La naissance de l’ethnologie comme science autonome et consciente se situe vers le milieu du XIXe siècle.(1)J’utiliserai, dans mon texte, les mots ethnologie, ethnographie et anthropologie culturelle dans l’acception de Claude Lévi-Strauss laissant à côté d’autres définitions et sans entrer dans des débats terminologiques. Selon Lévi-Strauss, anthropologie, ethnologie et ethnographie ne sont ni des disciplines séparées ni des façons différentes de concevoir la même discipline. Ces trois mots indiquent au contraire trois phases de la même recherche. L’ethnographie s’occupe de l’observation et de la description des groupes humains et de leurs particularités dans une optique plutôt monographique ; l’ethnologie est l’étude comparative des documents rassemblés par les ethnographes ; l’anthropologie, s’appuyant sur les deux phases précédentes, s’occupe de l’homme dans le sens large du mot, dans un dialogue suivi avec toutes les disciplines qu’on définit « sciences humaines » (l’histoire, la linguistique, la psychologie, la sociologie, la philosophie…)

La Société Ethnologique Américaine est fondée en 1839, suivie de son homologue française en 1842 et de celle de Grande-Bretagne de 1843.

Mais en réalité, la pensée ethnologique est beaucoup plus ancienne. La naissance d’une science n’est que le sceau final d’un parcours qui en a défini les contours et testé l’utilité. L’ethnologie n’est donc pas née avec les associations mais elle «est née avec la découverte d’autrui et l’acceptation de l’homme en tant que semblable et autre tout ensemble»(2)Poirier Jean, Histoire de la pensée ethnologique, in Ethnologie générale, Collection La Pléiade, Gallimard, 1968.

Tout lettré, historien, économiste, géographe ou naturaliste qui dans ses oeuvres a traité de l’homme sous cet aspect, a été, de quelque manière un ethnographe ante litteram, voire un ethnologue. Dans l’antiquité classique, des écrivains tels qu’Hérodote, Pline le Vieux, Polybe ou Tacite nous ont légué des descriptions précieuses des moeurs de communautés qui leur étaient étrangères ou familières, avec une attention particulière pour les différences. Ils n’étaient pas des ethnographes, ne fut-ce que parce qu’ils n’en avaient pas conscience, mais ils restent cependant des références précieuses pour les ethnologues de nos jours.

Ainsi, pour la Vallée d’Aoste, les plus anciennes sources historiques peuvent être considérées des références pour les ethnologues. Elles recèlent des informations sur l’organisation de la société valdôtaine et sur le quotidien de ses habitants qui sont des renseignements précieux pour la recherche ethnologique locale moderne. Tout comme les anciens actes des notaires: testaments, inventaires après décès, contrats de mariage, prix faits, etc.

Le terme ethnologie, dans son acception actuelle, est encore plus récent que « la pensée ethnologique » et les associations rappelées. Sa valeur actuelle s’est dégagée seulement après 1870. Appelée folklore d’abord, puis histoire des traditions populaires, elle deviendra démologie, en Italie surtout, et, finalement, ethnologie, ou mieux encore, ethnologie européenne pour la distinguer de celle qui s’occupe des populations et des cultures extra-européennes. Et le débat sur la terminologie est toujours ouvert.

En Europe, entre le XVIIIe et le XIXe siècle nous assistons au passage de la société archaïque à la société moderne où la science s’affranchit définitivement de la théologie et les disciplines modernes se différencient et caractérisent. L’Illuminisme passe le témoin au Romantisme et l’intérêt pour les traditions populaires prend de l’envergure. Les frères Grimm, en Allemagne creusent le sillon qui sera parachevé en Grande Bretagne par Coleridge et Wordsworth, en France par Mme de Staël, par Berchet et Tommaseo en Italie. Le mouvement fera tâche d’huile et l’intérêt pour l’ensemble des productions culturelles populaires se réveille ensuite dans l’Europe entière : Russie, Pologne, Tchéquie, Croatie, Pays scandinaves, Finlande, Espagne.

Les prodromes de l’ethnographie en Vallée d’Aoste.

En Vallée d’Aoste, le milieu culturel du début du XIXe siècle s’inspire encore aux idées illuministes plutôt qu’aux nouveaux ferments du romanticisme. Et les résidus de l’Ancien Régime sont encore lourds. A ce propos, il suffit de rappeler le contentieux des années 1820 qui a vu opposés l’évêque d’Aoste, Mgr De la Palme et le Chapitre de la Cathédrale au grand complet. L’évêque avait ordonné la suppression « … des stalles et formes du choeur… » de la cathédrale d’Aoste, les jugeant plutôt impudiques. Le chapitre réagit en adressant une lettre au roi où il rappelle que, pendant plus de deux siècles, des prélats ont siégé sur ces stalles sans jamais rien trouver d’inconvenant et moins encore d’indécent : et encore, que de nombreux mécènes de tout lignage ont permis leur facture…

Dans leur désir de conservation, les éminents chanoines, témoignent d’une remarquable ouverture d’esprit, par rapport à celle de leur évêque en tout cas.(3)Berton Robert, 1996.

Dans les écrits des auteurs valdôtains d’inspiration libérale, on perçoit nettement un intérêt accru pour les problématiques liées aux tranches les plus défavorisées de la société. Ce n’est pas encore la culture populaire comme nous l’entendons aujourd’hui, qui retient leur attention, mais cette entité plutôt indéfinie qui va sous le nom de peuple. C’était là un pas à franchir. Avant de parler des cultures populaires, il faut d’abord reconnaître l’existence d’un peuple, défini par opposition aux élites, et s’y intéresser. Les deux auteurs que je vais présenter, chacun à sa façon, ont consacré leur vie à réfléchir sur les conditions du peuple dont ils sont issus et qu’ils n’ont jamais vraiment abandonné, malgré leur degré d’instruction supérieure à la moyenne. Ils ne sont pas ethnographes mais ils ont certainement préparé le terrain aux ethnographes qui vont suivre, tout comme les Illuministes ont préparé le terrain aux Romantiques.

César-Emmanuel Grappein

Le premier auteur valdôtain qui a démontré un intérêt marqué pour l’organisation sociale et les comportements individuels en Vallée d’Aoste, à Cogne plus particulièrement, est César Grappein dont l’œuvre, anticipatrice sous plusieurs aspects, peut être vue comme un pont audacieux entre l’ancien régime et les temps modernes.

César Emmanuel Grappein naquit à Cogne en 1772 dans une famille de paysans aisés, très religieuse. Doué pour les études, il fréquenta pendant quelques années le séminaire d’Aoste, puis il s’enrôla dans la milice citadine. Ensuite, il reprit ses études et fit sa médecine à Turin où en 1804, à l’âge de 32 ans, il décrocha son doctorat. Il eut l’occasion de fréquenter les milieux libéraux de la capitale piémontaise et, à sa rentrée à Cogne, il essaiera d’appliquer ses idées, empreintes de libéralisme, au cours de son activité professionnelle et de son engagement en qualité de syndic. Pendant cinquante ans, jusqu’à sa mort en 1855, il se dévouera à sa commune et à ses habitants comme médecin apprécié, comme administrateur intègre et comme responsable des mines, actif et entreprenant. Il publie plusieurs articles sur le premier journal valdôtain « Feuille d’Annonces d’Aoste » et, dès sa parution, en décembre 1853, sur « Le Constitutionnel Valdôtain », hebdomadaire libéral. Il laissa de nombreux textes inédits, articles, essais, lettres, notes, qui seront en bonne partie publiés tardivement, en 2005(4)Perrin Joseph-César, César Emmanuel Grappein. Mémoires et écrits inédits. Conseil de la Vallée d’Aoste, Musumeci Editeur, Quart (Vallée d’Aoste), 2005.. Catholique pratiquant, rigoureux, voire janséniste, il n’épargne pas ses critiques à l’égard de certains comportements du clergé et des croyants qui, parfois « … sont si dévots qu’ils sont à peine chrétiens ». Homme de terrain, sorte de missionnaire laïque illuminé, son nom est surtout lié à son engagement pour la modernisation de la mine de fer de Cogne et son exploitation conçue à l’avantage d’abord de la communauté de Cogne. Il s’engage aussi à la construction de la route reliant Cogne à la vallée principale, réalisée par une main-d’œuvre cogneintse exclusivement. Il conduit en outre de nombreuses batailles passionnées contre l’alcoolisme, le paupérisme, le centralisme politique, la mendicité, les cabarets, les marchands au temple, la sorcellerie, les pommes de terre. Par contre, il se bat en faveur des anciennes libertés valdôtaines, de l’instruction, de la juste redistribution des terres communales, de la liberté de presse, du développement de l’élevage et de l’irrigation, de l’incrémentation des commerces et du développement du réseau routier.

