et guérir en montagne, Aoste, s.d.
2 Chanoux Emile, Des Amis qui s’en vont, in Ecrits, Aoste, 1994.
3 « De nombreux noyers, cultivés autrefois pour la production d’huile, associés aux feuillus fruitiers, arborent les prés et forment de vastes vergers autour des villages. L’arbre était aussi cultivé aux bords des parcelles pour l’élagage et l’apport en fruits à un tel point que l’on compare souvent ce paysage à un bocage., mais ce n’en est pas un, même si les murgères, conquises par des arbustes ou des arbres, entourent souvent les parcelles des prés. » Remacle Claudine, Vallée d’Aoste, une vallée, des paysages, Allemandi Ed., Torino, 2002.
4 Chanoux Emile, Des amis qui s’en vont, in Ecrits, Aoste, 1994
5 Poêle, chambre chauffée, souvent la seule de la maison.
6 Pièce en bois placée en travers et au sommet de l’ouverture de la porte d’entrée de la maison.
7 « On faisait les crédences, le mobilier pour la maison, les portes de la maison, même les portes de la cave. On faisait les poutres du vieux poêle Les linder des portes et des cheminées étaient toujours en noyer. C’était un bois dur qui ne travaillait pas et qui durait dans le temps » Bétemps Bruno (témoignage de) par Maddalena Vittaz, Saint-Marcel, 2005
8 « Il fallait conserver les cendres…Et, par exemple, quand on brûlait du noyer c’était la meilleure…quelqu’un brûlait des os aussi…Le noyer donnait une bonne cendre mais qui ridait les bras et les mains quand on lavait. Il n’y avait pas la lessive, la poudre à laver c’était ça. Il fallait faire attention qu’il n’y soit pas des cendres de cerisier, de cerisier ou de châtaignier : celles là tâchaient et la tâche ne s’en allait plus. La meilleure était celle du noyer, des branches et du bois de noyer : elle était belle blanche et ne tâchait pas. » Thiébat Barbe (témoignage de) par Jean Voulaz ,Challand-Saint-Anselme.
9 Pollein (Ecole Elémentaire de) , Concours Cerlogne, 1973-1974.
10 Vignet des Etoles Aimé-Louis-Marie, Mémoire sur la Vallée d’Aoste, in Bibliothèque de l’Archivium Augustanum, N. XX, Aoste, 1987.
11 Chanoux Emile, Des Amis qui s’en vont, in Ecrits, Aoste, 1994.
12, 25 Schulé Rose-Claire, Archives personnelles, 2005.
13 Tibaldi Tancrède, Nos arbres, in Veillées valdôtaines illustrées, Turin, 1911.
14 Vescoz Pierre-Louis, Quelques notes sur la paroisse et la commune de Verrayes, Aoste, 1995. Ce texte fut achevé en 1917, mais édité seulement en 1995.
15 «  Il y avait beaucoup de beaux noyers, il y en avait un près de la cure…Il y en avait de beaux, je me souviens qu’ils les ont coupés, ils étaient déjà creux à l’intérieur. Un gros était en haut au pré de la foire de Tilly. On a dit qu’il a fallu le scier sur place pour pouvoir le transporter ; pour le scier, ils ne l’ont pas hissé sur un chevalet, ils l’ont poussé et scié à la main  ” Thiébat Jean (témoignage de), par Voulaz Jean, Challand-Saint-Anselme, 1982.
16 Témoignage de Lidia Philippot, Verrayes, 2005.
17 Voragine Jacques de, La légende dorée, Paris, 1967.
18 Association culturelle Pierre-Louis Vescoz, Petit Almanach de chez nous 2005.
19, 22 Sébillot Paul, Le folklore de France, Tome troisième, Paris, 1968.
20 Dans quelques patois valdôtains on appelle “tron”, tronc, l’ainé mâle de la famille.
21 Chez nous aussi, en Vallée d’Aoste, l’année des hannetons, on secouait les arbres à fruits pour les libérer de ces insectes voraces. Le noyer était particulièrement vulnérable : on raconte souvent de grands noyers, entièrement dépouillés de feuilles après le passage des hannetons. Y-a-t-il une relation entre le rituel et la pratique culturale ?
23 ″ Nos vieux disaient que quand on est en sueur, il ne faut pas s’arrêter à l’ombre des noyers, même pas pour cueillir des plantes médicinales, parce que l’ombre des noyers est froide, noire, glacée, et on pourrait attraper une vilaine bronchite et devenir poitrinaire.  ” Fontainemore (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
24 Henry Joseph-Marie, Guide du Valpelline, Aoste, 1913. La plaie du crétinisme sévissait au dessous des 1200-1400 mètres, habitat naturel du noyer. Evidemment, il n’existe aucun rapport entre la maladie et l’arbre.
26 Littéralement : secouer.
27 “Après on ramassait les noix gaulées avec une perche de 6-7 mètres, selon la hauteur du noyer. En dessous, les femmes ramassaient les noix, leur enlevaient la peau, après on portait le tout sécher au grenier. ” Bétemps Bruno (témoignage de) par Maddalena Vittaz, Saint-Marcel, 2003.
28 “Les plus riches d’ici, de Challand, ils avaient tellement de noix qu’il leur fallait deux jours pour les secouer. Après, leurs valets venaient faire l’huile, ici, à Isollaz. Ils n’avaient pas d’ânes, pas de moyens…Ils transportaient avec des marmites pleine d’huile, une à chaque main. ” Perron Anselme (témoignage de) par J. Voulaz, Challand-St-Anselme, 1984 .
29 “Les femmes ramassaient les feuilles de noyer, pas pour les utiliser comme litière pour les animaux, puisque, comme celles du châtaigner, elles ne sont pas bien indiquées pour cette besogne, mais pour mettre dans les chaussures, puisqu’elles ne pourrissent pas, tiennent chaud, sont des isolants.  ” Bétemps Bruno (témoignage de) par Maddalena Vittaz, Saint-Marcel, 2003.
30 Un parchemin de 1303, nous apprend que deux familles de Chevrot (Gressan), chaque année, devaient porter à l’évêché 95 kilos de noix vertes. In Ansaldo Marco, Al di là della Dora, Aosta, 1985.
31 “Oui, on faisait des veillées pour émonder: on invitait quelques parents, quelques voisins, presque toujours de personnes âgées…Et vu qu’il y avait aussi de jeunes filles, il était presque dû d’inviter quelques garçons. ” Deval Auguste (témoignage de) par Marie.-Louise Noro, Brissogne, 1984.
32 “Donc, on mettait les grumeaux dans des plateaux en pierre et il y avait un pressoir, une roue tournante. On se mettait à deux, un par côté avec une petite pelle pour repousser en bas les grumeaux à chaque passage de la roue. Il y avait toujours quelqu’un qui savait quand on avait suffisamment pilé les grumeaux. On disait que si c’était pilé trop fin l’huile ne sortait pas convenablement, et pareil si c’était pilé trop gros.  ” Deval Auguste (témoignage de) par Marie.-Louise Noro, Brissogne, 1984.
33 “Avant de les passer au pressoir, il fallait chauffer sur le feu les noix pilées. On avait de belles chaudières en cuivre,pas tellement hautes mais belles larges, avec deux oreilles, une par côté. Il y avait un poêle fait sur mesure pour que ces chaudières entrent. Chacun portait son bois.  ” Deval Auguste (témoignage de) par Marie.-Louise Noro, Brissogne, 1984.
34 “Au bout, il y avait une grande vis en bois, longue environ deux mètres, plus de deux mètres…épaisse comme ça (cinquante centimètres) et là il y avait une barre qu’il fallait tourner à deux pour donner le poids. Il n’y avait pas le poids nécessaire jusqu’à ce qu’on n’avait pas soulevé un gros bloc de pierre placé sur une poutre. Il fallait tourner la vis lentement, lentement, parce qu’il ne fallait pas qu’il sorte plus d’un fil d’huile. Lentement, lentement, parfois on avait de la peine à maintenir le fil et se formait une grande goutte. Alors, il fallait reprendre à visser jusqu’à ce qu’il arrête de goutter et le fil reprenne. ” Bagnod Jean (témoignage de) par Jean Voulaz, Challand-Saint-Victor, 1984.
35 “Les noix de la partie basse de Saint-Vincent rendent plus de la moitié, tandis que celles en amont de Moron, n’arrivent pas à la moitié” Gino de Moron (témoignage de) par Jean Voulaz, 1984.
36 “Moi, je ne transvase pas notre huile, je le conserve simplement dans de grandes bouteilles de deux litres. Je mets un peu de sel pour le conserver. Avec deux grains de sel, il n’évapore pas et se conserve pendant toute une année, s’il est bien fermé. Il faut se méfier des bouchons en sureau : il m’est arriver d’oublier de contrôler les bouteiller à la cave. Les rat ont senti l’odeur de l’huile, ont rongé le bouchon, et se sont jetés dans la bouteille… ”. Gino dè Moron (témoignage de) par Jean Voulaz, Saint-Vincent, 1984.
37 “Autrefois, l’huile de noix était précieux, on l’utilisait pour un tas de choses : on assaisonnait la salade, et cela pourrait être considéré un plat traditionnel, puis on faisait des beignets avec la farine de froment bien tamisée….J’aimais bien ce goût là… ” Duroux Anselme (témoignage de) par Jean Voulaz, Challand-Saint-Victor, 1984.
38 Certains emploient l’huile de noix pour faire la polenta grassa » Montjovet, (Ecole Elémentaire de), in Concours Cerlogne, Mets et recettes, Aoste, 1994.
39 “Ce fameux huile de noix qui est aujourd’hui bien recherché, qui est bon pour un tas de choses, pour la salade, pour la fricassée, même pour la « pastasciutta », si quelqu’un veut bien lui en mettre une goutte, c’est excellent… ”» Bétemps Bruno (témoignage de), par Maddalena Vittaz, Saint-Marcel, 2003.
40 “ Le paysan met dans le pressoir un sac en toile, les grumeaux des noix et un autre sac encore. Il fait tourner la vis lentement pour que le grand plat en bois descende et écrase les noix pour faire sortir l’huile. Ce qui reste dans le sac est le tourteau. ” Chantignan (Quart), Concours Cerlogne, 1986-1987.
41 “ Comme nous, pour petit-déjeuner on nous donnait un bout de “troillet” avec deux poires confites, cela, c’était le petit-déjeuner, bien souvent. » Théodule Cino, (témoignage de) par Lidia Philippot, Verrayes.
42 “Quand nous étions enfants, parfois nous allions à l’école avec un morceau de “troillet” Thiébat Jean, (témoignage de), par Jean Voulaz, Challand-Saint-Anselme, 1984.
43 “ Il restait ces beaux pains de “troillet”, qui étaient bons à manger, nous les enfants, nous mangions et après on donnait aux bêtes ce qui avançait. » Thiébat Barbe (témoignage de), par Jean Voulaz, Challand-Saint-Anselme, 1984.
44 Chanoux Emile, Des amis qui s’en vont, in Ecrits, Aoste, 1994.
45 Chenal Aimé, Vautherin Raymond, Nouveau Dictionnaire de patois valdôtain, Aoste, 1997.
46 Jans Jean-Baptiste, Recueil de conseils précieux, Aoste, 1931.
47 “On enduit le nombril des nouveau-nés avec de l’huile de noix pour le faire sécher vite; on pose dessous un morceau de papier bleu.” Excenex (Aoste) (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
48 “Quand les bébés pleurent et l’on pense qu’ils on mal au ventre, il faut leur frictionner le ventre, la plante des pied set la face interne des mains avec l’huile de noix”. Arvier (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
49 “Tous les soirs, avant de coucher l’enfant, sa mère lui lavait les parties malades avec une infusion de feuilles de noyer, de saule et de sureau, ensuite elle les enduisait de vaseline ou d’huile d’amande.”Villeneuve (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
50 “Les femmes qui allaitaient se frictionnaient les mamelons d’huile de noix et pour éviter la formation de crevasses, elles mettaient une coquille de noix sur leurs mamelons.” Saint-Marcel (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
51 “Pour soigner les hernies des enfants, elles (les mères) prenaient une coque de noix, lui mettaient dedans un peu d’ouate mouillée dans l’huile, la posaient sur l’hernie et puis elles bandaient. » Saint-Marcel (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
52 “Mélanger de l’encens avec de l’huile de noix et le mettre sur le nombril de l’enfant: S’il y a des vers, ils se ramassent tous là et le cataplasme reste collé: Alors, il faut faire le secret.” Arvier (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
53 “Il fallait chercher dans la terre du jardin les vers qui ont un anneau, les faire fondre et mettre l’huile qui en sortait sur le nombril du malade. Pendant un jour on donnait à l’enfant une diète légère et puis, à jeun, on lui faisait prendre une cuillerée à café d’huile de ricin ou de noix .” Champoluc (Ayas) (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
54 “Quand les enfants avaient les vers, les convulsions, on prenait de l’ouate et on y formait un trou au milieu. On mettait dans ce trou trois vers, de ces gros vers à l’anneau, on versait dessus un peu d’huile de noix, on posait ce pansement sur le ventre des enfants et on bandait. Aussitôt les enfants se calmaient. C’est un remède bizarre mais très efficace.” Saint-Nicolas (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
55 «  Avec des feuilles de noyer avec de l’écorce de chêne, cuites dans l’eau, on fait de compresses à appliquer sur les plaies .” Pollein (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
56 “On faisait cuire les feuilles de noyer dans le vin et on lavait la blessure avec ce liquide.” Derby (La Salle), Concours Cerlogne, 1982-1983.
57 “Mélanger un jaune d’oeuf avec de l’huile de noix, mettre ce pansement sur la peau et couvrir avec une gaze mouillée.” Châtillon, (Ecole Moyenne de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
58 “Faire chauffer de l’huile de noix et des fleurs de camomille et en mettre un peu dans l’oreille.” Vert (Donnas) (Ecole Elémentaire de), Concours Cerlogne, 1982-1983.
59 Armand Henri, Vivre et guérir en montagne, Aoste, s.d.