Il s’occupe donc de plusieurs des grands thèmes qui intéresseront l’ethnologie naissante : des croyances aux comportements individuels, de la vie quotidienne à l’organisation sociale de sa communauté. Mais l’approche de Grappein n’est jamais descriptive, donc ethnographique: il n’étudie pas sa communauté (qu’il connaît, par ailleurs, parfaitement) pour mieux la comprendre et, éventuellement la comparer. Son approche aux problématiques est militante : il part de la réalité sociale existante pour essayer de l’améliorer en fonction des nécessités de la population, selon son point de vue, bien entendu. En bon illuministe, il croît à la science et au progrès. Et il déploie toutes ses énergies pour leur affirmation. Son enthousiasme le porte parfois à des choix impopulaires ou, pire encore, à commettre des bévues mémorables comme celle de la campagne contre la pomme de terre, qu’il juge, encore en 1854, nuisible à la santé.

Dans ses écrits, en deux occasions au moins, il s’adonne à la description de sociétés, faisant ainsi un travail de précurseur de l’ethnographie. La « Feuille d’Annonces d’Aoste », dans son numéro du 15 mai 1841, publie une partie d’un long mémoire sur le commerce, l’agriculture et l’industrie, divisé en 14 chapitres. Le restant demeure inédit et ne paraîtra qu’en 2005, comme déjà dit. L’un des chapitres tardivement publiés consacre quatre pages aux mœurs des habitants de la Ville et de la Vallée d’Aoste. Grappein, avec beaucoup de générosité, les peint comme des individus « …doux, intelligents, spirituels, désintéressés, inaccessibles à la cupidité, religieux, très fidèles, merveilleusement souples et éminemment attachés au gouvernement ; ils sont francs, sans ressentiments, sans rancune, point de fiel dans l’âme. Ils n’ont point de fourberies. Ils ne connaissent ni l’art de l’insinuation ni le nœud des intrigues… Plus de hardiesse dans le caractère leur assurerait un sort plus heureux, mais ils n’ont pas l’art de se faire valoir. »(5)Voir Perrin Joseph-César, 2005, page 446 Il parle ensuite de leur religiosité, de comment elle devrait être(6)Voir Perrin Joseph-César, 2005, page 448 : « La religion doit être aimable et plaire au cœur des fidèles »., des dangers que la religion court à cause des grandes nouveautés qui ne sont pas seulement source de bien-être et il donne des conseils pour préserver ce trait culturel, la religion, si caractérisant pour la communauté.

Dans le numéro 3 de la septième année de la « Feuille d’Annonces d’Aoste », l’an 1847, Grappein trace un profil de la population de Cogne : « Des habitants, de leurs mœurs, de leur manière de vivre, de leur émigration dans les communes voisines et de leur origine. » L’article n’occupe qu’une demi page et le portrait de ses compatriotes qu’il dessine est flatteur, comme celui des Valdôtains qu’on vient d’évoquer, d’ailleurs. Les Cogneins sont sains, forts, industrieux, sobres, pacifiques et attachés à la religion catholique. Ils se marient tard, après les vingt ans, et, de préférence, entre eux. Leur alimentation est simple et basée sur la production locale. Seul luxe attesté : le café. En hiver, les femmes filent la laine et les homme émigrent dans les communes voisines, voire même le Piémont, pour distiller l’eau de vie et faire du salpêtre, activité cette dernière qui paraît un peu en contradiction avec leur goût pour la paix…

Certes, ces descriptions, plutôt oléographiques, sont un regard jeté de l’intérieur et, en plus, militant, donc, fort peu ethnographique. Mais je crois, que ce n’est pas l’objectivité qu’il faut chercher dans les écrits de Grappein, mais l’intérêt pour les hommes, pour les communautés, pour sa communauté en particulier. C’est ce type d’intérêt qu’une vingtaine d’années plus tard animera les premiers ethnographes valdôtains et les encouragera à fixer sur le papier le « savoir du peuple ». Et c’est dans cette optique qu’il faut relier à Grappein les ethnographes à venir, les premiers folkloristes, comme ils se définissaient eux-mêmes.

Jean-Martin-Félix Orsières

Jean-Martin-Félix Orsières (1803-1870)(7)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, esprit ouvert et éclectique, né à Chambave, est un autre produit plutôt tardif de l’Illuminisme valdôtain. Comme Grappein, il est engagé dans le social et professe des idées libérales. Ecclésiastique, il est en conflit avec la hiérarchie officielle, peu sensible aux théories du catholicisme libéral, qui l’isolera en condamnant certains de ses ouvrages. Il accepte ces décisions avec beaucoup d’humilité et en 1855 il fait publiquement acte de soumission à l’autorité ecclésiale. Depuis, il disparaît du débat culturel valdôtain et son œuvre est cantonnée dans les limbes des idées jusqu’à la réévaluation du dernier après guerre(8)C’est Lin Colliard, autre habitant de Chambave (Tsambozar) illustre, qui, avec force et rigueur, propose l’œuvre d’Orsières à l’attention des Valdôtains. Colliard Lin, 1976. Orsières comme Grappein est activement engagé pour l’application de ses idées sociales. Mais la différence entre les deux apôtres du libéralisme valdôtain est grande. Grappein est profondément enraciné dans sa commune natale, tandis qu’Orsières embrasse des espaces plus étendus : toute la Vallée et plus loin encore. Et encore, Grappein s’engage dans tous les projets très pratiques qui touchent directement la population de Cogne, tandis qu’Orsières choisit le secteur qu’il juge, à juste titre, névralgique pour le progrès social des populations : l’instruction et l’éducation. Il consacrera ainsi de nombreux articles à la pédagogie.

Pour ce qui est de l’ethnographie valdôtaine, sa contribution est presque nulle. Mais ce qui est intéressant est qu’il utilise, de manière tout à fait pertinente, le mot ethnologie dans le titre d’un de ses essais, publié à Ivrée en 1851 : « Quelques observations ethnologiques »(9)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, pages 144-162. Dans cet essai, Orsières souligne l’importance de la connaissance de l’autre, connaissance qu’on acquiert par des voyages intelligents. Il cite en exergue un couplet du poète Delille et reprend quatre vers dans le texte qui sont très significatifs :

Examinez d’un regard pénétrant
D’autres pays, d’autres usages
Et sur les bords lointains ou sauvages,
Comme votre pensée, étendez vos voyages.

Et il commente : « En nous mettant en contact avec les peuples étrangers, nous comparons leurs mœurs, leurs usages, leurs institutions avec les nôtres. Nous voyons ce qu’il y a de mieux de part et d’autre. Cette opération de notre intelligence est un exercice efficace pour notre jugement et nous apprend à le régler, puisque le jugement n’est qu’une comparaison de deux idées pour en tirer une conséquence »(10)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 146.

C’est là une approche bien ethnologique s’il est vrai que l’un des objectifs de l’ethnologie est aussi celui de connaître l’autre pour mieux comprendre soi-même.