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Jules Brocherel, les traditions populaires et la linguistique https://betemps.eu/jules-brocherel-traditions-populaires-linguistique/ Wed, 11 Jan 2017 19:26:07 +0000 https://betemps.eu/?p=434 Alexis Bétemps, Jules Brocherel, les traditions populaires et la linguistique dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, CARE, Grenoble, 2000. Le Romantisme, avec sa force innovatrice extraordinaire, exalte le rôle des peuples dans l’histoire. Sur le plan politique, il est à l’origine de mouvements qui porteront à la formation des états modernes et sur le plan […]

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Alexis Bétemps, Jules Brocherel, les traditions populaires et la linguistique dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, CARE, Grenoble, 2000.

[cml_media_alt id='451']Alexis Bétemps  -  foto del 12 luglio 2014 di Claudine Remacle.[/cml_media_alt]

Alexis Bétemps – foto del 12 luglio 2014 di Claudine Remacle.

Le Romantisme, avec sa force innovatrice extraordinaire, exalte le rôle des peuples dans l’histoire. Sur le plan politique, il est à l’origine de mouvements qui porteront à la formation des états modernes et sur le plan culturel il apportera un intérêt nouveau pour la connaissance du patrimoine méconnu des traditions populaires, véhiculé souvent seulement par l’oral.

Grande-Bretagne et Allemagne sont à l’avant-garde, puis, l’exploration de ce qu’on appelait alors folklore se répand à tâche d’huile dans les pays slaves et latins. L’Europe entière vers la moitié du XIXe siècle est en train de fouiller dans sa mémoire pour fixer légendes, récits, chansons et usages populaires divers. Les frères Grimm rassemblent l’immense patrimoine de contes allemands, puis, les russes, dont Afanesieff, les Finnois qui reconstituent le Kalevala. En France, Gaston Paris, puis son élève Joseph Bédier étudient les chansons de gestes et les fabliaux. Au Piémont, Costantino Nigra enquête sur le chant populaire et les dialectes des Alpes Occidentales et, en Sicile, Giuseppe Pitré publie les vingt-cinq volumes de la « Biblioteca delle Tradizioni popolari ».

Avec un tout petit écart temporel, l’intérêt pour ce genre d’études s’éveille aussi en Vallée d’Aoste.

Le particularisme valdôtain, aiguisé par le conflit linguistique naissant, contribue sans doute à inspirer les bonnes volontés. L’abbé Gorret (1836-1907) peut être considéré notre premier folkloriste.

C’est lui qui à Varallo (1869), lors d’une assemblée générale du Club Alpin Italien fait un discours mémorable où il rappelle aux alpinistes que leur passion n’est pas seulement une activité physique mais qu’elle doit se transformer en occasion aussi pour étudier la montagne. Les sciences naturelles, géologie, minéralogie, botanique, ont déjà tiré pas mal de bénéfices des observations des alpinistes et « Il nous reste à étudier les détails des vallées, les mœurs, les habitudes, les traditions, les besoins et les préjugés des peuples ;il nous reste à saisir les traces des monuments et des civilisations passées, il nous reste à reconstituer l’histoire intime des vallées… » (1)Gorret Amé, Autobiographie et écrits divers, par les soins de Lin Colliard, Administration Communale de Valtournenche,1987 Lui-même dans ses essais et ses correspondances donnera l’exemple et ses récits d’ascensions sont souvent entrecoupés de descriptions et de réflexions sur les traditions populaires.

Mais le premier Valdôtain à se définir folkloriste, malgré ses incursions dans d’autres domaines tels que l’histoire et le roman, a été Tancrède Tibaldi (1851-1916) qui a publié des anciens Noëls et plusieurs récits glanés au hasard de ses conversations. Il prépare aussi un petit musée chez lui, à Châtillon qui sera dispersé après sa mort et collabore avec Lamberto Loria à l’exposition du cinquantenaire de l’Unité d’Italie, à Rome, en 1911. L’intérêt pour la culture matérielle petit à petit se répand et, en 1898 nous devons à l’archiprêtre Benjamin Baudin, pionnier de la photographie, un petit musée ethnographique, un « châlet-exposition » sur la colline de Saint-Vincent.(2)Le Duché d’Aoste du 5 octobre 1898

Joseph Siméon Favre (1859-1900) est probablement le folkloriste le plus attentif et le mieux préparé (3)L’œuvre de Joseph-Siméon Favre « Voyage autour d’un artiste », Musumeci, Aoste, 1972 . Il rédige plusieurs articles pour la presse valdôtaine sur le chant populaire, les légendes et les traditions en général. Il avait fait des études à Paris et connaissait les travaux de Puymaigre, Sébillot et Gaston Paris. Il collabore avec Julien Tiersot à la collecte de chants populaires dans les Alpes françaises avec son répertoire de chants recueillis en Tarentaise et en Vallée d’Aoste. Les traditions religieuses sont transcrites soigneusement par Pierre-Antoine Cravel (1849-1910) vers la fin du XIXe siècle(4)Cet important travail sera publié par Lin Colliard dans le premier v0lume de «  Recherches sur l’ancienne liturgie d’Aoste », Imprimerie Marguerettaz, Aoste, 1969 et les contes par Jean-Jacques Christillin (1863-1915). Nous signalons encore deux importantes contributions de chercheurs non autochtones :Joseph Cassano qui nous a laissé une abondante collecte de proverbes et dictons (1914) et Robert Hertz, auteur d’une étude exemplaire à Cogne sur le pèlerinage de saint Besse (1912).L’entre deux siècles a été une période féconde pour l’ethnographie en Vallée d’Aoste : pas de recherches systématiques et globales, mais de nombreuses contribution dans les différents genres.

Quand Jules Brocherel s’approche de l’ethnographie pouvait donc déjà compter sur de nombreux travaux venant d ‘illustres chercheurs et amateurs qui l’ont précédé. Brocherel arrive à l’ethnographie relativement tard, il avait déjà franchi la quarantaine,bien qu’il ait, déjà avant, démontré un certain intérêt pour les traditions populaires. Ses reportages pour le « Journal de Genève » lors de l’expédition du Prince Borghese (1900-1902) en Asie Centrale le prouvent bien.

Mais c’est avec la revue « Augusta Praetoria (1919) que sa vocation se manifeste, surtout pour tout ce qui se rapporte à la culture matérielle. C’est dans ce domaine qu’il se distingue par ses connaissances de la vie quotidienne des Valdôtains, pour sa capacité de rassembler les collections et de les présenter. Cet aspect de la vie de Brocherel est certainement le plus connu (5)Barberi Sandra, Jules Brocherel, alpinismo, etnografia,fotografia, e vita culturale fra ottocento e novecento, Priuli e Verlucca, Ivrea (Torino), 1992.Je vais donc m’arrêter davantage sur ses recherches sur les traditions populaires et en linguistique. Tout ce qui est lié au social, aux comportements, à l’imaginaire ne semble pas avoir retenu trop son attention. Même la lettre d’Arnold Van Gennep du vingt décembre 1919, estimateur de la revue valdôtaine, accompagnée d’un exemplaire de « En Savoie : du berceau à la tombe » et de la proposition de collaboration n’a pas eu le pouvoir de le stimuler. Il ne publiera même pas le questionnaire comme Van Gennep avait demandé explicitement et le livre sur la Savoie sera recensé par Joseph Lale Démoz sur le numéro 1-2 d’ « Augusta Praetoria » de 1920. Après avoir brièvement analysé les contenus de l’ouvrage, Lale Démoz concorde avec l’auteur sur l’opportunité d’insérer des données valdôtaines dans le corpus pris en considération, sans cependant annoncer un engagement valdôtain dans le cadre de cette collaboration. Il signale les travaux inédits de Cravel et ajoute « espérons un jour de reprendre ce travail et le mener à bonne fin ».Et dire que Van Gennep s’était même proposé pour le traitement des données. « Si vous n’avez personne spécialisé dans le folklore, je vous propose de m’envoyer les réponses ;je compilerai l’article pour votre revue et indiquerai les points de détail sur les sujets qui présentent un intérêt spécial ou qui sont insuffisamment connus… »

La rencontre de Florence avec Van Gennep en 1929, dix ans après, à l’occasion du premier congrès national sur les traditions populaires, convainc apparemment Brocherel à collaborer avec un peu plus d’intensité à la recherche sur les étapes de la vie, du berceau à la tombe. En effet, en 1930, Brocherel publie sur « Lares » deux questionnaires qui seront envoyés à des témoins privilégiés dans plusieurs communes valdôtaines. Aux Archives Historiques Régionales, dans le fonds Brocherel, sont conservés 25 questionnaires remplis la plupart des fois d’une manière fort fragmentaire. Dans plusieurs d’entre eux, le compilateur, probablement, reprend tout bonnement ce qui avait déjà été écrit par Cravel. La correspondance avec Van Gennep s’interrompt en 1932 et dans l’oeuvre colossale de l’ethnologue français, les références à la Vallée d’Aoste demeurent rares, signe évident qu’il n’a pas reçu beaucoup d’informations du côté valdôtain. Malgré cela, il y a eu un certain engagement de la part de Brocherel puisque nous retrouvons dans ses archives plusieurs feuilles éparses et des fiches contenant des notes sur les traditions valdôtaines. En 1934,lors du troisième Congrès National des Arts et Traditions populaires à Trente, il présente un rapport sur le jouet rustique en Vallée d’Aoste, résultat d’une enquête qu’il avait mené par le biais d’un petit questionnaire envoyé à des témoins privilégiés. Le chant populaire l’intéresse aussi . Sollicité par une lettre du président du Comité national italien pour les Arts populaires, Emilio Bodrero, le 22 décembre 1932, il signale l’habitude valdôtaine, commune dans toutes les Alpes Occidentales, de conserver sur un cahier les textes des chansons qu’on aime chanter, généralement les moins répandues puisque les autres on les savait par cœur. Il recueille de nombreux cahiers de chansons qu’il n’a cependant jamais exploités. A l’époque on devait en trouver assez facilement s’il est vrai que cinquante ans plus tard l’AVAS et le Centre d’Etudes francoprovençales en ont encore recueilli un bon nombre. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il publiera sur « Augusta Praetoria – deuxième série » un petit article « Mœurs et coutumes de la Vallée d’Aoste. Du berceau à la tombe » (numéro 3-4 de 1953) fruit d’une enquête expérimentale menée par une jeune institutrice, Anne Marie Allasinaz à Doues et « Cérémonies périodiques et saisonnières » (numéro 1 de 1953) où en dix pages il fait le tour des fêtes calendaires. Dans l’ensemble ce n’est pas grand chose. D’autant plus que la source principale est toujours le manuscrit de Cravel que Brocherel conservait. Il aurait peut être continué dans cette direction si la mort ne l’avait pas saisi. Qui sait ?

Sur le plan méthodologique, Brocherel suit les enseignements de Van Gennep : pas d’interview libres mais des questionnaires thématiques détaillés qu’il confie à des collaborateurs. (6)Cette technique d’enquête s’adaptait au projet de Van Gennep qui couvrait toute la France mais appliquée à un territoire réduit comme le nôtre elle a donné comme résultat des informations fragmentaires, souvent hors contexte et relativement pauvres.Il est intéressant de constater comment les dialectologues, à partir de Jules Gilliéron en 1881,ont abbandonné les enquêtes par correspondance et qu’avec Jacob Jud et Karl Jaberg en 1919, pour l’Atlas Italo-Suisse se sont ouverts à l’ethnographie, recueillant les information directement auprès du témoin.Les relevés de Paul Scheurmeier sont dans ce sens exemplaires.

Il n’est pas fréquent que Brocherel descende sur le terrain.

Le linguiste Giorgio Pasquali, le questionne sur les progrès de son enquête sur le folklore valdôtain et Brocherel, dans sa lettre du 21 mai 1932 avoue que sa recherche « …va a rilento, poichè debbo recarmi sul posto e ciò domanda del tempo e spese non indifferenti. Gli informatori volenterosi sono pochi e danno risposte frammentarie, che non corrispondono al concetto direttivo delle mie indagini… » (7)elle procède lentement parce que je dois me rendre sur les lieux, ce qui requiert du temps et des dépenses non indifférentes. Les informateurs de bonne volonté sont rares, leurs réponses sont fragmentaires et ne correspondent pas au concept directif de mes enquêtes.

L’explication ne paraît pas convaincante :à l’époque les bons témoins ne devaient pas manquer et ils ne devaient pas être trop loin non plus…

Les problèmes de langage ont toujours intéressé Brocherel, tant du point de vue historique que du point de vue linguistique. Déjà lors de l’expédition au Tien Chan il s’intéresse aux coutumes et aux langues d’Asie. A ce qu’il paraît il a même rédigé une grammaire de Kirghiz (8)Voir Barberi Sandra. Note n. 5.