Imbu de l’idée de progrès, conçu comme l’ensemble d’inventions et de découvertes qui portent à une amélioration continuelle de la condition humaine, il est ouvert à toute nouvelle expérience et dénonce les tentatives de freinage mises en acte par certaines institutions conservatrices, les institutions religieuses notamment. Par ses voyages et ses études, Orsières voit le progrès venant des pays de l’Europe du nord, précocement industrialisés : « C’est du nord, aujourd’hui, que nous vient la lumière ».(11)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 151 Il compare des traits culturels italiens, plutôt stéréotypés à vrai dire, avec des comportements nordiques, également stéréotypés. Et la comparaison, bien entendu, est favorable aux choix des populations du nord : la discrimination des femmes à l’intérieur de la famille italienne contre la parité, même juridique, des deux sexes dans le nord ; la pompe italienne dans l’utilisation des titres honorifiques et les rituels conséquents contre la simplicité du nord qui privilégie l’essence à l’apparence ; la pratique religieuse liée à des rituels fastueux mais de plus en plus vides d’une certaine église catholique contre la sobriété des formes de dévotion nordiques, plus proches de l’Evangile, influencées positivement par le protestantisme. Pour Orsières, la variété culturelle doit être l’occasion pour le remplacement de modèles jugés conservateurs par d’autres considérés progressistes dans le cadre d’une uniformisation pour un bien-être généralisé utopique, hélas ; vision qui est en ligne avec l’esprit missionnaire, mais beaucoup moins avec l’esprit ethnologique, si ainsi l’on peut dire. Cela empêche Orsières d’être classé parmi les ethnographes mais n’enlève rien à la grandeur du personnage qui s’est sincèrement battu, avec courage et intelligence, pour l’amélioration de la condition humaine de son époque, en lançant son regard généreux bien au-delà de nos montagnes.

Un article publié par la feuille libérale  Le Constitutionnel Valdôtain  le 7 septembre 1854 est une remarquable contribution involontaire à l’ethnographie valdôtaine. En effet, il nous renseigne sur la popularité de certaines croyances en Vallée d’Aoste. L’auteur l’a rédigé pour combattre tous ces récits de magie ou de peur, venus du tréfonds du moyen âge, considérés comme des débris du paganisme par l’Eglise et comme des produits de l’ignorance et de l’obscurantisme par les illuministes. Le titre de l’article est  De certaines croyances populaires. L’auteur se propose de dénoncer le ridicule de certaines croyances pour inviter le peuple à les abandonner et à se mettre ainsi en ligne avec les temps modernes. Bien entendu, son objectif ne sera même pas effleuré, tant il est vrai que ces croyances sont encore attestées au cours du XXe siècle et plusieurs d’entre elles ont franchi le seuil du deuxième millénaire en excellente santé. Je pense à la croyance du pouvoir de faire tomber la grêle sur le champ d’un ennemi, d’empêcher ses vaches de donner du lait ou de « soustraire à la crème sa propriété de se convertir en beurre »(12)Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 298.

De la raison au sentiment, du progrès à la tradition

Le rationalisme des Jacobins se proposait de réformer les sociétés sans trop tenir compte des choses et des événements liés à la vie de tous les jours de ce peuple qu’ils magnifiaient pourtant. Ce qui n’est peut-être pas en syntonie avec l’a pensée ethnologique mais qui a eu le mérite de mettre le peuple au centre des argumentations. En Vallée d’Aoste, les premiers signaux d’un intérêt naissant pour le quotidien, perçu comme manière de vivre digne et non dépourvue d’un certain charme, nous vient d’un poète, le premier qui utilise le francoprovençal, le patois comme on l’appelle couramment. Jean-Baptiste Cerlogne (1826-1910) nous offre un savoureux tableau de convivialité paysanne avec sa  Marenda a Tsesalet  (1855) et chante, comme jamais personne ne saura plus faire, l’une des grandes passions des éleveurs valdôtains, le combat des vaches, dans celui qui est probablement son chef d’œuvre poétique : La bataille di vatse a Vertozan (13)Le combat des vaches à Vertosan. (1858). Mais cette sensibilité nouvelle était en train de percer même dans les rangs de la culture officielle. La fondation de l’Académie Saint Anselme est de 1859 et à l’article deux de ses statuts où l’on énumère les champs de recherche envisagés par la jeune académie, on cite aussi les « traditions populaires » . En 1857, lors d’une séance académique, le chanoine Edouard Bérard lit trois poésies de Jean-Baptiste Cerlogne, qui sont très appréciées. « Ces accents lyriques et d’un genre tout nouveau excitent dans l’assemblée la plus vive admiration » récite le procès-verbal de la séance. Mais il faudra attendre des années pour qu’on parle pour de vrai des traditions populaires lors des séances de l’Académie, bien que le seul fait d’être rappelées dans un article des statuts leur attribue déjà une dignité jamais reconnue auparavant.

Cela dit, la Vallée d’Aoste est quand même en retard pour la recherche ethnographique. Paradoxalement, une région parmi les plus riches des Alpes en traditions particulières comme la Vallée d’Aoste sera aussi l’une des dernières à être enquêtée. « La Vallée d’Aoste est peut être le dernier coin de l’Europe dont la littérature populaire et orale sera étudiée » avoue presque éploré Joseph-Siméon Favre en 1889 sur les pages de l’hebdomadaire Le Valdôtain.(14)Essai sur l’ethnographie du Pays d’Aoste, in Bruno Salvadori, 1972.

Les premiers almanachs en Europe

La diffusion progressive et le grand succès populaire des almanachs est aussi un signal d’un intérêt nouveau pour le peuple. La tradition des almanachs est très ancienne et elle est vivante dans l’Europe entière. Le mot, emprunté à la langue arabe indique, à l’origine, des cartes astronomiques permettant de relier les jours de l’an à la position du soleil et de la lune. Il prendra progressivement le sens de calendrier et s’enrichira de prévisions du temps et de précieux renseignements sur les cultures agricoles, sans pour cela oublier la vocation originelle. Fait davantage pour les milieux ruraux, l’almanach n’est pas, néanmoins, rédigé par des ruraux mais il est généralement accepté jusqu’à devenir une présence indispensable dans les communautés rurales. Il n’est donc pas un produit de la culture populaire mais plutôt le témoignage d’un intéressement accru des élites culturelles pour le monde de la campagne qu’on prétend ainsi, pour différentes raisons, éduquer(15)Ginzburg Carlo, 1980. Cela est particulièrement vrai jusque vers la moitié du XIXe siècle quand les « conseils au peuple » laissent de plus en plus la place aux productions du peuple (légendes, dictons, rituels, faits divers, etc.). Ces productions du peuple ne sont plus considérées comme héritages obscurantistes mais comme patrimoine culturel original.