Il entretient des relations de type commercial (il vend des livres) et culturel avec les principaux spécialistes du francoprovençal. Gauchat et Jeanjacquet du glossaire suisse-romand, Désormaux en Savoie, puis Keller et Schüle. Il collabore avec Costantino Nigra en qualité de témoin (avec l’abbé Henry) pour le patois de Courmayeur (9)Dans sa réponse au linguiste P.S. Pasquali du 21 mai 1932, Brocherel écrit “E bene che lei sappi che il Nigra villeggiò in Valle d’Aosta, e segnatamente a Courmayeur, parecchi anni di seguito dopo il 1900. Egli dedicava alcune ore al giorno ad arricchire il suo vocabolario dialettale;l’abate Henry, Cerlogne e lo scrivente furono fra i suoi collaboratori.Rammento benissimo che egli aveva raccolto migliaia di schede;su ogni scheda era accuratamente registrata la storia linguistica di ogni vocabolo,etimologia,differenze lessicali e sfumature fonetiche osservate da un paese all’altro della Valle.”Ce travail de Nigra n’a jamais été édité et probablement il est allé perdu. Trad. ; Il est bien que vous sachiez que Nigra séjourna en Vallée d’Aoste, à Courmayeur notamment, pendant plusieurs années après 1900. Il dédiait quelques heures par jour à enrichir son vocabulaire dialectal ;l’abbé Henry, Cerlogne et moi même fûmes parmi ses collaborateurs. Je me souviens très bien qu’il avait rédigé des milliers de fiches ; sur chaque fiche il écrivait avec soin l’histoire linguistique du mot, son étymologie, les différences lexicales et les nuances phonétiques observées dans les différents villages de la Vallée. et travaille avec de nombreux chercheurs, surtout allemands. Contacté par Ugo Pellis, rédacteur de l’Atlas Linguistique Italien qui prépare son enquête valdôtaine, dans sa réponse du 3 juin 1936, il répond et propose un témoin expert en deux variétés de patois pour éviter au chercheur un déplacement (10)“Ho trovato l’informatore, che si chiama Garin Emilio, il quale, oltre al dialetto di Aosta conosce anche quello di Arvier, e risparmierà il disturbo di andarvi.” Trad. :J’ai trouvé l’informateur, il s’appelle Garin Emile ; en plus du dialecte d’Aoste il connaît celui d’Arvier, ainsi vous ne devrez pas vous déranger pour vous y rendre.,se propose pour le patois de Courmayeur (11)“Essendo io originario di Courmayeur,conosco perfettamente il dialetto locale, e ritengo di essere in grado di servire anche se la mia istruzione è un po’ superiore alla elementare” Trad, :Etant originaire de Courmayeur, je connais parfaitement le dialecte local et je crois être à même de vous aider bien que mon instruction soit un peu supérieure à celle élémentaire., suggère une enquête à Fénis où l’on parle un dialecte « ostrogoto molto aspirato »Bref, il est évident qu’il n’a pas encore acquis ni le langage ni la sensibilité du dialectologue. Mais à la suite de lectures et contacts assidus, il acquiert une bonne compétence en dialectologie, rapportée, bien entendu, à l’époque et à l’état de développement de la discipline :il connaît les travaux des spécialistes, il a les idées claires sur la géographie linguistique (12)Par exemple, il emploie le terme francoprovençal et encadre correctement le patois valdôtain dans les parlers romans. Cerlogne n’a jamais utilisé le mot francoprovençal bien qu’il devait le connaître., il élabore des critères pour l’écriture courante des patois valdôtains, cohérents et en syntonie avec les tendances de l’époque, critères qui dans leurs grandes lignes n’ont pas perdu leur actualité. Il les explique dans une série d’articles sur « Lo Partisan » de février et mars 1946, puis dans son « Le patois et la langue française en Vallée d’Aoste » de 1952.

Cet ouvrage qui clôture son activité scientifique, largement dépassé de nos jours, représente une nouveauté dans le panorama littéraire de l’époque pour la place qu’il accorde à l’analyse et à l’histoire du francoprovençal, pour la richesse d’exemples et de références aux travaux des spécialistes. La partie consacrée à l’histoire des langues en Vallée d’Aoste et des conflits conséquents aux contacts est passionnée mais pas toujours objective :le choix et l’interprétation des documents est parfois discutable. Le pionnier de l’italianisation est redevenu un francophone irréductible. Retour aux sources ou conformisme intellectuel ? Jules Brocherel, fervent régionaliste, dans le premier après guerre est un efficace défenseur de la langue française en Vallée d’Aoste. Directeur de la revue « Augusta Praetoria » dont le programme lucidement exposé par Louis Jaccod dans son introduction au premier numéro, intitulée « Nos raisons d’être », est l’illustration de la Vallée d’Aoste, de sa francophonie et de son « intramontanisme ».

Dans le numéro d’octobre 1919 de la revue il se charge de la réponse au professeur Rota qui avait mis en discussion le droit des Valdôtains à la langue française sur une feuille piémontaise. Le style vigoureux et passionné est en plein dans la tradition valdôtaine de la fin du siècle. Converti précocement au fascisme, il abandonne progressivement ses idéaux valdôtains ou, tout de moins il prend bien garde de les exprimer publiquement. Il accomplira ainsi une carrière extraordinaire dans les institutions italiennes, profondément influencées par l’idéologie fasciste, préposées è la sauvegarde et à la promotion des traditions populaires :de 1926 à 1929 il est membre du « Consiglio Centrale dell’ente nazionale delle piccole industrie ». en 1929, il entre dans le « Comitato Nazionale Italiano per le Tradizioni popolari » et en 1939 il est nommé « fiduciario regionale della regia Commissione per la revisione della toponomastica della carta d’Italia ».

Il contribue ainsi à la démolition progressive de la francophonie valdôtaine et s’efforce d’insérer dans le contexte italien les traditions valdôtaines qu’il présente dans les innombrables moments officiels de la propagande fasciste. Après l’autonomie, ce comportement lui vaudra en Vallée d’Aoste l’isolement et la méfiance qui aigriront ses dernières années. Le style pamphlétaire, surtout des chapitres conclusifs, de « Le patois et la langue française en Vallée d’Aoste » où l’auteur flétrit le fascisme et son action de dénationalisation de la Vallée d’Aoste est, probablement, dans l’intention de l’auteur, une sorte de demande orgueilleuse de réhabilitation aux yeux de ses compatriotes. Mais si il en est ainsi, elle n’a pas l’humilité nécessaire pour être crédible :on ne peut pas être les premiers de la classe sous n’importe quel régime (13)Dans le dernier chapitre, où il traite du fascisme, il écrit : « …La situation empira soudain lorsque, à l’horizon de la politique italienne, le brouillard étouffant du fascisme surgit…Le régime de bureaucrates improvisés n’eut rien de plus pressé que de déployer son zèle à la démolition de cette aberrante et exotique façade. La xénophobie galliciste ne connut plus de bornes…Une telle cuisante mortification ne risque pas d’être jamais oubliée… »

Et pour conclure je voudrais traiter de l’intérêt profond que Brocherel a toujours porté pour une branche de la linguistique ; la toponymie.

En contact avec Paul Aebischer dont il publie sur la première série de « Augusta Praetoria » les importants essais qui sont encore aujourd’hui une référence incontournable pour les étymologistes, Brocherel affine ses compétences et publie sur les revues « Le Alpi » et « Le vie d’Italia » des articles sur l’étymologie des noms des montagnes, des alpages, des villages et des lieux-dits valdôtains. Il est conscient des embûches que cette science réserve et ses démarches sont scientifiquement correctes :recherches d’archives, prononciations patoises, consultation des glossaires, références à des études précédentes. Malheureusement, dans plusieurs occasions il se prête à des opérations douteuses, voire l’effort qu’il fait sur « Le vie d’Italia » en 1937 pour démontrer l’origine valdôtaine, donc italienne, du toponyme « Mont-Blanc »

En 1939, il devient donc tout naturellement membre de la commission chargée d’italianiser les 32 noms de communes qui avaient échappé au zèle des podestats et conservé une graphie française.

Brocherel se met à la tâche avec acharnement, comme toujours, sans avancer le moindre doute sur l’opportunité de l’opération. « Non vi è dubbio che pure la toponomastica debba adeguarsi a questa particolare forma mentis di vibrante italianità cercando di spogliare la sua terminologia dalle superstiti incrostazioni galliche.” (14)A proposito della versione in italiano dei nomi in francese dei comuni valdostani, in « Le Alpi » rivista mensile del Centro Alpinistico Italiano,N.1-2 novembre-dicembre 1941 Trad. Sans aucun doute, la toponymie doit s’adapter à cette forma mentis particulière d’italianité vibrante en se dépouillant des incrustations gauloise qui encore résistent. Dans un document, inédit à ma connaissance, conservé dans le fonds Brocherel des Archives Historiques régionales, portant le titre « Riduzione in forma italiana delle denominazioni alloglotte delle borgate, frazioni ed alpi della Provincia di Aosta. Considerazioni preliminari.”, Brocherel est là aussi en syntonie parfaite avec le projet et sa préoccupation principale est que les graphies italiennes respectent autant que possible le sens des noms quand il est évident et que leur forme ne s’écarte pas trop de la prononciation locale. Il affirme, entre autres choses, que les noms de lieux ne paraissent sous forme francisée dans les actes publics qu’à partir du XVIe siècle, alors qu’en 1919,dans sa réponse à Rota sur « Augusta Praetoria » il cite une longue liste de toponymes remontant au XIIe et XIIIe siècles glanés sur des anciens parchemins. Il réduit le rôle des Celtes, parents trop proches des français et minimise les affinités du francoprovençal avec les dialectes d’oïl. Il rassemble aussi pour tous les toponymes à italianiser une masse imposante de citations tirées de documents anciens. Son apport est essentiellement technique, mais sa complicité avec le régime dans sa campagne gallophobe de la fin des années trente contraste avec l’attitude de la masse des Valdôtains. Les liens culturels traditionnels avec la France avaient été sensiblement renforcés par l’émigration particulièrement consistante ces années là. Toutes les familles valdôtaines avaient des parents de l’autre côté des Alpes. Le doute commençait à toucher même des militants je pense à certains podestats, donc hommes du régime mais foncièrement valdôtains qui invités par la préfecture à effacer dans leur commune toute trace de français , jusque dans les cimetières, n’ont pas exécuté l’ordre, ont inventé des prétextes pour gagner du temps ou ont avancé des réserves sur l’opportunité de l’initiative. Mais Brocherel n’a pas su saisir les sentiments de ses compatriotes. Ces considérations peuvent paraître impitoyables :quand on parle de quelqu’un qui n’est plus on tend à survoler sur certaines zones d’ombre de leur vie pour mettre plutôt en évidence ce qui est plus en syntonie avec les valeurs de l’époque du biographe. Mais sa connivence avec le fascisme a été tellement évidente que nous ne pouvions pas la considérer comme un petit accident de parcours.
Malgré cela, nous devons beaucoup de choses à Brocherel et son œuvre mérite d’être étudiée, surtout dans le domaine de la culture matérielle. La revue « Augusta Praetoria », la première série surtout, reste une expérience précieuse pour la qualité des contributions, le souffle européen qui l’inspire, le nombre des collaborateurs illustres et la nouveauté qu’elle a représenté dans les milieux culturels. L’activité de Brocherel a certainement profité à notre artisanat typique et fait connaître à l’Italie et au monde quelques unes de nos traditions. Son parcours humain et professionnel est par contre difficile à comprendre. Personnalité souvent « excessive » dans ses prises de position, plutôt conformiste vu son aplatissement devant le pouvoir, il a contribué à fossoyer ce que, pourtant, il aimait profondément, sans s’en rendre vraiment compte . Il a payé tout cela par l’isolement auquel les intellectuels valdôtains de l’après guerre l’ont condamné. Mais en réalité, il a toujours été un isolé ; seul amateur d’ethnographie en Vallée d’Aoste pendant plus de trente ans, il n’a eu ni collègues ni élèves.

Notes

Notes
1 Gorret Amé, Autobiographie et écrits divers, par les soins de Lin Colliard, Administration Communale de Valtournenche,1987
2 Le Duché d’Aoste du 5 octobre 1898
3 L’œuvre de Joseph-Siméon Favre « Voyage autour d’un artiste », Musumeci, Aoste, 1972
4 Cet important travail sera publié par Lin Colliard dans le premier v0lume de «  Recherches sur l’ancienne liturgie d’Aoste », Imprimerie Marguerettaz, Aoste, 1969
5 Barberi Sandra, Jules Brocherel, alpinismo, etnografia,fotografia, e vita culturale fra ottocento e novecento, Priuli e Verlucca, Ivrea (Torino), 1992
6 Cette technique d’enquête s’adaptait au projet de Van Gennep qui couvrait toute la France mais appliquée à un territoire réduit comme le nôtre elle a donné comme résultat des informations fragmentaires, souvent hors contexte et relativement pauvres.Il est intéressant de constater comment les dialectologues, à partir de Jules Gilliéron en 1881,ont abbandonné les enquêtes par correspondance et qu’avec Jacob Jud et Karl Jaberg en 1919, pour l’Atlas Italo-Suisse se sont ouverts à l’ethnographie, recueillant les information directement auprès du témoin.Les relevés de Paul Scheurmeier sont dans ce sens exemplaires.
7 elle procède lentement parce que je dois me rendre sur les lieux, ce qui requiert du temps et des dépenses non indifférentes. Les informateurs de bonne volonté sont rares, leurs réponses sont fragmentaires et ne correspondent pas au concept directif de mes enquêtes.
8 Voir Barberi Sandra. Note n. 5
9 Dans sa réponse au linguiste P.S. Pasquali du 21 mai 1932, Brocherel écrit “E bene che lei sappi che il Nigra villeggiò in Valle d’Aosta, e segnatamente a Courmayeur, parecchi anni di seguito dopo il 1900. Egli dedicava alcune ore al giorno ad arricchire il suo vocabolario dialettale;l’abate Henry, Cerlogne e lo scrivente furono fra i suoi collaboratori.Rammento benissimo che egli aveva raccolto migliaia di schede;su ogni scheda era accuratamente registrata la storia linguistica di ogni vocabolo,etimologia,differenze lessicali e sfumature fonetiche osservate da un paese all’altro della Valle.”Ce travail de Nigra n’a jamais été édité et probablement il est allé perdu. Trad. ; Il est bien que vous sachiez que Nigra séjourna en Vallée d’Aoste, à Courmayeur notamment, pendant plusieurs années après 1900. Il dédiait quelques heures par jour à enrichir son vocabulaire dialectal ;l’abbé Henry, Cerlogne et moi même fûmes parmi ses collaborateurs. Je me souviens très bien qu’il avait rédigé des milliers de fiches ; sur chaque fiche il écrivait avec soin l’histoire linguistique du mot, son étymologie, les différences lexicales et les nuances phonétiques observées dans les différents villages de la Vallée.
10 “Ho trovato l’informatore, che si chiama Garin Emilio, il quale, oltre al dialetto di Aosta conosce anche quello di Arvier, e risparmierà il disturbo di andarvi.” Trad. :J’ai trouvé l’informateur, il s’appelle Garin Emile ; en plus du dialecte d’Aoste il connaît celui d’Arvier, ainsi vous ne devrez pas vous déranger pour vous y rendre.
11 “Essendo io originario di Courmayeur,conosco perfettamente il dialetto locale, e ritengo di essere in grado di servire anche se la mia istruzione è un po’ superiore alla elementare” Trad, :Etant originaire de Courmayeur, je connais parfaitement le dialecte local et je crois être à même de vous aider bien que mon instruction soit un peu supérieure à celle élémentaire.
12 Par exemple, il emploie le terme francoprovençal et encadre correctement le patois valdôtain dans les parlers romans. Cerlogne n’a jamais utilisé le mot francoprovençal bien qu’il devait le connaître.
13 Dans le dernier chapitre, où il traite du fascisme, il écrit : « …La situation empira soudain lorsque, à l’horizon de la politique italienne, le brouillard étouffant du fascisme surgit…Le régime de bureaucrates improvisés n’eut rien de plus pressé que de déployer son zèle à la démolition de cette aberrante et exotique façade. La xénophobie galliciste ne connut plus de bornes…Une telle cuisante mortification ne risque pas d’être jamais oubliée… »
14 A proposito della versione in italiano dei nomi in francese dei comuni valdostani, in « Le Alpi » rivista mensile del Centro Alpinistico Italiano,N.1-2 novembre-dicembre 1941 Trad. Sans aucun doute, la toponymie doit s’adapter à cette forma mentis particulière d’italianité vibrante en se dépouillant des incrustations gauloise qui encore résistent.