Déjà au XVème siècle, dans l’aire francophone, était diffusé par le colportage une sorte d’almanach appelé Calendrier des bergers. C’était comme un petit manuel de vie pratique. Il s’adressait aux gentilshommes campagnards, aux bourgeois enrichis, souvent propriétaires de biens agricoles, et aux quelques paysans relativement aisés et alphabétisés. Son succès a dû être grand si l’on pense que nous connaissons des éditions d’un peu partout sur le territoire francophone et qu’il y a eu même des adaptations en anglais et en allemand. Il se composait, généralement, d’un calendrier avec les fêtes mobiles, les phases lunaires, les éclipses, les propriétés des planètes, de petits textes pour l’édification morale et parfois, des conseils pour la bonne santé.(16)Les informations sur le calendrier des bergers me viennent de l’ami Pierre Dubuis, historien médéviste, professeur aux universités de Lausanne et de Genève, que je remercie. La diffusion des almanachs a été énorme, s’il est vrai qu’en France seulement, entre 1600 et 1895 paraissent 3633 titres dont 1322 rien qu’au XVIIIe siècle !(17)John Grand-Carteret, Les almanachs français, 1600-1895. Cité dans Braida Lodovica, 1989 La diffusion des almanachs est liée aussi, en France et dans les pays limitrophes, à la popularité de La Bibliothèque Bleue dont les premières brochures à bon marché paraissent à Troyes vers 1600 : il s’agit de contes, romans chevaleresques, prophéties, etc. dûment adoptés pour qu’ils soient accessibles même aux personnes avec peu d’instruction. Successivement, en Angleterre, paraîtront les chapbooks qui connaissent le même succès. L’Almanacco del Benincasa, qui peut être considéré le premier almanach italien, paraît en 1612. Il est l’ancêtre du plus fameux Barbanera de Foligno qui en prendra la relève en 1743. Au Piémont, le premier almanach s’adressant spécialement au peuple est L’Almanacco del Gran Chiaravalle dont le premier numéro paraît à Turin en 1701.(18)Braida Lodovica, 1989 En France, depuis le début du XVIIIe siècle, les almanachs étaient distribués par les facteurs de manière capillaire, dans les milieux ruraux tout particulièrement. En Suisse, vers la fin du XVIIème siècle, se vendait chaque année un almanach liégeois. Ainsi, en 1677, deux imprimeurs bâlois commencèrent à imprimer des almanachs pour contrecarrer la concurrence. L’almanach bâlois fut aussi traduit en français tout en gardant le même titre, traduit lui aussi :  Le Messager Boiteux , l’archétype de plusieurs messagers boiteux imprimés dans des villes différentes. L’almanach du Messager Boiteux de Berne et Vevey, devenu actuellement l’almanach romand, a atteint en 2007 l’âge vénérable de 300 ans, le premier numéro ayant paru en 1707 ! Et le tirage est de 80.000 exemplaires ! Cet almanach a connu une grande diffusion en Vallée d’Aoste aussi jusque vers la moitié du XXe siècle et il a encore des estimateurs à l’aube du deuxième millénaire.

Les premiers almanachs valdôtains

Le premier almanach valdôtain peut être considéré l’Annuaire ecclésiastique des Duchés de Savoie et d’Aoste publié à Annecy dans les années 1820(19)Borettaz Omar, 2005.. En 1832 paraît l’Almanach du Duché d’Aoste qui perdurera jusqu’en 1850 avec quelques interruptions. Son premier numéro est très simple et propose les informations qui caractérisent encore aujourd’hui tous les almanachs : le calendrier, la liste des autorités civiles et religieuses, la présentation des principaux services pour la population. Au fond, il accueille un petit précis d’histoire valdôtaine, probablement le premier de ce genre. Le suivant (1833) s’ouvre à la littérature et publie un conte et des poésies puisés dans la littérature française. Celui de 1834 ajoute des conseils pour l’agriculture, des maximes morales et donne des renseignements utiles. Il explique l’influence des astres sur la vie terrestre et donne des indications pour les pronostics sur le temps atmosphérique. En 1835, on peut trouver aussi le calendrier des foires et marchés et la présentation des « domaines de Charles Albert ». En quatre ans, l’almanach a acquis presque toutes les caractéristiques essentielles d’ une publication de ce genre, comme nous la concevons aujourd’hui. Il manque encore l’ouverture sur le savoir populaire. En 1846, la rédaction de l’almanach est confiée au secrétaire de la Ville d’Aoste, le capitaine Laurent Pléod. Il prend le nom de Almanach historique instructif et amusant du Duché d’Aoste. Dans ce numéro, il y a un beau texte moral intitulé « Conseils à un jeune berger » où l’auteur explique à un jeune homme ce qu’il doit ou ne doit pas faire quand il est au pâturage. Si l’on ressent la nécessité de décourager les jeunes de faire certaines choses, il est raisonnable d’imaginer qu’ils avaient l’habitude de les faire… Ainsi, indirectement, le texte de Pléoz nous peint le quotidien d’un berger, voire d’une communauté où, pratiquement, tous les enfants entrent dans la vie productive en faisant les bergers.

Pléoz leur recommande de respecter la propriété des autres, de ne pas déplacer les bornes qui marquent les confins de propriété, de sauvegarder les arbres, de ne pas épouvanter les chevaux des voitures qui passent. Il les invite à prendre soins de leur santé en se protégeant de la pluie (mais sans s’abriter sous un grand arbre, cible probable de la foudre), en évitant de boire de l’eau dormante ou de boire quand ils sont essoufflés. Il leur conseille de faire de petits travaux au couteau ou de tresser des branches de saules et encore, de regarder les adultes qui travaillent pour apprendre ce qu’ils devront faire plus tard. De tous ces conseils, un tableau de la vie quotidienne se dessine et on se rend compte que l’auteur connaît très bien le milieu des paysans.

En 1850, l’almanach devient Le Garde National. Le numéro de l’année 1850 est un numéro spécial soit par ses dimensions, soit par ses contenus. L’esprit des rédacteurs est encore illuministe et leur vocation est celle de contribuer à relever les conditions morales et le niveau de vie du peuple. La conception que Pléoz a du peuple est plutôt paternaliste, en syntonie avec l’époque. Dans le numéro de 1850, il exprime clairement sa vision du monde paysan et de ses besoins: « Des traités spéciaux ne sont pas à la portée de son intelligence, ni suivent ses goûts ; des morceaux séparés l’attachent préférablement. Il ne peut analyser une fleur, ce serait le fatiguer et jeter l’ennui sur la science ; mais si on lui présente un bouquet composé de différentes fleurs, si l’odeur est agréable, si les couleurs sont fraîches, variées et charmantes, on peut compter qu’il y fixe ses regards avec complaisance et qu’il y repose sa pensée et ses réflexions. ». Les conseils moraux, pour la première fois sont présentés par un dialogue entre deux paysans qui discutent sur des thèmes d’intérêt général et défendent deux thèses différentes si pas toujours opposées. Ils parlent de la constitution de Charles-Albert, des mutations de propriété, du rôle des maîtres d’école, d’hygiène rurale, de l’importance des forêts, de la dans, etc. Tous des sujets qui faisaient, probablement, l’actualité du moment.

Mais après ce numéro extraordinaire, jusqu’en 1881, aucun almanach ne paraîtra en Vallée d’Aoste. Ce qui ne signifie pas qu’ils auraient disparu de la vie quotidienne : bien au contraire. La popularité du Messager Boiteux de Vevey nous fait penser à la diffusion d’almanachs  étrangers  en Vallée pour combler le vide laissé par la disparition de l’almanach du Duché d’Aoste sous ses différentes formes. Avec la fondation du Comice Agricole (1867), paraît un Bulletin (1871) qui se propose de répandre les idées et les techniques agricoles modernes en Vallée d’Aoste. A partir de 1881(20)Colliard Lin, 1976. un almanach accompagne le Bulletin. Il se place toujours dans l’optique traditionnelle d’œuvrer pour le « progrès » de la paysannerie valdôtaine. Comme le Bulletin, l’almanach sera prodigue de conseils et d’informations pour les paysans pendant 27 ans, jusqu’en 1917. Cet almanach est très apprécié et connaît une diffusion énorme dans nos campagnes. L’intérêt pour la culture populaire a désormais ses amateurs en Vallée d’Aoste aussi et les gens s’attendent quelque chose de plus des almanachs populaires.

Le temps des almanachs ouverts pas plus seulement aux enseignements au peuple mais aussi aux enseignements du peuple est venu. Voilà alors Dzan Pouro de Jean-Baptiste Cerlogne (1892-1893), Le Ramoneur du journal Le Mont-Blanc (1895-1926) et, finalement, depuis 1912, du Messager Valdôtain.

L’abbé Cerlogne nous lègue aussi deux petits textes biographiques qui sont un témoignage précieux sur le quotidien en Vallée d’Aoste dans les familles pauvres d’où notre poète était issu : La vie du petit ramoneur (1895) et Les étapes de la vie (1902 et 1904).

Le Club Alpin Italien et la recherche ethnographique

Faisons de nouveau un petit pas en arrière.