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Rimailles de clocher en Vallée d’Aoste https://betemps.eu/rimailles-de-clocher-vallee-daoste/ Tue, 10 Jan 2017 16:11:40 +0000 https://betemps.eu/?p=418 Alexis Bétemps, dans Le Monde Alpin et Rhodanien, 3-4 trimestre 1988, Grenoble Ces “moqueries” ont été collectées vers la fin des années soixante, auprès des élèves de l’école moyenne de Châtillon. Ces enfants, âgés de onze à quatorze ans, étaient hôtes du pensionnat Gervasone et venaient des différentes communes de la Vallée. La collecte n’a […]

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Alexis Bétemps, dans Le Monde Alpin et Rhodanien, 3-4 trimestre 1988, Grenoble

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Alexis Betemps

Ces “moqueries” ont été collectées vers la fin des années soixante, auprès des élèves de l’école moyenne de Châtillon. Ces enfants, âgés de onze à quatorze ans, étaient hôtes du pensionnat Gervasone et venaient des différentes communes de la Vallée.

La collecte n’a certainement pas été exhaustive puisqu’on peut dire que, pour chaque commune (peut-être pour chaque hameau), il y a des moqueries lancées par les voisins et, la plupart du temps, par des voisins proches.

Ces rimailles – pour reprendre le terme du folkloriste belge A. Doppagne(1)A. DOPPAGNE, « Le blason populaire en Famenne », in Contribution au renouveau du folklore en Wallonie, vol. IV, 1966, L’habitation traditionnelle à l’heure de l’aménagement du territoire, ministère de l’éducation et de la Culture, 1970., qui s’est attaché à classer les éléments de ce qu’on appelle traditionnellement le blason populaire – nous fournissent assez souvent, en incipit, l’appellation ethnique (le gentilé), parfois affublée d’un suffixe plus au moins péjoratif (cf. Sarre, Sarrolayes, Moron, Moronayes…). Et même le suffixe ethnique le plus banal en – enc (-èn, àn) semble revêtir parfois cette connotation péjorative. Mais ces rimailles nous livrent très rarement le sobriquet proprement dit : « Arnayot (habitants d’Arnad), péccasayot (mange-sauterelles) ».

Le sens de ces moqueries n’est pas toujours évident et, souvent, c’est l’exigence de la rime ou de l’assonance qui attire le quolibet : il va de soi que les habitants de Pontey (Ponteysans) n’ont pas tous les cheveux noirs et le visage blanc (cf. n° 12). Il suffit d’ailleurs à ceux de Verrayes de s’appeler Verrayons pour avoir la même “tête noire”, mais le “museau long” (cf. n° 40).

Parfois la moquerie du voisin déclenche une réponse des populations concernées qui la reprennent et, avec de petits changements, en renversent le sens (cf. n° 47 : « Châtillon, petite ville, grand renom »).

Les caractéristiques géographiques du lieu, bien entendu, n’échappent pas, dans un pays de montagnes, aux lazzis. Les pauvres Ponteysans reçoivent ainsi du bon Dieu un soleil qui fonctionne par tout ou rien : absent pendant quatre mois d’hiver, il reste plus longtemps qu’ailleurs en été (cf. nos 29 et 26).

Les productions du terroir et de l’industrie des habitants ne sont pas non plus épargnées. Ceux qui, bien situés à l’adret, comme Arnad, produisent du bon vin,ne se mélangent pas avec ceux d’Issogne, qui « boivent du vin de pomme » (cf. n° 1). Ceux dont la “richesse” repose sur la production de sabots, comme Ayas (cf. nos 2 et 45), sont, par dérision, “pleins d’esprit”66.

On remarquera que certaines de ces rimailles ne font que lister les travers attribués aux habitants de la commune moquée. Certaines sont organisées comme de véritables petits itinéraires (cf. n° 28), ou inventaires (nos 14, 7) narratifs, quand elles ne sont pas de véritables micro-randonnées facétieuses (nos 15, 24).

Il serait difficile d’établir une cartographie qui reflète des tendances générales pour le Val d’Aoste sur la base de ces seuls matériaux : nous appelons d’autres réponses. Nous noterons simplement que, sur la vingtaine de communes enquêtées, quinze sont à la fois moqueuses et moquées, et cinq semblent uniquement moqueuses(2)Jovençan, Rhêmes-Saint-Georges, Saint-Christophe, Saint-Nicolas, Villeneuve.. Il ne reste que douze villages cités par nos informateurs qui ne nous ont pas fourni pour l’instant de moquerie(3)Antey, Arvier, Avise, Brusson, Courmayeur, Fénis, Issogne, Ollomont, Quart, Saint-Pierre, Sarre, Valgrisenche. : ce constat est, en quelque sorte, un petit défi que nous leur posons…

Les rimailles sont données, avec leur numéro, selon l’ordre alphabétique des communes moqueuses enquêtées (les indications qui suivent le nom de celles-ci renvoient à la carte). On trouvera en fin d’article l’index des communes moquées.

    1.  Bèi lo vin di pomme… Bois le vin de pommes… tsi d’Arnà son pa d’Issogne. ceux d’Arnad ne sont pas d’Issogne(4)Arnad, commune située à l’adret, produit du bon vin ; Issogne, commune située à l’ubac, n’a presque pas de vignes.. (Arnad, J1)
    2. Ayàs, én pais Ayas, un pays pièn de tsôque et pièn d’esprit. Plein de “socques” (sabots) et plein d’esprit(5)À Ayas, on produisait des galoches et des sabots, ce qui était une source de revenus importante.. (Ayas, K1)
    3. Tsi de Brusson Ceux de Brusson mindjon la crohta et lachon lo bon. mangent la croûte et laissent le bon. (Challand-Saint-Anselme, K3)
    4. Nabiàn et Sizàn, À Nabian et à Suzan picon pan bian, on mange le pain blanc, à Tchatagnìe, à Châtaignière ihton de tehte nie, habitent des têtes noires, à Isolla, à Isollaz a l’est euna petolla. il y a une crotte de chèvre(6)Tous les lieux-dits sont des hameaux de Challand-Saint-Victor..(Challand-Saint-Victor, K4)
    5. Courmayeur, Courmayeur, peti ommo, gran bornar. petits hommes, grands criards. (Chambave, F1)
    6. Torgnolèn, Habitants de Torgnon, cu reuillèn, cul rouillé, trènta vatse sènsa fèn. trente vaches sans foin. (Chambave, F1)
    7. Pontésan, Les habitants de Pontey, yan lo clliotsì de biola, ont leur clocher en bouleau, lo bataillì de tôla, le battant en fer-blanc, l’inqueurà de boc blan le curé en bois blanc, et le-s-atre y son tcheu de bacàn. et les autres sont tous des rustres. (Chambave, F1)
    8. A Cuignon, À Cuignon(7)Hameau de Fénis., yòi que lo djablo ya fé lo cagnôn. où le diable a fait ses petits (litt. : petits de chien). (Chambave, F1)
    9. Tsambosar, Habitants de Chambave, yòi lo djablo ya fé le batar. où le diable a fait ses bâtards. (Chambave, F1)
    10.  Antésàn, Habitants d’Antey péquì ommo, petits hommes, tira la fan et tira la sèi. tirent la faim et tirent la soif. (Chamois, L2)
    11.  Tsandeprà, Champdepraz, tehta néra et cu forà, tête noire et cul troué, robatta dzu p’én pra roule dans un pré pe couèdre én gran de sa. pour cueillir un grain de sel. (Champdepraz, G1)
    12. Pontésàn Habitants de Pontey, du cu pésàn, cul pesant, téta née, moro blan. tête noire, museau blanc. (Châtillon, F2)
    13. Usselàn, Habitants d’Ussel(8)Hameau de Châtillon., londze corne et pocca lacé. cornes longues et peu de lait.(Châtillon, F2)
    14. A Tsamouèi ya cèn abitàn : À Chamois il y a cent habitants : nonateneui peutàn et eun san. quatre-vingt dix-neuf putains et un sain. (sic) (Ce dernier est le curé, ajoute-t-on.) (Châtillon, F2)
    15. Sarolèn, Sarolaye, Habitants de Sarre, “Sarrolayes(9)Assonance intraduisible.”, plèn lo cu de paye, plein le cul de paille, la paye l’a prèi fouà, la paille a pris feu, lo cu l’a to beurlà. le cul a brûlé. (Jovençan, E6)
    16. Moronaye, Habitants de Moron(10)Hameau de Saint-Vincent., pièn lo cu de paye plein le cul de paille et lo dzor di patrôn, et le jour de la fête patronale fon lo freucandô di moutseuillôn. font le fricandeau de moucherons. (Montjovet, G3)
    17. Tchenà, Tchénaillôn, Chenal(11)Hameau de Montjovet., habitants de Chenal, catro raviôn quatre navets lo dzor di patrôn. le jour de la fête patronale. (Montjovet, G3)
    18. Ehtaô, Estaod(12)Hameau de Montjovet. pièn de fô, plein de fous, outre pe lo caro de l’ehtô. dans le coin de l’étable. (Montjovet, G3)
    19. Séséràn, Habitants de Ciseran(13)Hameau de Saint-Vincent., gratta lan. gratte-planches. (Montjovet, G3)
    20. Provanèi, Habitants de Provaney(14)Hameau de Montjovet., pièn de pièi. pleins de poux. (Montjovet, G3)
    21. Rouelle, Ruelles(15)Hameau de Montjovet., ehquiapa écouéle. casse-écuelles. (Montjovet, G3)
    22. Arnayot, Habitants d’Arnad, pécca sayot. mange-sauterelles. (Montjovet, G3)
    23. Sèn-Vincèn, Saint-Vincent, bouna terra et gramo djèn. bonne terre et gens méchants. (Montjovet, G3)
    24. Saleurô, Saleurô, Salerod, Salerod, trente-nou de Saleurô, trente-neuf de Salerod son pa arreuvà à arotsé eun tso. n’ont pas pu arracher un chou. Lo peu fou de Marteunô Le plus fou de Martinod ya arotsi-lo lo promièi cou. l’a arraché du premier coup(16)Les villages cités sont des hameaux de Saint-Vincent. (Montjovet, G3)
    25. Pontésàn, Habitants de Pontey, cu pésan, cul pesant, téta nèye et moro blan, tête noire et museau blanc, leva la cova et fo lo can. lève la queue et fous le camp(17)On dit la même chose des habitants d’Antey “Antesàn” et de Fénis “Fénisàn”.. (Pontey, F5)
    26. Pontèi, Pontey, pocca de solèi, peu de soleil, ya prou de vernèi assez d’aulnes pe s’etsaoudé le-s-artèi. pour se chauffer les orteils. (Pontey, F5)
    27. Vagreusèn, Habitants de Valgrisenche, peucca ostie. mange-hosties(18)C’est-à-dire bigots.. (Rhêmes-Saint-Georges, D3)
    28. Si passô à l’Adré, Je suis passé à l’Adret, diâon tcheut lo tsapelet, ils récitaient tous le chapelet, si passô à la Créta, je suis passé à la Crête, l’ian tcheut sènsa téta, ils étaient tous sans tête, si passô à Clleuseuleunna, je suis passé à Closelinaz, l’ayôn tcheut lo cu ver la leunna. ils avaient tous le cul tourné vers la lune(19)Tous les villages cités sont des hameaux de Roisan. (Roisan, B8)
    29. Bondjeu de Pontèi : Bon Dieu de Pontey : o tot o rèn. ou tout ou rien(20)À Pontey, pendant quatre mois d’hiver, le soleil n’arrive pas, mais en été il reste plus longtemps qu’ailleurs.. (Saint-Christophe, E9)
    30. Alomoèn, Habitants d’Ollomont, quatro djablo pé én tsavèn. quatre diables dans un panier. (Saint-Denis, F6)
    31. Sèn-Diì, Saint-Denis, yo lo djablo ya fé lo ni. où le diable a fait son nid. (Saint-Denis, F6)
    32. Le trèi comae de Ponté Les trois commères de Pontey qui se mìon pe lo dèi. qui se tirent par les doigts. (Saint-Denis, F6)
    33. Saro, djablo, Sarre, diable, ou-te tchandjé eun pan veux-tu échanger un pain pe na seraille ? contre une serrure ? (Saint-Nicolas, C3)
    34. Aveusèn Habitants d’Avise, di cui pognèn, au cul pointu, léon la cua et féon lo tchouèn. lèvent la queue et font la crotte. (Saint-Nicolas, C3)
    35. Arvelù di eu pelù, Habitants d’Arvier, au cul poilu, quatro tatse rodze y cu. quatre taches rouge au cul. (Saint-Nicolas, C3)
    36. Lènta, Lèntané, Linty(21)Hameau de Saint-Vincent., habitants de Linty, gnénca bon à tchapé én lapén, même pas bons à attraper un lapin. (Saint-Vincent, G4)
    37. Sèn-Vincèn, Saint-Vincent, l’éve la vèndèn à chu d’Ayas, l’eau nous la vendons à ceux d’Ayas, lo bon vén no lo béyèn. le bon vin nous le buvons. (Saint-Vincent, G4)
    38. Sèn-Deé, Saint-Denis, quatro boteille sènsa vén. quatre bouteilles sans vin. (Torgnon, L4)
    39. Olomoèn, Habitants d’Ollomont, quatro montagne et cèn mayèn. quatre alpages et cent “mayens”(22)“Mayens” : alpages intermédiaires, “montagnettes”.. (Torgnon, L4)
    40. Véayôn, Habitants de Verrayes, téta nèye, moro lôn. tête noire, museau long. (Verrayes, F8)
    41. Sèndenô, pèndenô(23)Assonance intraduisible., Habitants de Saint-Denis, “pèndenô”, tchoon lo pae pe coundì tuent le père pour assaisonner les le tseu, choux, vèndon la mae pe payé vendent la mère pour payer les le taye. impôts. (Verrayes, F8)
    42. Sèndenô, Habitants de Saint-Denis, trènta borne o cu et po de trente troux au cul dezôn(24)Dezon : bouchon du bassin.. Et pas de bonde. (Verrayes, F8)
    43. Basta que basta, “Basta que basta”, qu’avoué la pâte on fé lo pan avec la pâte on fait le pain et on gave la fan pour assouvir la faim à tcheu le bacàn de Sètemiàn. de tous les rustres de Septumian(25)Hameau de Chambave.. (Verrayes, F8)
    44. Sèn-Piolèn, Habitants de Saint-Pierre, cu pougnèn, cul pointu, catro merde dedeùn eun tsavèn. quatre merdes dans un panier. (Villeneuve, C5)
    45. Ayassìn, o matin, Habitants d’Ayas, le matin, pièn de tsôque et de bon vin. pleins de “socques” (sabots) et de bon vin. (Non localisé)
    46. Le cagnar de Car. Les menteurs de Quart. (Non localisé)
    47. Châtillon, petite ville, grands cochons(26)Il n’y a pas de versions patoises. Ceux de Châtillon répondent : « Châtillon, petite ville, grand renom. ». (Non localisé)
    48. Entrevèn, Habitants d’Entrèves(27)Hameau de Courmayeur., dzènte vatse et rèn de fèn. belles vaches et pas de foin. (Non localisé)
    49. Grana, Granaye, Graines, habitants de Graines(28)Hameau de Challand-Saint-Anselme., pièn lo cu de paye, plein le cul de paille, mouro de couér, museau de cuir, danà à caro de l’infér. damnés au coin de l’enfer. (Non localisé)
  • Antey, L1: 10, 5
  • Arnad, J1: 1, 22
  • Arvier, C1: 35
  • Avise, A1: 34
  • Ayas, K1: 2, 37, 45
  • Brusson, K2 : 3
  • Challand-Saint-Anselme, K3 : 49
  • Challand-Saint-Victor, K4 : 4
  • Chambave, F1:9,43
  • Chamois, L2 : 14
  • Champdepraz, G1: 11
  • Châtillon, F2 : 13, 47
  • Courmayeur, A2 : 5, 48
  • Fénis, F3 : 8, 25

INDEX DES COMMUNES MOQUÉES

(Les chiffres renvoient au numéro de la rimaille)

  • Issogne, J5 : 1
  • Montjovet, G3 : 17, 18, 20, 21
  • Ollomont, B6 : 30, 39
  • Pontey, F5 : 7, 12, 25, 26, 29, 32
  • Quart, E8 : 46
  • Roisan, B8 :28
  • Saint-Denis, F6 : 31, 38, 41, 42
  • Saint-Pierre, C4 : 44
  • Saint-Vincent, G4 : 16, 19, 23, 24, 36
  • Sarre, E10 : 15,33
  • Torgnon, L4 : 6
  • Valgrisenche, D4 : 27
  • Verrayes, F8 : 40

Notes

Notes
1 A. DOPPAGNE, « Le blason populaire en Famenne », in Contribution au renouveau du folklore en Wallonie, vol. IV, 1966, L’habitation traditionnelle à l’heure de l’aménagement du territoire, ministère de l’éducation et de la Culture, 1970.
2 Jovençan, Rhêmes-Saint-Georges, Saint-Christophe, Saint-Nicolas, Villeneuve.
3 Antey, Arvier, Avise, Brusson, Courmayeur, Fénis, Issogne, Ollomont, Quart, Saint-Pierre, Sarre, Valgrisenche.
4 Arnad, commune située à l’adret, produit du bon vin ; Issogne, commune située à l’ubac, n’a presque pas de vignes.
5 À Ayas, on produisait des galoches et des sabots, ce qui était une source de revenus importante.
6 Tous les lieux-dits sont des hameaux de Challand-Saint-Victor.
7 Hameau de Fénis.
8 Hameau de Châtillon.
9, 23 Assonance intraduisible.
10, 13, 21 Hameau de Saint-Vincent.
11, 12, 14, 15 Hameau de Montjovet.
16 Les villages cités sont des hameaux de Saint-Vincent.
17 On dit la même chose des habitants d’Antey “Antesàn” et de Fénis “Fénisàn”.
18 C’est-à-dire bigots.
19 Tous les villages cités sont des hameaux de Roisan.
20 À Pontey, pendant quatre mois d’hiver, le soleil n’arrive pas, mais en été il reste plus longtemps qu’ailleurs.
22 “Mayens” : alpages intermédiaires, “montagnettes”.
24 Dezon : bouchon du bassin.
25 Hameau de Chambave.
26 Il n’y a pas de versions patoises. Ceux de Châtillon répondent : « Châtillon, petite ville, grand renom. »
27 Hameau de Courmayeur.
28 Hameau de Challand-Saint-Anselme.

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Entre ciel, terre et eau https://betemps.eu/fornet/ Sun, 08 Jan 2017 20:41:32 +0000 https://betemps.eu/?p=406 Entre ciel, terre et eau Interview à six fornerains, Imprimerie la Vallée, Aoste, 2002 Il y a cinquante ans déjà, se passait un événement extraordinaire, tout à fait nouveau dans les annales séculaires de l’histoire valdôtaine, sous-évalué par les contemporains déjà fortement secoués et perturbés par la guerre qui venait de se conclure et par […]

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Entre ciel, terre et eau

Interview à six fornerains, Imprimerie la Vallée, Aoste, 2002

Il y a cinquante ans déjà, se passait un événement extraordinaire, tout à fait nouveau dans les annales séculaires de l’histoire valdôtaine, sous-évalué par les contemporains déjà fortement secoués et perturbés par la guerre qui venait de se conclure et par les remous et les espoirs successifs. Imbus de cette acceptation diffuse d’un progrès irrépressible et, il faut le reconnaître, souhaité, les Valdôtains n’ont jamais vraiment compris le drame vécu par la communauté de Valgrisenche quand  les habitants du quartier de Fornet durent abandonner à tout jamais leurs demeures ancestrales pour faire place au progrès qui, pour l’occasion, avait pris le semblant d’un barrage gigantesque, le plus grand d’Europe, disait-on à l’époque. Faire de l’ironie sur l’optimisme généralisé de ces années, s’en prendre avec la myopie des décideurs du moment, avec l’inconscience et la mauvaise foi de certains hommes de l’époque, étrangers ou Valdôtains, serait, de nos jours, trop facile et, de plus, inutile.

Malheureusement, la communauté de Valgrisenche ne se reprendra plus de l’amputation subie, celle d’une tierce entière, celle d’amont, importante et particulière. Importante parce qu’elle représentait la jonction naturelle avec les alpages et les cols vers la Savoie et le val de Rhêmes, et particulière parce qu’elle avait une physionomie culturelle originale, reconnue, dont on se moquait gentiment parfois, mais qu’au fond on enviait. D’autres crises successives, plus générales, concernant la Vallée d’Aoste entière et l’agriculture de montagne en particulier, disperseront encore davantage la population de Valgrisenche et achèveront la décadence économique de la communauté dont les chances, pour un développement touristique à venir, avaient été compromises par la maladroite intervention des hommes et par leur convoitise disproportionnée.

Mais le souvenir de Fornet et de sa tierce est certainement celui qui a marqué le plus, et parfois hanté, tous ceux qui avaient vécu ce moment de crise.

Enfant de moins de dix ans, hôte fidèle de mes grands-parents de Valgrisenche pendant l’été et pendant toutes les fêtes commandées, j’ai vécu ce traumatisme à travers les paroles de mes tantes et oncles, des voisins de Ceré, des enfants comme moi, avec qui je passais une partie de mon temps. Ma famille n’avait pas été touchée directement mais l’événement m’a tout de même marqué et il demeure toujours bien vivant dans ma mémoire.

On n’oublie pas Fornet. Surtout si l’on est Fornerein.

Cinquante ans après le départ forcé, il a suffi de mettre ensemble six anciens habitants de la tierce d’amont, pour passer trois heures ininterrompues à rappeler les gens, les lieux, les coutumes, les règles sociales, les croyances de l’ancienne communauté de Fornet. Et ils auraient pu continuer encore, sans se répéter, sans s’ennuyer, avec plaisir et émotion, avec une complicité mûrie par des siècles de vie commune, avec des allusions, des non-dits que seulement les gens de là-haut peuvent saisir pleinement, dans toutes leurs nuances.

Les extraits transcrits de l’enregistrement de cette rencontre de six fornereins dans la maison hospitalière de Sylvain Bois, tout en étant par force de choses fragmentaires, nous introduisent discrètement dans cet univers culturel dispersé, peut-être un peu mythifié par le temps, mais encore si vivant, si captivant, si émouvant, si riche en enseignements.

Une histoire exceptionnelle se dégage de ces témoignages, faite de ciel, de terre et d’eau.

Le ciel, avec sa spiritualité, est toujours présent dans l’évocation que les témoins font des prières collectives du mois de mai, du long trajet dominical pour rejoindre l’église et le retour joyeux fait de chansons, de la foi illimitée dans les pouvoirs du saint patron de Beauregard, saint Ours, de la recherche anxieuse, quand il faut tout abandonner, d’une nouvelle patrie, d’un nouveau terroir, où la présence d’un clocher non loin de la maison est une condition essentielle…

La terre est sous le ciel et elle est faite de gens, d’animaux, de choses et de travail : c’est l’enfant qui ramasse le bois mort avec grand- mère, la jeune fille qui tricote à dos de mulet, les vaches en bois sculptées par les enfants, le cordonnier ambulant qui s’invente des travaux pour ne pas repartir, l’institutrice qui remplit sa hotte de grenouilles, l’enfant avec son sac de châtaignes, étrenne du jour de l’an, la vieille dame qui refuse de croire à la construction du barrage.

Tout ce monde sera recouvert, usé, déformé, meurtri, bouleversé, presque effacé par l’eau, don du ciel et du démon, bénéfique et maléfique à la fois : l’eau qui arrose les prés, qui lave les enfants dans la tine et qui fait marcher la scierie ; l’eau qui gèle en hiver et oblige les femmes à faire leur lessive dans la Doire mais qui permet, en même temps, l’usage de la luge pour le transport et l’amusement des enfants ; l’eau qu’on mesure, canalise, endigue et exploite pour le bonheur de populations lointaines et le malheur de ceux contraints à l’exil ; l’eau qui recouvre, enfin, les maisons abandonnées, les prairies fleuries, les murets des champs et les clochers des chapelles mais qui se révèlera une épée de Damoclès, un danger terrible, pour ceux-là mêmes qui l’avaient défiée et qui avaient fait recours à tous les moyens pour s’en emparer.

Et finalement, ce sera l’eau qui vaincra la présomption et l’arrogance, humiliant ceux qui auraient voulu la contraindre et reconnaissant ainsi, implicitement, le bon droit des fornereins. Malheureusement trop tard.

Alexis Bétemps

Interview réalisée par: Alexis Bétemps le 11/4/ 2002, à Aoste chez Sylvain Bois.

Témoins :

Bois Louis de Gino (BL), né à Valgrisenche en 1936, résidant à Pontey

Bois Nathalie (BN), née à Valgrisenche en 1929, résidant à Valpelline

Béthaz Philippine (BP), née à Valgrisenche en 1926, résidant à Champrotard de Villeneuve

Béthaz Judith (BJ), née à Valgrisenche en 1925, résidant à Champrotard

Béthaz Amato (BA), né à Valgrisenche en 1933, résidant à Champrotard

Bois Sylvain (BS), né à Valgrisenche en 1915, résidant à Aoste

BA Sèn todzor restà catchà tan i mèntèn di soldà que di-z-ovré

(Nous étions toujours entourés de soldats et d’ouvriers)

BL Me rappello que can l’é-t-arrevéye su la camionetta de Scavarda, no siàn a l’azile…de l’azile sèn tcheu chortì…no siàn an djéizéya outor de seutta camionetta a vére comme l’ie féite perqué te n’èn véjé maque euna va savèi can

(Je me rappelle quand la camionnette de Scavarda(1)Nom de l’entrepreneur qui venait d’achever la route carrossable qui reliait Valgrisenche à la vallée principale. est arrivée la première fois, nous étions en pension…Nous sommes tous sortis de la pension…Nous étions une dizaine autour de la camionnette pour voir comme elle était faite parce qu’on en voyait seulement une de temps en temps, et jamais à Valgrisenche.)

BN Lé fornerèn allavon ba a messa é can passavon su, lé sion todzor réunì é tsantavon, tsantavon canque lo nat, canque miéi-nat. Tsanté paré, n’i jamé pi sèntì tsanté. Lamavon bièn tsanté é sèn féyave l’armonia dou paì.

(Les habitants de Fornet descendaient pour la Messe et quand ils remontaient, ils étaient toujours en groupe et ils chantaient jusqu’au soir, jusqu’à minuit. Je n’ai jamais plus entendu chanter ainsi. Ils aimaient bien chanter et ça favorisait l’harmonie dans la communauté.)