Le Club Alpin Italien (CAI) est fondé en 1863 par le ministre et alpiniste passionné Quintino Sella. Trois ans après, en 1866, l’avocat Joseph Frassy et d’autres alpinistes valdôtains fondent la section valdôtaine. À l’époque, vers la moitié du XIXe siècle, le milieu des alpinistes était surtout constitué de « messieurs », c’est-à-dire de bourgeois et d’intellectuels, généralement dotés d’une fortune solide. Les montagnes étaient surtout conçues comme des salles de gymnastique majestueuses ou comme des terrains d’investigation scientifique, pour les sciences naturelles en particulier. Les populations alpines demeuraient invisibles aux yeux de la plupart des voyageurs et leur vie, leur histoire, leurs problèmes, insignifiants.

Le fondateur même, le ministre biellais Quintino Sella, un montagnard, comprend que cette attitude est irrespectueuse à l’égard des populations alpines et précise, dans une lettre du 15 août 1863 à son ami Bartolomeo Gastaldi, les caractéristiques souhaitées des récits d’escalades ou d’excursions. Il souligné qu’à côté des détails techniques, voire sportifs, il faudrait aussi toujours consacrer des notes sur les traditions et les dialectes des populations alpines. Dans le Bulletin du CAI n° 6 de 1866 nous trouvons un texte tiré de l’Écho des Alpes de Genève où l’auteur anonyme invite les alpinistes à prendre note, en utilisant un jour de pluie si c’est le cas, des traditions et proverbes « …sur les esprits de la terre et des montagnes, sur les animaux enchantés, les sorciers, les sorcières, les chasseurs sauvages, les grottes à trésors, les crimes, les phénomènes de la nature, etc. ».

Mais la prise de position la plus claire vient d’un jeune prêtre valdôtain, en 1969. Le trente août 1869, à Varallo, au Val Sesia, au Piémont, lors de l’assemblée générale extraordinaire du Club Alpin Italien (CAI), le membre honoraire Aimé Gorret, « …giunto dai monti a seduta cominciata »(21)Arrivé par les montagnes quand la séance était déjà commencée » Procès-verbal de la séance in Bolletino del CAI n° 16, 1869, p. 307., déclare, après avoir rappelé les recherches accomplies par des alpinistes savants dans les domaines de la géologie, de la botanique, de la zoologie, etc. : « Il nous reste à étudier les détails des vallées, les mœurs, les habitudes, les traditions, les besoins et les préjugés des peuples ; il nous reste à saisir les traces des monuments et des civilisations passées ; il nous reste à reconstituer l’histoire intime des vallées »(22)Les trois discours de Varallo in Bolletino del CAI n° 16, 1869, p. 314..

C’est là la vraie date de naissance de l’ethnographie valdôtaine.

L’abbé Gorret, prêtre et montagnard plutôt que touriste et alpiniste, représente une exception dans le milieu du CAI, mais il a cependant le charisme nécessaire, gagné sur le terrain, le courage et le physique du rôle, pour avancer des propositions qui difficilement auraient pu germer spontanément dans ce milieu à cette époque-là. A Varallo, une opportunité lui est offerte grâce à l’intervention du chevalier génois, le professeur Emanuele Celesia, qui invite aussi les alpinistes à s’occuper, au cours de leurs randonnées, des traces de l’homme préhistorique, des anciennes religions et de leurs rituels, qui ont certainement survécu, bien que déguisés, au sein des populations alpines. L’abbé lui répondra en élargissant ultérieurement le champ d’enquête à l’étude « de l’histoire intime des vallées ». L’argumentation passionnée de Gorret reçoit une approbation enthousiaste et unanime de l’assemblée de Varallo. Cependant, en parcourant la collection des bulletins du CAI des cinquante années successives, on constate que les articles du genre préconisé par l’abbé sont loin d’être fréquents, à l’exception de ceux consacrés à des escalades en Asie, en Amérique ou en Afrique. Les coutumes alpines ne sont probablement pas considérées assez exotiques… Nous pouvons découvrir des annotations ethnographiques alpines seulement dans quelques articles de personnalités comme le géologue Martino Barretti, Giuseppe Corona ou Luigi Vaccarone. Et dans ceux de l’abbé Gorret, bien sûr.

Dans le Bulletin du CAI de 1874, le professeur Roncali parle longuement, dans un article intitulé « Di una missione letteraria degli alpinisti italiani »(23)D’une mission littéraire des alpinistes italiens.” Bulletin du CAI 1874 p. 81-87. de l’importance de l’ethnographie et de la dialectologie alpines. Dans une prose un peu prolixe, il invite les jeunes femmes à encourager les maris, lors des balades en montagne, à recueillir de la vive voix des montagnards les chants, les contes, les traditions et les proverbes.

En 1882, Martino Baretti, chargé de la rédaction du Bulletin du CAI, dans son introduction invite les alpinistes à se transformer en ethnographes en utilisant presque les mêmes mots que son ami Gorret en 1869, sans toutefois le citer(24)Baretti Martino, Ai soci del Club Alpino Italiano, Bulletin du CAI 1882, p. 4..

Dans le volume édité par le CAI en 1913 pour son cinquantième anniversaire, ayant pour but de rappeler ses initiatives, Nicola Vigna rédige le paragraphe consacré à l’ethnologie.(25)Vigna Nicola, Etnografia, in L’opera del CAI nel primo suo cinquantennio (1863-1913) Officine grafiche della STEN, Torino, 1913. Il rappelle Emanuele Celesia et Aimé Gorret, l’article de Roncali, puis il parle longuement de la collaboration fournie à Lamberto Loria, à partir de 1908, pour la grande exposition ethnographique de Rome en 1911, à l’occasion du cinquantenaire de l’unité d’Italie.

L’idée courageuse et géniale de l’abbé Gorret n’a donc pas fait beaucoup de prosélytes. Du moins au CAI. Malgré tant d’espoirs de quelques passionnés, le monde de l’alpinisme n’a pas apporté beaucoup à l’ethnographie alpine. Mais il a certainement favorisé son décollage.

L’abbé Gorret ou l’Ours de la montagne

A Varallo, l’abbé Gorret (1836-1907) n’a que trente-trois ans, mais il jouit déjà d’un grand prestige dans les milieux de l’alpinisme pour son intelligence, sa culture, son sens de l’humour, sa bonté d’âme naturelle, sa simplicité montagnarde et surtout pour son rôle déterminant dans la conquête du Cervin, côté valdôtain, en compagnie de Jean-Antoine Carrel et de deux autres Valtornains. Profondément enraciné et instruit à la fois, Gorret souffre de l’attitude de supériorité que la majorité des alpinistes de l’époque affichent face aux habitants des montagnes, ses compatriotes ; de leur manque d’intérêt pour l’héritage culturel des montagnards; de la publication de leurs notes de voyages, souvent superficielles, imprécises et dépourvues de toute générosité à l’égard de ces populations.

Il eut une enfance ordinaire, comme tous les fils de paysans de son temps et d’il n’y a pas encore très longtemps : berger à Cheneil, de petits travaux pour aider la famille, l’école pour laquelle il manifeste des aptitudes particulières, le catéchisme et les courses dans les pierriers avec ses compagnons. Très jeune, il rencontre les premiers  Anglais . Avec l’humour qui l’a toujours caractérisé, il racontera plus tard avoir connu beaucoup d’Anglais sans autre qualification, mais aussi des Anglais allemands, des Anglais suisses, des Anglais français et même des Anglais italiens.

Il entre au Collège Saint-Bénin d’Aoste et, après cinq ans d’études et d’éloignement de son milieu, il écrit : « Je me trouvais exclu de la paysannerie sans aucune perspective, ni porte ouverte, ni issue ailleurs »(26)Gorret Aimé, “Autobiographie”, in Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, Turin, 1987, p. 48.. S’il avait eu un minimum de possibilités financières il aurait hésité entre la médecine et la prêtrise. Mais étant pauvre, il n’a guère le choix. Après beaucoup d’hésitations, les paroles de son oncle, le chanoine Georges Carrel, lui font comprendre qu’« on ne va pas au séminaire pour se faire décidément prêtre, on y va pour examiner sa vocation… ». Ainsi, soulagé, il entre au séminaire où sa vocation s’affermira progressivement. Grand et costaud, travailleur infatigable, aux manières un peu rudes, on le surnommera, beaucoup plus tard, l’Ours de la Montagne. Amateur de bonne chère quand il peut se la payer, sachant apprécier le bon vin dont il abuse volontiers, tout naturellement sensible au charme du beau sexe, dit-on, spontané et sincère dans ses réactions et dans la parole, doué d’un sens de l’humour accentué doublé d’une plume caustique, il n’était vraiment pas fait pour s’entendre avec la hiérarchie ecclésiastique de l’époque, plutôt rigide.

Ordonné prêtre, il commence ses pérégrinations dans les différentes paroisses en qualité de vicaire. Gorret profitera de cette vie de nomade pour escalader la plupart des pics valdôtains d’une certaine importance et pour affiner sa connaissance de la Vallée. Au début de 1881, après un énième épisode de mésentente avec des confrères et avec la hiérarchie, il décide de partir pour Grenoble, pour découvrir des montagnes inconnues, déclare-t-il, mais certainement aussi pour prendre les distances avec un milieu qui avait de la peine à le supporter et qu’il ne supportait probablement plus. L’expérience dauphinoise ne fut pas très heureuse et, à son retour, il sera nommé recteur à Saint-Jacques d’Ayas où il accomplit pendant plus de vingt ans sa mission dans la pauvreté et dans l’isolement. C’est de là qu’il envoie sa correspondance signée l’Ermite de Saint-Jacques ou bien l’Ours de la Montagne. Il meurt à l’âge de 71 ans, au prieuré de Saint-Pierre.

Doué d’un don naturel pour l’écriture, il collabore au Bulletin du CAI, à la revue de Florence Le touriste, à la Revue Alpine de Lyon et avec plusieurs feuilles locales(27)Les œuvres d’Aimé Gorret ont été publiées par Lin Colliard, à la demande de l’Administration Communale de Valtournenche, en 1987, sous les presses de la S.G.S. à Turin, sous le titre Autobiographie et écrits divers. Elles sont précédées d’une bibliographie exhaustive et d’une notice sur les quelques inédits qui ne devraient pas compter parmi ses pièces les plus significatives. Il s’agit d’environ cinq cents pages qui, en plus des différents articles, reproduisent l’autobiographie inédite. Un deuxième volume, paru en même temps que celui cité, Maximes et aphorismes, regroupe de courtes réflexions de l’auteur et des citations recueillies au hasard de ses lectures ainsi qu’un choix d’essais consacrés à Aimé Gorret..

Du point de vue de la quantité, sa production littéraire n’est pas particulièrement abondante : en plus des articles et de la plaquette sur le roi, il a rédigé l’opuscule Brusson, station d’été et surtout, en collaboration avec Claude Bich, un Guide de la Vallée d’Aoste, qui reste un modèle inégalé (1877).

Les contributions de Gorret à l’ethnographie valdôtaine

Déjà au séminaire, Gorret se plaint qu’à l’école on n’apprend ni l’histoire ni la géographie du Pays : « Si jamais les chances de la vie me mettaient dans le cas de diriger l’éducation de quelqu’un, je voudrais bien lui donner pour devoir de vacances la description de son propre pays et l’obligation de m’en noter les beautés, les singularités et les usages et je lui ferai bien grâce, en attendant, des lois, mœurs et usages de Rome et de la Grèce. »(28)Gorret Aimé, Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, 1987, p. 47.

Lors de sa réponse à Celesia, Gorret avait probablement en tête une idée précise sur la manière de raconter « l’histoire intime des vallées ». Dans son article  Excursion sur le glacier du Rhutor le 21 juillet 1868 (29)Bulletin du CAI n° 14, avril 1869 ., donc avant Varallo, l’abbé nous a déjà fourni des exemples sur la démarche à suivre : il rédige le compte-rendu de l’excursion, relatant tous les détails du parcours. Pour l’abbé Gorret, une excursion ou une escalade est un itinéraire de découverte. Le muret qui soutient le sentier, le champ de blé qui vient d’être moissonné, l’homme qui irrigue un pré, une touffe de fleurs rares, un rocher coloré, une maison d’alpage délabrée : tout mérite d’être observé, étudié et expliqué. Tout mérite un détour, un laps de temps en plus, un effort pour mieux comprendre. Ce n’est pas l’altitude de la montagne escaladée qui compte, ni sa renommée, ni le temps employé pour la « vaincre », ni avoir été le premier à l’atteindre. La montagne, pour l’abbé est d’abord un plaisir complexe qu’il faut apprendre à savourer et une occasion d’enrichissement moral et culturel. Voilà où réside la différence avec les « Anglais ». À un moment donné, quand le groupe s’arrête pour explorer la Borna dou Croquet(30)Dans le patois de Valgrisenche, le Croquet est un être maléfique assez indéfini, diable ou esprit follet  et son nom dérive probablement du verbe croquer. Littéralement : « Le trou du Croquet »., il évoque l’ancienne légende du monstre qui habite le trou qu’il écrit avec une richesse de détails et une spontanéité remarquables.

Dans son article de 1871, toujours dans le Bulletin du CAI,  De Châtillon d’Aoste à Domodossola , où il nous propose une longue randonnée par les cols, il accorde encore plus d’espace à l’observation des traditions. La traversée est facile mais tellement suggestive ! En passant par Cheneil, il nous parle de ses souvenirs de petit berger, de la nourriture, des jeux, des contes, puis, il nous présente le costume d’Ayas et nous parle des mœurs un peu rudes des Gressonards, il observe les femmes d’Alagna qui coupent le foin sauvage sur le bord d’affreux ravins. Il fait, de temps en temps, des observations pointues et inattendues : « Ma façon de voyager ne sera certainement pas du goût de tout le monde ; elle fera, peut être, hausser les épaules à bien des personnes, aux savants surtout ; pourtant, je vois une utilité et un agrément dans l’étude des costumes, des traditions et des mœurs ; un agrément parce qu’on découvre toujours quelque chose de nouveau et la nouveauté plait ; une utilité pour les lumières que les costumes, les traditions, les mœurs peuvent projeter sur l’histoire, les religions primitives, les migrations des peuples et les différentes couches d’invasions périodiques de Barbares. »

Et ainsi de suite : dans la plupart de ses articles, il profitera d’une promenade pour fixer des aspects de la civilisation alpestre : il nous parlera de l’agriculture de montagne et de la fabrication de la fontine qu’il appelle encore gruyère , du caractère des habitants d’Issogne, de l’organisation des alpages, des consorteries ou propriétés communes, des variétés de patois, des fêtes patronales, des coutumes des différentes paroisses. Il nous donne même des recettes, de ce qu’il appelle « la soupe au vin »(31)Qu’on appelle actuellement, selon les communes, seuppa frèide (soupe froide), seuppa rodze (soupe rouge) ou seuppa de l’ano (soupe de l’âne). par exemple : « On fait cuire et bouillir tout ensemble pain, sucre et vin, sans autre mélange et l’on absorbe cette pâtée assez chaude qu’on le peut. »(32)Mont Favre, Bulletin du CAI n° 28, 1876. pp. 399-417.

Malheureusement, il n’a écrit qu’une toute petite partie de ce qu’il a vu, appris et connu. Et une bonne partie de ses inédits s’est perdue à Saint-Christophe-en-Oisans, lors de ses mésaventures dauphinoises.(33)Bétemps Alexis, De la migration de l’Ours, in Bétemps, 2007 Les vicissitudes de sa vie, son caractère, sa mission religieuse, ses déceptions ont limité aussi sa production littéraire. Et cela, malgré tous ses projets et ses meilleurs propos !