BL Lo mèi de méi allijàn ou tsapelet a Borgar, perqué l’ie-pi la tsapalla étô dou Sevèi perqué no ou Sevèi n’ayàn pa de tsapalle. Lé, n’ayé totta la fameuille de lavôn Edouar que tsantave. No-z-atre…No, no siàn doze pi eun, la tanta, eun fameuille, mé n’ayé pa eun bon a tsanté. La mamma tchéica…

(Au mois de mai, nous allions à Beauregard pour le chapelet, la chapelle de Beauregard était aussi la nôtre puisque nous n’en avions pas au Sevey. Là, il y avait toute la famille de l’oncle Edouard qui chantait… Nous, en famille, nous étions douze, treize avec ma tante, mais il n’y en avait pas un avec la voix pour chanter ! Maman, peut-être…)

BL Can no siàn ou méicho, foua de la période de l’icoulla, lo mateun t’allave eun tsan é la dèi-noua étô…Euntre lé dou momàn, t’ayé lo tèn d’allé féye eun paqué de bouque, coillé lo llet, lo bouque tri, sèn que lé lavèntse l’ayàn portà ba, pe possèi aviéi lo fouà. Mamma-gran é mé, tchica pe cou, se fiave lo tri pe to l’iveur.

(Quand nous étions à la maison, quand il n’y avait pas d’école, le matin, on allait paître et l’après-midi aussi…Entre les deux, on avait le temps d’aller préparer un paquet de bois, ramasser le menu bois, ce que les avalanches avaient descendu, pour pouvoir allumer le feu. Grand-mère et moi, un peu à la fois, on préparait le menu bois pour tout l’hiver.)

BL Dze sio eun tsan avoué ma seròou, dz’ayò ouet an, ma seròou, salla que ara l’é ou Madagascar, n’ayé chouéi. No sian su a…euntre Boure é lo Sevèi, ara lo nom dou pra me veun pa…eun véi no-z-é-t-alla ba ou mèntèn di-z-almàn que l’ion eun trèn de yérì su…mé n’ayò pouéye: pa issà bon d’allé ba…Llé, a chouéi-z-an, l’é partia totta soletta, l’é-t-alléye ba, l’a ramassà si véi, l’a porta-lo su,gneun l’a pa fa-lèi rèn

(J’étais au pâturage avec ma sœur, j’avais huit ans, ma sœur, celle qui actuellement est à Madagascar, en avait six. Nous étions à… entre Bonne et Le Sevey, je ne me souviens plus du nom du pré…quand un veau est descendu rejoindre les Allemands qui étaient en train d’avancer…Moi, j’avais peur : je n’ai pas eu le courage de descendre…Elle, à six ans, est partie toute seule, elle est descendue, elle a repris ce veau et elle l’a remonté, personne ne l’a touchée.)

BA Mé étô allavo eun tsan can dz’io petchou…allavo òoutre pe L’Illa, ba a l’Eunvermèi ( ?) é ba dézô,eun fase ou Sevèi, a pe pré léi…n’ayé eun quieurtì mé pa cllèndà…n’ayàn dave vatse tsataréle…de mèinà no siàn an bènda, todzor léi a dzoyéi…pa avèitchéi lé vatse, é lé vatse son-t-alléye ba, a si quieurtì. Apréi, yan su Mariutcha é di : « Te savisse, Amato ! La Djénia l’é totta nèye de maleusse! T’a lèichà alléi ba lé vatse ou quieurtì!” Mé ozavo paméi passéi pe le Sevèi…

(Quand j’étais enfant, moi aussi j’allais au pâturage… J’allais du côté de Lillaz, en bas à l’Eunvermey, en dessous, en face du Sevey, plus ou moins par là… Il y avait un jardin potager qui n’était pas protégé par une haie en bois…Nous avions deux vaches qu’on n’envoyait pas à l’alpage en été…Nous étions une bande d’enfants, toujours en train de jouer… Nous avons nègligé les vaches qui sont descendues au jardin. Après un moment, arrive Mariuccia et dit : « Si tu savais, Amato ! Eugenia est furieuse ! Tu as laissé paître les vaches dans son jardin potager ! ». Je n’osais plus traverser le Sevey…)

?? Me rappello que mamma-gran de Gino allave ya avoué de sac remassé lé fremillé, pe de llet, pe beutté dézô lé dzeleunne.

(Je me rappelle que la grand-mère de Gino partait avec des sacs pour ramasser les fourmiliers(2)On les prenait en automne, quand les fourmis s’étaient déjà cachées sous terre pour l’hiver., utilisés comme litière, dans le poulailler.)

BL No, d’iveur no restijàn ou bòou. N’ayàn euna cllènda euntre lé vatse é no. Pe no féye lo bèn, la mamma beuttave eun ridô, a eun anglle dou bòou, euna tsanna avoué l’éive dedeun.

(Nous passions l’hiver à l’étable. Une haie en bois nous séparait des vaches. Pour nous faire prendre le bain, maman tirait un rideau, dans un coin de l’étable, et nous mettait dans une tine pleine d’eau.)

??? Le mèinà dzoyavon a se catché, a la péra diavon. Allavon se catché deun lé retse di vatse, déré an meraille.

(Les enfants jouaient à cache-cache, à la péra comme nous disions. Ils allaient se cacher dans les mangeoires, derrière une paroi.)

BA D’iveur, yòou l’ie ‘nco tchica dret, cayavon d’éive, bajôn deur, pe colatté ba avoué lé soque dedeun si gaillôn.

(En hiver, où il y avait un peu de pente, on mettait l’eau (sur la neige) et on damait, Cela pour pouvoir glisser avec nos socques, sur cette sorte d’entaille de glace.)

?? Eun cou, l’an carèntedoù, l’a dzalà l’éive é no-z-a fallù allé to l’iveur, di Rèi tanque a sèn Jozé ba eun Djouéye lavé lé patteun

(Une fois, en 1942, l’eau a gelé et nous avons dû aller, pendant tout l’hiver, des Rois à Saint-Joseph, laver le linge dans la Doire.

?? Caroline féyave allé si melet yòou se voille, fayé savèi lo prènde. Caroline allave a tsevà, féjé lo tsòoussôn eun tornèn ba de Revéya, porté ba lé fontine, llé é Floméne de Mérì de Michel

(Caroline savait faire aller le mulet où elle voulait, il fallait savoir le prendre. Caroline allait à cheval en tricotant, en descendant de Revine(3)Alpage sur le versant gauche du vallon qui va vers le Col du Mont., d’où elle descendait les fontines, avec Philomène d’Emeric de Michel.)

?? Pappa l’ayé fa euna lleudze pe trèiné ba lo lasséi eun D’Eilliéze, lo mèi de mâs…beuttave lé brènde dessù… can l’eumpléyavon pa, prènjô salla lleudze, n’i ‘nco la fotografie, avoué Caroline…é totte dave dessù !

(Papa avait fait une luge pour porter le lait en Dès l’Eglise(4)Nom du chef-lieu de la commune, à une dizaine de kilomètres des villages les plus éloignés, le mois de mars…il la chargeait de hottes à lait…quand il ne l’utilisait pas, je m’emparais de la luge, j’ai encore une photographie, avec Caroline….Toutes les deux dessus…)

 BL Lé cornaille l’ie la premiéye baga que te féjé can te sayè eumpléyé lo coutéi…no siàn de fameuille tellemàn nombreuze que lé parèn l’ayàn pa lo tèn de te lé féye. O te le baillavon caque-z-amì ou qui l’ayé eun lavôn dzovéyo. Lé pi dzènte l’ion de reseleun, ou de dròouze… mé lé pi dzènte l’ion de reseleun.

(Les vaches en bois, c’était la première chose qu’on sculptait dès qu’on avait appris à se servir d’un couteau…Nous avions des familles tellement nombreuses que nos parents n’avaient pas le temps de nous les sculpter. Si tu ne savais pas les faire, ou tu avais des amis qui te les donnaient ou bien un jeune oncle. Les plus belles étaient en bois de rhododendron ou d’aulne de montagne… Mais les plus belles étaient en bois de rhododendron.)

??? Lé vioù, ou tèn de nousse parèn dzoyavon i botôn…de cou teriavon ya lé botôn di pantalôn, restavon sènsa botôn é leur mamma lé ruzave.

(Les vieux du temps de nos parents avaient joué aux boutons…parfois, ils arrachaient les boutons du pantalon, ainsi, ils restaient sans boutons et leur mère les grondait.)

??? No-z-atre n’ayàn-pi la montagne…No fayé yérì ba canque a la Lé de Tsamèn, canque a Rotsefor, euncontre i vatchéi que portavon su lé vatse. Fajé lé meréi su : leur tornavon ba. Si dzor lé, salle que allavon su l’ayàn de dzèn carà é l’aprà beuttavon battre salle vatse : a ! que féissa, que féissa !

(Nous avions l’alpage…Lors de l’inalpe, nous devions descendre jusqu’à la Lex de Chamin, jusqu’à Rochefort, à la rencontre des propriétaires des vaches habitant le fond de la Vallée et de leur troupeau. Les propriétaires nous les confiaient et rentraient chez eux. Nous devions les accompagner en haut. Ce jour-là, les vaches avaient des sonnailles superbes et l’après-midi nous les faisions combattre : quelle fête ! quelle fête !)

??? Me rappello can si alléye a la sèina d’an. No siàn partì mé Justèn. Sèn allà su eun Boure, to su pe si tsemeun que l’ie plèn de nèi. De Boure sèn allà ba é sèn allà canque ou Revéise ! Su eun Prayôn, su eun Seréi, su ou Plantéi …E n’ayàn-pi dave bourse pléye de tsassagne, n’ayàn pròou a féye a porté…Sèn tornà arrevé a mèizôn que l’ie nat !

(Je me rappelle quand je suis allée demander l’étrenne pour l’année nouvelle. Nous étions partis, Justin et moi. Nous sommes montés à Bonne, par ce chemin plein de neige. De Bonne, nous sommes descendus jusqu’au Revers(5)Le dernier village de Valgrisenche, celui plus en aval. Cela fait plus de 15 kilomètres ! ! Puis nous sommes remontés vers Prariond, Ceré, Le Planté…Nous avions deux sacs pleins de châtaignes, nous avions de la peine à les transporter…Nous sommes rentrés à la maison qu’il était nuit !)

Ll’ie eun ommo, de Dzerballa que féyave lo tor de totta Vagresèntse, Borgar é Lo Sevèi eun particulié, p’arrèndjé lé soque, pe féye de soque. Déziré, can arrevave su avouéi no, restave dou trèi BL mèis perqué euntre an baga é l’atra…Lé déréi tèn, l’ie bièn amì de mammagràn, tchica de parèn… adôn allave-pi tchertchéi lo paraplu p’arrèndjéi, de petchoude bague , to pe possèi s’arréisséi. A mé m’a fa étô de botte…Déjô alléi avouéi lé Salézièn é d’itsatèn no portavon eun mèis a la mer. No-z-an deu de no féye de sapèi p’alléi a la mer…n’èn fa féye lé sapèi a Déziré…l’a fa-lé ‘nco dzèn..mé llu, l’a betà-lèi lé cllou dézô ! Ba a la mer, ba pe seutte tsaréye d’Alassio…de Vallecrosia…eun fracas.

(Il y avait un homme, de Gerbelle, qui parcourait toute la paroisse, Beauregard et Le Sevey en particulier, pour faire ou réparer les socques. Désiré, quand il arrivait chez nous, il s’arrêtait trois mois, entre une chose et une autre…Les derniers temps, il était devenu bien ami de grand-mère, ils étaient même un peu parents…Alors, elle partait chercher des parapluies pour les faire réparer, et aussi d’autres petites choses, tout çà pour avoir le prétexte de s’arrêter encore…Il m’avait même fait des chaussures… Je devais entrer chez les Salésiens qui, en été, nous amenaient à la mer. Il nous ont dit de porter des sandales pour la mer…Nous avons donc demandé à Dèsiré de faire les sandales. Il les a faites belles mais il a mis les clous en dessous ! Et moi, à la mer, dans les rues d’Alassio…de Vallecrosia…un fracas !)

BA No n’ayàn la réisa. No ramassavon la laza é apré l’eumpléijàn pe beutté i sènlle.

(Nous avions une scierie hydraulique. Nous ramassions la résine des mélèzes et nous l’utilisions pour graisser les courroies.)

BA Su léi, n’ayé an groussa armonia euntre lé dzé..siôn todzor de bon umeur…tchica, no n’ayàn la réisa, pi n’ayôn lo bou…ll’ie an groussa collaborachôn pe tan de bague.

(Là-haut, une grande harmonie régnait entre les gens… Ils étaient toujours de bonne humeur… Nous, ma famille, nous avions une scierie et le taureau aussi…Il y avait une grande collaboration pour un tas de choses.)

BA N’ayé de fameuille assé organizéye…de ouet, djéi personne ou feunque de pi…féyavon la polenta, pi, eun dzor féyavon la sosa, le paste, eun dzor féyavon lo ris, eun dzor polènta é lasséi, polènta é lasséi bièn chovèn. La baze l’ion lé trifolle é la polènta… pan fromadzo é lo lassi.

(Il y avait des familles assez bien organisées…de huit, dix personnes ou même plus… Ils faisaient la polente, puis, le jour après des légumes cuits avec du lard ou les pâtes, un autre jour ils faisaient le riz, puis polente avec du lait, polente et lait c’était fréquent. Les pommes de terre et la polente étaient à la base de l’alimentation…pain et fromage, et le lait.)

??? No fijàn euncô bièn de trifolle…d’itsatèn, adôn, l’ie la polènta…se tchouéjé lé biche d’òoutôn, se féyavon tchica de sòouseusse, tchica de vianda, de fromadzo…la demèndze, la pasta…caque cou lo ris…E féjè eunco bièn de ris ou lassì.

(On préparait souvent les pommes de terre…en étè, c’était plutôt la polente… En automne, on tuait un mouton ou une chèvre, on faisait un peu de saucisses, un peu de viande, du fromage…le dimanche, des pâtes…parfois le riz…on faisait souvent le riz au lait.)