Après avoir raconté, dans une correspondance au Touriste en avril 1873, la légende du diable et du pont de Pont-Saint-Martin, il dit « …je crois à propos de réserver cela pour un ouvrage que je ne pourrai probablement jamais éditer et qui aurait pour titre  Histoire de la Vallée d’Aoste sans documents authentiques, par les légendes et les traditions populaires ». Quelques mois après, dans la même revue, il revient sur le même sujet, en parlant de la vallée du Lys  : «  Il me restait encore bien des choses à dire ou, plutôt, tout était encore à écrire sur les mœurs et les usages de cette vallée : les procès de Perloz, les prétentions et les compliments de Lillianes, le braconnage amoureux de Fontainemore, les grandes entreprises de Issime, les nez et les hivers du Gaby, la température relative du pays et des habitants de Gressoney, les émigrations, etc. »(34)Courrier de la Vallée d’Aoste, Le Touriste, 20 septembre 1873, Florence.. Ce livre, dont Gorret aurait peut-être voulu être l’auteur, sera écrit vingt-cinq ans plus tard par Jean-Jacques Christillin.

Et encore, à la fin de sa vie, vieux et malade, confiné au prieuré de Saint-Pierre, dernier refuge de prêtres pauvres, où on lui interdisait même de converser avec les jeunes prêtres de passage, il reviendra avec insistance sur la nécessité de relever tout ce qui est possible sur les traditions alpines : « ….Laissons de côté la géologie, la botanique et les autres sciences qui présenteront toujours une sérieuse et, en même temps, agréable récréation, mais dont les noms grecs et latins, et toujours baroques, épouvanteraient la masse des touristes qui ne les trouveront que barbares, mais il y a bien de choses à apprendre pour connaître la montagne : ce sont les costumes, les jours d’œuvres, les jours de fêtes… Je le regrette, nos vieux costumes tendent absolument à disparaître et le vieux Queyras ne sera reconnaissable lorsque ses habitants se seront habillés comme les gens des villes. Le costume des femmes qui n’émigrent pas doit, au moins, être conservé par la photographie : et quel est le touriste qui ne soit pas aujourd’hui quelque peu photographe ?… Je continuerais bien encore cette communication sur un sujet aussi intéressant que l’Ethnographie Alpestre… si la faiblesse de ma vue ne m’obligeait à quitter la plume… »(35)« Ethnographie Alpestre », Revue Alpine XII, Lyon, 1906. p. 102-103.. Une année après, il mourra à Saint-Pierre, le 3 novembre 1907.

Avec les discours de Varallo de Gorret (1869) nous pouvons dire que le message des frères Grimm est finalement arrivé aussi en Vallée d’Aoste. Mais il faudra attendre encore quelque peu pour que des auteurs valdôtains se lancent dans la recherche ethnographique ou folklorique comme l’on disait de préférence alors. Jusque vers la fin des années 1880, il n’y a que les articles de Gorret déjà évoqués, récits d’escalades avec enchâssés, diamants précieux, de courts récits décrivant des faits culturels. Les textes de Gorret les plus riches en informations ethnographiques sont probablement  Excursion sur le glacier du Rhutor le 21 juillet 1868 (1869), De Châtillon d’Aoste à Domodossola (1871), Excursion au Mont-Falère le 21 août 1879 (1880) qui sont aussi, probablement, des exemples inégalés de ce genre particulier de littérature alpine, plus attentive aux hommes qu’aux rochers, que Gorret avait inauguré.

L’âge d’or des débuts de l’ethnographie valdôtaine : Tancrède Tibaldi ou la découverte de la culture matérielle

Les dernières 20 années du XIXe siècle voient l’épanouissement des recherches ethnographiques en Vallée d’Aoste. Une demi douzaine d’hommes de culture, des polyvalents s’exprimant aussi en d’autres disciplines, selon la meilleure tradition valdôtaine, ont exploré, en guise de pionniers, différents domaines de la culture populaire. Et ils nous ont laissé des témoignages écrits de leurs observations et réflexions.

Le premier essai valdôtain sciemment ethnographique est un article de Tancrède Tibaldi, publié sur la feuille locale « L’écho du Val d’Aoste » en 1887. Il s’agit d’un article consacré à la Noël : « Noël et la mélopée de la messe de minuit à Châtillon ».

L’auteur décrit la représentation des bergers à la messe de minuit dans sa paroisse, parle des différentes traditions valdôtaines liées à la Noël qu’il connaît et, fait extraordinaire, les encadre au niveau européen en proposant en plus des explications.

Tancrède Tibaldi (1851-1916), qui aimait se définir folkloriste, est né au Piémont, à Solero, dans la province d’Alexandrie. A l’âge de huit jours, il rejoint sa tante et son grand-père paternels à Aoste où il est élevé. Et c’est en Vallée d’Aoste qu’il passera toute sa vie. Greffier au tribunal d’Aoste, il est aussi syndic de Saint-Denis et tente, à maintes reprises, mais en vain, la carrière politique. Journaliste, romancier, historien en plus que folkloriste, il entretient des rapports orageux avec la plupart de ses collègues. Cela certainement à cause de son caractère, mais aussi à une certaine intolérance de celui qu’on appellerait aujourd’hui establishment culturel. Parfaitement bilingue italien/français, sa production littéraire est dans les deux langues. En ethnologie, il s’occupe surtout de contes et légendes, mais il traite aussi de traditions (la Noël, la fête patronale, les processions, les combats des reines), des usages, des sobriquets, des proverbes et des croyances.

Les recherches sont loin d’être exhaustives et ses sources rarement citées mais l’approche à la matière est correcte. En exergue d’un essai intitulé « L’amour en Vaudagne »(36)Publié dans “Veillées Valdôtaines Illustrées” où l’auteur précise que l’essai n’est qu’un passage tiré de son roman  Ours Thibaud , paru en 1892., Tibaldi cite une phrase de Joàn Lorenzo Segura de Astorga : « Je ne m’intéresse pas à savoir si c’est vrai ou faux, mais je ne veux pas le laisser tomber dans l’oubli » C’est là la conception d’une ethnographie militante, comme le sera presque toute l’ethnographie valdôtaine jusqu’à nos jours.

Comme Grappein et Orsières se sont évertués à combattre certaines traditions considérées un frein au progrès, Tibaldi et les ethnographes de sa génération, s’évertuent à empêcher à un certain progrès d’effacer les traditions jusqu’à leur souvenir. Leur objectif premier est celui de « sauver la tradition » sans trop se poser de questions sur le pourquoi. Les articles d’intérêt ethnographique de Tibaldi ont été rassemblés par lui-même en deux volumes publiés en 1912 et 1913. Le premier, qui réunit les articles en langue française est « Veillées Valdôtaines illustrées », le second, avec les articles en langue italienne, « Serate Valdostane ». Malgré la ressemblance du titre, le second n’est pas la traduction du premier. Par son œuvre, Tibaldi a frayé le chemin et a donné exécution aux indications de l’abbé Gorret.

L’œuvre de Tibaldi ne s’est pas limitée au collectage de la parole et du souvenir. Tibaldi a compris aussi l’importance de la culture matérielle. Dans une lettre de 1913, il se plaint du saccage que les monuments valdôtains ont subi au cours des cinquante dernières années.(37)Agostino Laura, 1987/1988 Et, chose qui est plutôt extraordinaire, vu l’époque, il ouvre lui-même un petit musée à Châtillon. Il ne s’agit pas d’un véritable musée ethnographique puisque, à côté d’objets de la culture matérielle, il expose aussi des vestiges historiques et archéologiques et des exemplaires de la faune et de la flore valdôtaines. Le chanoine François-Gabriel Frutaz, historien chevronné et reconnu, avec qui Tibaldi était régulièrement en compétition, a défini l’exposition : « Une drôle de boutique qu’on appelle musée »(38)Agostino Laura, 1987/1988. Heureusement, ses contemporains ont été plus justes et ont apprécié l’initiative.(39)Agostino Laura, 1987/1988 Et il y a de quoi, si l’on pense que, cent ans et plus après, la Vallée d’Aoste n’a pas encore son musée ethnographique !