BA L’ayàn pa tcheut de vatse mé case, qui pocca qui bièn. Caqueun, de cou, l’ayé de fèye. Lé fèye l’ie la baga que salvave tchica…vegnavon ba d’òoutôn, lé fèye, é lo mèi d’otobre commènchavon a tchouéye lé fèye, dijavon lé beuchette, devàn que tchouéye la grèichéye ou féye de sòouseusse ou salle bague léi…caqueun l’ayé lo gadeun mé pa-pi tan de gadeun…

(Presque tout le monde avait au moins une vache. Quelqu’un, parfois avait des moutons. Le mouton venait toujours à notre secours…En automne, les moutons et les chèvres, qu’on appelait menu bétail, descendaient des pâturages en altitude et en octobre on commençait la boucherie familiale, plus tard on tuait la vache…quelqu’un avait aussi un porc…)

BL La demèndze, lo mateun, te féjé lo boillôn é te medjave lo boillôn devàn qu’alléi a Messa, é can te tornave su, te medjave-pi lo bollì avoué lé trifolle. La tsér se fiave d’iveur, eun cou pe senar, de cou gneunca.

(Le dimanche matin, on préparait le bouillon et on le mangeait avant de partir pour la Messe. En rentrant, on mangeait le pot au feu avec des pommes de terre cuites à l’eau. La viande, on la mangeait surtout en hiver, une fois par semaine, et encore !)

BA D’itsatèn féyavon achouétéi a cheumura…la beuttavon sètchéi, a eun sertèn momàn, lo mèi d’avrì, deun la garde-roba…pa tcheut, mé l’ie bièn l’abitude…apré fèyavon-pi lo boillôn avoué seutta tseur, la tseur forta, féyave lo boillôn blan.

(Pour l’été on préparait la viande à la saumure…on la faisait sécher, au mois d’avril, dans une pièce aérée…ce n’était pas pour tout le monde, mais l’habitude était bien celle là…On faisait le bouillon avec cette viande, la viande forte, c’était un bouillon blanc.)

BL Mon pappa allave beun a la tsasse mé n’i jamé vu-lèi porté rèn i méicho… se medjave lo san : lo san se féyave caillé, se copave a toc é se féyave frecachéi. De la béiche, se medjave tot, feunque lé coque.

(Mon père allait bien à la chasse, mais il n’a jamais rien porté à la maison… Par contre, on mangeait le sang : on le faisait cailler, on le coupait en tranches et on le fricassait. On mangeait tout de la bête, même les sabots.)

BL D’itsatèn ll’ie tchica de pezet, de fave, de pos, de gneuffe, de-z-ignôn, còouse, la salada…no eun fameuille no sopportijàn pas lo minestrôn perqué se féyave pa a moddo : mamma-gran l’ayé lo vicho de to beuttéi ba é can la pasta l’ie couéite l’ie to couet…mé la verdeura l’ie pa couéite.

(En été, il y avait des petits-pois, des fèves, des porreaux, des carottes, des oignons, des côtes, des salades…nous en famille n’aimions pas le minestrone parce qu’on ne savait pas le faire : grand-mère avait la mauvaise habitude de faire tout cuire en même temps et quand les pâtes étaient cuites, elle décidait que tout était cuit…mais les légumes n’étaient pas cuits.)

?? S’utilizave tchica l’eurba…lé vercoueugne, lé-z-ourtie, lé lèngaboù, lé sicorie, to sèn l’ie bon.

(On utilisai aussi les herbes …les épinards sauvages, les orties, la renouée bistorte, le pissenlit, tout cela était bon.)

BL Can t’allave eun tsan, d’òoutôn te lèichavon féye lo fouà perqué féjé fret … no allijàn robé caque trifolla, lé rave pa tan perqué no lamijàn pa, é no féijàn couéye deun la braza.

(Quand on allait paître, en automne, on nous permettait d’allumer un feu parce qu’il faisait froid…nous allions voler quelques pommes de terre, plus rarement les raves que nous aimions moins, et nous les faisions cuire dans les braises.)

BL E feméi lo llet ! Mé, me rappello eun cou, no siàn su eun Roché. La mamma l’ie su i Plantse a sarclléi lé trifolle. L’a vu de feun que allave òoutre é eun sé…can sèn arrevà ou méicho no-z-a baillà an lavà de téissa!

(Et nous fumions les aiguilles du mélèze ! Je me rappelle qu’une fois nous étions au Rocher. Maman était aux Planches en train de sarcler les pommes de terre. Elle a vu de la fumée qui allait par-ci, par-là…Quand nous sommes arrivés à la maison elle nous a donné une belle lavée de tête !)

BL Lé déréi-z-an, que l’ie-pi dza Pier dou Josef, que portave su la frutte ou que l’ie caque martchàn que la demèndze l’ie lé, su la plasse, apré la messa …sèn, lé déré-z-an…perqué, su léi de frutte n’ayé pa.

(Les derniers années, il y avait déjà Pierre de Joseph qui montait des fruits et aussi quelques marchands, le dimanche après la Messe, sur la place de l’église…c’ètait les dernières années… autrement, là-haut les fruits ça n’existait pas.)

BA Lo dzor dou patrôn féjaon de sambaillôn, tchica de dousse, la fiocca…la fiocca oué !

(Le jour de la fête patronale on batait des œufs avec du vin, quelques gâteaux, de la crème fouettée…oui, la crème fouettée !)

?? D’ouillo n’ayé pocca a sisse tèn lé, se beuttave feunque la crama pe la salada, eun tèn de guèra, perqué n’ayé pa d’ouillo pe beutté… de vérégo avoué tchica de veun breusque.

(A l’époque, il n’y avait pas beaucoup d’huile, parfois, on utilisait la crème pour la salade, pendant la guerre, quand on n’avait pas d’huile…le vin acide pour le vinaigre.)

BL Ou tèn de guèra, vardavon la sèiletta pe féye lo cafféi, l’ordzo…lo cafféi se féjé dedeun euna cassérola, devàn faillé lo beurléi.

(Pendant la guerre, on faisait le café avec l’orge…on le faisait dans une casserole, mais avant il fallait le brûler.)

?? Lo pappa portave ba eun queuntal de trifolle é portave su eun queuntal de tsassagne, veugnavon ba eunqueillà pe lo Grantouì.

(Papa descendait avec un quintal de pommes de terre et remontait avec un quintal de châtaignes, il allait du côté du Grand-Haury(6)Village de la commune d’Arvier, à quelques sept cents mètres d’altitude, au débouché de la Valgrisenche..)

BL Siàn a l’azille , Mé é Djordjo’ d’Imille no siàn eunsèmblo, contre a la coutse…é léi, baillavon de tsassagne dou cou, trèi cou pe an. No arrivaon a n’èn beuttéi ya an serta cantità é me rappello que se beuttavon dedeun an metara pèndua contre la coutse que tchoué lé mateun euna pe eun…pe totta la senar..,

(Nous étions en pension, Georges d’Emile et moi, nous avions les lits l’un à côté de l’autre…parfois, on nous donnait des châtaignes, trois fois par an. Nous en cachions une certaine quantité et nous les cachions dans une mitaine pendue au lit. Et tous les matins, une chacun, pendant toute la semaine…)

BL Tanta Caroline que l’ie métressa eun veulla l’ie bièn esperta pe prènde lé rèinoille…parjé avoué la brènda dou lassé…veunte.seun litre, é la portave pléya, deun la materà. I méicho… se medzavon…lo déré an de guèra ou djeusto apré la guèra que se trovave pa lo savôn, sèn allà coueillé lé rèinoille é n’èn fa lo savôn di rèinoille.

(Tante Caroline, qui était institutrice à Aoste, avait mûri une certaine expérience pour capturer les grenouilles…Elle partait avec la hotte pour le lait…vingt-cinq litres, et, en une matinée, elle la remplissait. A la maison…on les mangeait…La dernière année de guerre, ou tout juste après la guerre, quand on ne trouvait pas de savon, nous avons « cueilli » des grenouilles et nous en avons fait du savon.)

BL Mammagran l’a jamé créyù que la diga l’issan féte é l’a jamé voulù ammettre que déjaon la féye.

(Grand-mère n’a jamais cru qu’ils auraient fait le barrage et elle n’a jamais voulu admettre qu’ils devaient le faire.)

B.S. Usel Fransoué de Borgar, lèi diavon « lo Patriarche », deun lé-z-an trènta dijet, eun pènsèn ou patrôn de son veladzo, Sènt Or : « Sènt Or se lèiche pa moillé lé pià ! »

(Usel François, du Beauregard, surnommé « le Patriarche », dans les années 30, disait, en pensant au saint patron de son village : « Saint Ours ne se laissera pas mouiller les pieds !)

BJ L’an tan fèi de salle sonde…ou mèntèn di pra, beuttavon ba si pa veuro de mètre a fon salle sonde.

(Ils ont tellement fait de carotages…au beau milieu des prés, je ne sais pas jusqu’à quelle profondeur.)

BA De puis n’ayé tsaque seuncanta métre a peu pré, su i Plan de Sepleun, su i Sevèi…leur l’ayàn fata de la sabbla pe la diga é louyôn savèi devàn comme l’ie salla sabbla… perqué se fayé fé yérì su la sabbla de dézô l’ie différènta la questchôn…l’ayàn dza féi-nèn devàn la guèra…todzor pouéye que lé vatse, lé mèinà fissan tséizù dedeun.

(Ils avaient fait des puits tous les cinquante mètres à peu près, au Plan de Suplun, au Sevey…Ils avaient besoin de sable pour construire le barrage et ils voulaient vérifier au préalable la qualité du sable… parce que s’il fallait monter le sable de la vallée principale, la question se posait d’une manière différente… Ils avaient déjà carotté avant la guerre… Nous craignions toujours que les vaches ou les enfants tombent dedans.)

BL Can costruijàn la « teleferica » que de Levrogne arrevave su eun Vagresèntse, l’ayon fa de pal eun bòouque adôn, perqué déjé isse an baga provizouéra salla…portavon lé corde…Mé me rappello d’avèi vu de file de-z-òouvréi, tchardjà, avoué tsaqueun eun roulô de salla corda que l’ie pléya de gra…siàn tcheu pouer de gra ! Déjàn féye de fateugue énorme.

(Quand ils étaient en train de construire le téléphérique qui, de Liverogne, arrivait à Valgrisenche, ils avaient préparé des poteaux en bois, parce que cela aurait dû être quelque chose de provisoire… Ils montaient des câbles…je me rappelle avoir vu des colonnes d’ouvriers chargés, chacun avec un rouleau de ce câble qui suintait le gras…Ils étaient tous sales de gras ! Ils devaient supporter des fatigues énormes.)

BS L’ayàn tcheut, depì dé-z-an, seutta préoccupachôn pe la costruchôn de si lac. Sènsa savèi rèn de sèn que se déjè féye…La populachôn l’ie eumprechoréye. L’an trèntesénque l’an commènchà, léi eun Marioulla : l’an fa eun puis de profondeur é eugn’atro dou coté de Boure…si pa tanque yòou son allà…Lé rèzultà, gneun de no-z-atre lé sayé pa. Apré, n’èn vu que n’ayé todzor eun jométre su nòousse terrèn. a mezeréi, sènsa no déye rèn. Apré no sèn appesù que mezeravon l’éive ou Sevèi.. Prégnavon la tèmpérateura é la mézeura. Aprè l’an commènchà lé travaille : l’an commènchà p’atseté lé propriété que l’ion fran nésessére. L’ion acossemà a violé lé propriété di-z-atre sènsa déye rèn. Devàn salle colosse que l’an lé-z-avocà, que son puissàn, lé dzé l’ayàn tchéica de timidità de s’oppozé…Leur, a la feun de l’an, convocavon tcheu salle que retegnavon l’isson fa-lèi de tor é baillavon eun petchoù susside, eun petchoù dedomadzemèn. So to dret devàn la guèra.

(Les gens avaient tous la même préoccupation, depuis des années : la construction du barrage pour faire un lac. Sans jamais avoir été informés sur ce qu’on pensait faire. La population était impressionnée… Ils avaient commencé en 1935, à Marioullaz : ils ont creusé un premier puits profond, puis un autre, vers Bonne… je ne sais pas jusqu’où ils ont creusé…personne d’entre nous ne connaissait les résultats. Nous constations qu’il y avait toujours un géomètre sur nos terrains en train de mesurer, sans nous donner d’explication. Enfin, nous avons compris qu’ils mesuraient l’eau, la portée de la Doire, au Sevey. Ils prenaient la température et le débit. Puis, ils ont commencé les travaux : ils ont commencé par acheter les propriétés strictement nécessaires pour les premiers travaux. Ils avaient l’habitude de violer la propriété des autres sans justifications. Devant ces colosses, munis d’avocats puissants, les gens étaient craintifs, avaient peur de s’opposer… A la fin de l’année, ils convoquaient tous ceux qui, d’après eux, avaient subi des dommages et ils leur donnaient une petite subvention, un petit dédommagement. Cela, tout juste avant la guerre.)

BN An compagne de no dijé : « De nat, allissàn lèi tapéi ba lé travaille que fan de dzor ! » Pe déye que tcheut l’ion eungravablo de devèi queuttéi lo paì é allé ya.

(Une amie à nous, enfant, disait : « Et si l’on allait démolir la nuit ce qu’ils construisent le jour ! ». Cela pour dire que tout le monde souffrait de devoir quitter le Pays et de s’en aller.)

BA Mé, me rappello que fran sèntù déye, n’io su eun montagne, su a La Béna…l’é-t-arrevà su lo pappa « Si cou l’é désidà ! » L’ie l’an carèntesat, lo mèis de juillet.

(Je me rappelle que j’ai appris que les travaux allaient commencer quand j’étais à l’alpage, à la Bénaz…Mon père est arrivé : « Cette fois c’est décidé ! » C’était en 1947, au mois de juillet.)

?? No, pappa l’a tan eusplecà-lèi que bastave féye lo canal, d’éive n’ayé pròou…é l’ayôn to fa lé canal devàn… mé l’an pa créyù : l’a fallù féye la diga !

(Papa leur a tellement expliqué qu’il aurait suffi de faire un canal, qu’il y avait assez d’eau…on avait bien fait des canaux avant….Mais ils ne l’on pas cru : il a fallu faire le barrage.)

BS Mé n’i vécù salla via di dzé que l’ayàn de préoccupachôn é que se dijôn euntre leur « Que voulon féye ? Sèn que no fan a no ? Se fiaon lo lac n’ayé beun de soluchôn euncô pe no!…” Adôn, n’èn commènchà a no convoquéi, a féye de réuniôn, tchica a Borgar é tchica a Forné…Dé reprézèntàn de la SIP son yérù a euna réuniôn é l’an sèntù nousse probléme. Leur predjavon bièn pocca. A la feun n’èn de-lèi: “ Vo-z-atre, sènque pènsade?” « No pènsèn qu’atsetèn, que no payèn…no, n’èn todzor l’arma de l’esproprio » Normalamènte pregnavon de terrèn é pa de veladzo euntcher é euna populachôn euntchéra. Sèn, l’ie l’an seuncanta…Mé é Gra d’Uzé sèn allà ba a la Vallée é no sèn fa resèivre pe lo prézidàn de la Vallée, Caveri. Llu l’a deut : « Lo décré d’esproprio mé dze l’i dza preste eunqueillà, dedeun lo terrèn, mé sèn-léi reste léi…Vo conseillo de féye eun consor, no no poueun vo-z-èidjé se vo féyade eun consor » Adôn sèn allà su, n’èn féi par i dzé de sèn que l’ayàn deut…l’ie pa-pi tan fasillo convèncre lé dzé a féi defèndre leur-z-euntéré a d’atre ! A la feun, mé si issà nommà secrétéro. N’èn écrì a la SIP pe déye que gneun poyé pamé traté personalamènte é que fayé passé a traver lo consor. N’èn ouver euna trattativa deun si sans : fayé avèitché la valeur di pra, di mèizôn é apréi, sèn que l’é issà grou, l’é que leur l’ayôn idà de maque prènde sèn qu’allave deun l’éive. No n’èn deu-lèi : « Na, na, pe no que déyèn allé ya é que déyèn tot abandoréi énque, fa trattéi su to lo bièn, canque su la poueunte di bèque ! » A sèntì sèn-léi, l’ayàn pamé tan voya…Sèn allà étô a Tigne perqué òoutre léi se féjè eun travaille similéro. Sèn allà òoutre Sezar Frasse, Edouar de Borgar, Jan-Battiste Bozôn, Gra d’Uzé é mé. Ooutre léi, leur l’ayàn-pi lé mémo probléme maque que la Sosiétà Nasionale allave-pi avoué la man tchica pezanta… Lé dzé se siàn tellamèn étsaoudà que l’an beurlà lo chantié, to beurlà é fa sòoutéi…Sèn tornà eun sé é n’èn continuà comme n’ayàn commènchà : eun pri onnéto que lé dzé l’ussan pu se sistéméi ailleur, que lé dzé sissan issà contèn, é salle pourparlé l’an durà dou-z-an. Apréi, n’èn vèndù sènsa tro de probléme. Lé dzé l’ion pa accossemà a vére de tseuffre avoué chouéi zéro é sèn lé-z-eumpréchorave tchica…

(J’ai vécu ce moment de préoccupation de la population. Les gens disaient entre eux : « Que veulent-ils faire ? Que feront-ils de nous ? S’ils pensent faire un lac, ils ont certainement envisagé une solution pour nous !… » Alors, nous avons pris l’habitude de nous convoquer, de nous réunir un peu à Beauregard, un peu à Fornet…Des représentants de la SIP(7)Società Idroelettrica Piemonte. Il s’agit de la société chargée de réaliser l’ouvrage. sont venus écouter nos problèmes. Mais ils parlaient très peu. A la fin, nous leur avons dit : « Que pensez-vous ? » « Nous pensons accepter. nous avons l’intention de payer…mais nous pourrions toujours vous exproprier. » en général, ils achetaient des terrains mais jamais de villages entiers, toute une population. C’était en 1950…Grat d’Usel et moi nous sommes allés à l’Administration régionale et nous nous sommes fait recevoir par le président, Sévérin Caveri. Il a dit : « Le décret pour l’expropriation est prêt, ici, dans mon tiroir, Mais il restera là…Je vous conseille de former un consortium : si vous le faites, nous pourrons vous aider. » Alors, nous sommes remontés et nous avons communiqué aux autres ce qu’on nous avait dit. Il n’a pas été facile de convaincre les gens à déléguer la défense de leurs intérêts à d’autres personnes. Pour en finir, j’ai été nommé secrétaire. Nous avons écrit à la SIP pour communiquer que personne n’aurait plus traité personnellement et qu’il aurait fallu passer à travers le consortium. Nous avons commencé à traiter sur la valeur des prés et des maisons. Le gros problème a été celui de les convaincre qu’ils ne pouvaient pas seulement acheter le bien qui serait submergé par l’eau : « Non, non…nous devons nous en aller, nous devons tout quitter : il faut prendre en considération l’ensemble de nos biens, jusqu’au sommet des montagnes ! » En entendant cela, leur entousiasme s’est appaisé… Nous sommes allés aussi à Tignes parce que là on était en train de faire quelque chose de comparable. Nous sommes partis, César Frassy, Edouard de Beauregard, Jean-Baptiste Bozon Grat d’Usel et moi. A Tignes, c’était le même problème et la Société Nationale procédait avec la main lourde…Les esprits s’étaient tellement échauffés qu’ils avaient brûlé le chantier et fait sauter… Nous sommes rentrés et nous avons continué les pourparlers comme nous les avions commencés : un prix honnête pour que les gens puissent s’installer ailleurs avec satisfaction. Ces pourparlers ont duré deux ans. Après la vente s’est faite sans trop de problèmes. Les gens n’avaient pas l’habitude de voir des chiffres avec six zéros et cela les avait assez impressionnés…).

BL De to lo méicho, pe sèn que l’é de la streutteura, n’èn pa portà ya rèn…maque la péra que l’ie dessù lo portal de l’euntrada de servicho, possèn déye… perquè l’èntrada prènsipala l’ie grossa, pouchàn passé lé vatse, lé melet…l’ie an péra dessù avoué euna écrita: 1885. E salla no l’èn euncô ara a Pontèi, que l’a porta-la ba lo pappa.

(Nous n’avons pas pu amener avec nous grand-chose, du bâtiment…rien que la grande pierre au dessus du portail de l’entrée de service, pour ainsi dire…celle de l’entrée principale était trop grosse, par là passaient les vaches, le mulet…C’était une pierre avec une date gravée dessus : 1885. Encore maintenant, cette pierre que mon père a porté avec lui on peut la voir à Pontey.)

??? Mé me rappello todzor lo déréi iveur que dzi passà su léi, l’an seuncantedoù…que dézolachôn ! Tcheu sion ya, tcheu sion ya ! L’é issà eun iveur terriblo, lon ! Lo pappa é mé no siàn solet, lé ou Borgar…Véjé pamé passé gneun.. N’ayé euncô su a Forné salle de Jozé de Gra.

(Je me rappellerai toujours du dernier hiver que j’ai passé là haut, l’an 1952…Quelle désolation ! Ils étaient tous partis ! Tous partis ! Ce fut un hiver terrible, long ! Papa et moi, nous étions seuls au Beauregard…On ne voyait plus personne. Il n’y avait plus que ceux de Joseph de Grat, à Fornet.)

BL Lo pappa travaillave dza a la SIP…llu l’ayé fa djé-z-an todzor provizouéro…No sèn allà a Pontèi perqué ou pappa l’an baillà-lèi lo travaille a Covaloù, a sa quilométre. Seconda baga, no can sèn allà ya no siàn a sénque a allé a l’écoulla, eun pe cllasse di-z-élémèntére…fayé tchertché eun post tchica protso de l’écoulla é protso dou travaille pe lo pappa é protso de l’éilléze… eun jénéral lé-z-écoulle son beun todzor protso de l’éilléze…eun méicho avouéi ‘nco tchica de campagne perqué no su n’ayàn lé vatse.

(Papa travaillait déjà à la SIP…depuis dix ans mais engagé à titre précaire…Nous nous sommes établis à Pontey parce qu’on lui avait donné du travail à Covalou, à sept kilomètres de Pontey. Deuxième chose, quand nous sommes partis nous étions cinq à fréquenter l’école primaire, un par classe…Il fallait chercher un endroit près de l’école, près du travail de papa et près de l’église…en général, les écoles étaient bien toujours près de l’église…une maison avec un peu de campagne aussi parce que nous, là-haut, nous avions les vaches.)

BS Siprièn, l’ie-t-allà òoutre pe Franse, pe la Savoué…eun cou m’a deut : « Te deré m’accompagné òoutre pe Chambérì vére de grandze… » N’èn passà lo col dou Mon é ba…No-z-an fa vére de grandze que l’ion assé euntéressante. Siprièn avèitchave todzor é demandave : « E lo clliotchéi.yòou l’é ? »

(Cyprien était parti faire un tour en France, en Savoie…Une fois, il m’a dit : » Tu devrais m’accompagner à Chambéry voir des fermes… » Nous avons franchi le Col du Mont et en bas…On nous a montré des fermes plutôt intéressantes. Cyprien regardait toujours et demandait : « Mais où est le clocher ? »)

BN Lo pappa dijé : «  Tro llouèn de l’éilléze mé avèitcho pa ». De cou. coussavon pa tan, belle grandze, mé l’ion écartéye, llouèn de l’éilléze. L’é ‘nco allà ba pe lo Piémôn…Apré eun Veulla, ll ‘ie Ansermèn Alber que l’a deu-lèi que n’ayé an grandze eun Vapeleunna…L’ie aper de l’éilléze, maque que l’an demandà cazi tcheu lé sou que n’ayavon…sèn beun contèn que l’a combinà léi… é apréi, voya ou pa, no-z-a fallù queutté Vagresèntse é sèn allà léi…mé lo queur l’é restà su… eun bon bocôn de queur é l’esprì.. l’é seuncant an que sèn léi é voualà.

(Papa disait : « Trop loin de l’église, je ne regarde même pas. » Parfois il y avait de belles fermes, même pas chères, mais elles étaient à l’écart, loin de l’église. Il était allé même au Piémont…puis, à Aoste, Albert Ansermin lui a signalé une ferme à Valpelline… Elle était près de l’église, mais on nous a demandé pratiquement tous les sous qu’on avait…Maintenant, nous sommes contents que papa ait pu trouver l’accord… bon gré, mal gré nous avons dû quitter Valgrisenche et nous établir là…Mais le cœur est resté là-haut…un bon bout de cœur et l’esprit…Nous sommes là depuis cinquante ans et voilà.)

BL Lo pappa, avoué sisse de Pontèi l’a tribulà an mia…Llu l’a jamé prédjà lo pontézàn…La mamma, eun pocca tèn prèdzave lo pontézàn.

(Papa a eu quelques problèmes à s’intégrer avec ceux de Pontey…Il n’a jamais appris le patois de Pontey…maman, par contre, en peu de temps a appris le pontésan.)

BN No, sèn que n’èn ayòou bon tèn l’é que Vapeleunna l’a lo patoué bièn sèmblablo a si de Vagresèntse.

(Pour nous, ça a été plus facile parce que le patois de Valpelline ressemble bien à celui de Valgrisenche.)

BL N’èn attacà a travaillé la veugne….n’ayàn jamé vu-la. T’allave avoué sitte, pouì t’allave avoué si-léi, apré eun atro cou t’ayé caqu’eun a la dzornà que t’eunsegnave..eun d’an magnie,l’atro d’eun atra magnie…de totte salle magnie te vegnave-pi foura lo teun… « Te dèi vardéi lon, lon, lon…te dèi vardéi eun mouéi de brot » L’atro dijé : « Na, na, te fa coppéi é lo vardéi lo pi basse possiblo » Can s’èn arrevà a Pontèi, lo premiéi an, n’èn fa trèi tsardze de veun…apréi, sèn arrevà a nèn féye sat.

( Nous nous sommes mis à travailler la vigne…nous n’avions jamais vu une vigne…Tu allais avec l’un, après avec l’autre, puis tu allais à la journée avec un autre encore qui t’enseignait le travail…l’un d’une manière, l’autre d’une autre…en mettant le tout ensemble, tu trouvais ton système… « Tu dois tenir le sarment long, long, long…tu dois garder plusieurs sarments » et l’autre disait : « Non, non, tu dois couper, garder le sarment court, le plus court possible ». Quand nous sommes arrivés à Pontey, la première année, nous avons fait trois hectolitres de vin…après nous sommes arrivés à en faire sept.)

BA Mé, me rappello euncora tcheu lé nom di vatse …sayaon lé nom di vatse de totte lé fameuille…

(Je me rappelle encore les noms de toutes les vaches…Nous connaissions les noms des vaches de toutes les familles.)

BN Caque cou, dze trouvo que…drolo de pènséi que veuro de meulle-z-an sarèn-t-issà de dzé ou Tsapì , ara éziste paméi lo veulladzo é eun que l’a pa vu-lo sa pa qué…

(Parfois, ça me fait… drôle de penser aux gens qui ont toujours habité au Chapuis depuis des millénaires… Maintenant le village n’existe plus et qui ne l’a jamais vu ne sait rien…)

Notes

Notes
1 Nom de l’entrepreneur qui venait d’achever la route carrossable qui reliait Valgrisenche à la vallée principale.
2 On les prenait en automne, quand les fourmis s’étaient déjà cachées sous terre pour l’hiver.
3 Alpage sur le versant gauche du vallon qui va vers le Col du Mont.
4 Nom du chef-lieu de la commune, à une dizaine de kilomètres des villages les plus éloignés
5 Le dernier village de Valgrisenche, celui plus en aval. Cela fait plus de 15 kilomètres !
6 Village de la commune d’Arvier, à quelques sept cents mètres d’altitude, au débouché de la Valgrisenche.
7 Società Idroelettrica Piemonte. Il s’agit de la société chargée de réaliser l’ouvrage.

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