Tibaldi n’est pas le seul à avoir pris l’initiative pour un  musée  valdôtain ! Vers la moitié des années 1890, Benjamin Baudin (1855-1922), prêtre à Saint-Vincent, pauvre en ressources mais riche en initiatives, y achète une « vieille masure ». Sa position est importante puisqu’elle est « située sur la route qui conduit à la fontaine minérale, entre la bourgade et le hameau de Vagnod »(40)In Le Duché d’Aoste du 1er juin 1898. Il la restaure, l’aménage, la dote d’une fontaine et d’un petit jardin avec un télescope pour mieux admirer le panorama. Dedans, il expose des documents variés illustrant la Vallée d’Aoste sous ses différents aspects. L’exposition vise un public étranger surtout dans le but de promouvoir le tourisme. Baudin s’adresse aussi explicitement aux « producteurs valdôtains » pour qu’ils amènent leurs œuvres à exposer. Les sujets illustrés sont l’histoire, l’alpinisme, la minéralogie, la botanique, la zoologie et la photographie. Pionnier de la photographie valdôtaine, Baudin expose ses images réalisées selon la technique stéréoschopique. Il réalise aussi, émule de son contemporain Pierre-Emile Vescoz, une maquette en relief de la Vallée d’Aoste. C’est probablement le premier photographe valdôtain soucieux de documenter le travail des hommes par l’image. Il peut être considéré l’ancêtre de l’ethno-photographie valdôtaine et le chef de file d’une belle équipe d’où, au XXème siècle, sortiront des photographes tels que Emile Bionaz, Jules Brocherel, Octave Bérard et René Willien, rien que pour citer les plus connus.

Le chalet est inauguré le 30 juin 1898 et dans une lettre parue sur le Duché d’Aoste du 5 octobre, Baudin dresse un bilan flatteur des trois premiers mois d’ouverture : l’exposition a reçu la visite d’ un nombreux public : «de S. M. la Reine, de deux généraux, de majors et de capitaines de frégate, d’artillerie, d’infanterie et de cavalerie, de marquis, de comtes, d’avocats, de juges, de préfets et d’autres personnes de distinction »(41)In Le Duché d’Aoste du 5 octobre 1898. Le succès de l’initiative encourage Baudin qui préconise la création d’un jardin botanique à côté et d’une bibliothèque scientifique de support.

C’est l’époque des grandes expositions italiennes pour la valorisation des ressources nationales qui accordent toujours un espace aux spécialités régionales. C’est à celle de Milan de 1881 que Vescoz expose pour la première fois son relief de la Vallée d’Aoste. Vescoz et d’autres valdôtains seront aussi présents à celle de 1884 à Turin où le CAI reconstruit une maison rurale alpine ; à la grande exposition vaticane de Rome où Vescoz offrira l’un des ses reliefs au Saint-Père ; à celle de Turin en 1898 où dans une  maison valdôtaine reconstruite l’on expose des objets en bois et des produits agricoles.(42)Cristina Ronc, 1995 L’époque des grandes expositions culminera en 1911 avec l’extraordinaire exposition de Rome pour le cinquantenaire de l’unité d’Italie.

L’âge d’or des débuts de l’ethnographie valdôtaine : Joseph-Siméon Favre ou les chants de nos montagnes

Joseph-Siméon Favre naît à Aoste en 1859. Son père Etienne était tanneur et sa mère Marie-Rose Duc, ménagère, était la sœur du chanoine Pierre-Etienne Duc, historien et homme de culture. Après quelques années de séminaire à Aoste, Joseph-Siméon suit son penchant artistique et va étudier les beaux-arts à Paris. Il a ainsi l’occasion d’apprendre les rudiments de la nouvelle science du folklore. Il lit des pionniers de cette discipline comme Théodore-Joseph Boudet de Puymaigre, Paul Sébillot, et des romanistes comme Gaston Paris. Il s’établit à Séez, en Tarentaise, où il épouse Victorine-Faustine Mayeur, fille de cultivateurs et il y exerce le métier de peintre. Il entreprend des recherches sur les traditions tarines sans pour cela négliger celles de sa vallée natale. En 1895, il est contacté par Julien Tiersot, à l’époque bibliothécaire adjoint au conservatoire de Paris, chargé par le ministre français de l’Instruction Publique de recueillir les chansons populaires des Alpes françaises. Tiersot, dans son rapport au ministre à la fin de l’enquête sur le terrain, réserve des paroles flatteuses à l’égard de ce montagnard disponible, instruit et surprenant. Il le considère son principal collaborateur à la recherche(43)Tiersot Julien, 1901 « Remontant encore plus loin, nous nous arrêtâmes à Séez. Ici, je trouvai un des hommes qui ont le plus efficacement coopéré à mes recherches et, je puis le dire, un véritable collaborateur. ». Favre avait déjà recueilli pour son compte plus de cent chansons valdôtaines et tarines ainsi qu’un cahier de chansons. Il confie tout ce matériel à Tiersot qui transcrit les mélodies en écoutant Favre lui-même chanter tout le répertoire rassemblé (44)Tiersot Julien, 1901 ! La rencontre avec Tiersot stimule Favre qui poursuit sa collecte dans la Haute-Tarentaise et, par courrier, transmet systématiquement à Tiersot les résultats de ses enquêtes. Il est pratiquement le seul référant de Tiersot pour la Tarentaise.

Favre ne verra jamais l’œuvre de Tiersot publiée : le 13 juillet 1900 il se jette dans les eaux de l’Isère et son corps sera retrouvé quelques jours après. Il était, probablement, désespéré à cause d’une dette qu’il ne pouvait honorer.

Ses écrits ont paru dans les feuilles valdôtaines d’inspiration plutôt libérale : Le Valdôtain, Le Mont-Blanc, L’Almanach du Ramoneur et sur le Bulletin de l’Académie de la Val d’Isère. Plusieurs travaux inédits étaient conservés par la famille Freppaz de Séez et ils ont été publiés, en bonne partie, en 1972, par Bruno Salvadori.

En 1889 paraît en feuilleton sur l’hebdomadaire  Le Valdôtain  la première livraison de Essai sur l’ethnographie du Pays d’Aoste. La première partie est consacrée à l’histoire de la Vallée. L’auteur parle longuement des Ligures et des Celtes en mélangeant d’une manière acritique les rares certitudes avec tout le légendaire ; ensuite, il passe à la description physique des différents types de Valdôtains les mettant en relation avec les Germains, les Celtes, les Ligures, mais aussi les Finlandais, les Irlandais ou les Juifs… Il conjugue les races avec les tempéraments et essaye ainsi d’expliquer les caractères des habitants des différentes communes valdôtaines : c’était la mode de l’époque, hélas. La partie linguistique qui suit souffre des mêmes faiblesses que les précédentes et des pages entières sont consacrées aux langues ligures et celtiques qui ont nourri le lexique des patois valdôtains. Mais, étonnamment, Favre connaît aussi les théories très récentes du linguiste Ascoli Graziadio Isaia et range correctement les patois valdôtains parmi les parlers francoprovençaux(45)C’est en 1873 que G.I. Ascoli déclare la  naissance  du francoprovençal le définissant par rapport à des traits originaux, à la langue d’Oc et d’Oïl et le délimitant à l’intérieur de l’aire galloromane, dans ses Schizzi franco-provenzali. L’article souleva un grand débat entre spécialistes qui dureront pendant des décennies. Cerlogne n’utilise jamais le mot francoprovençal bien que le recueil de ses poèmes (1889) et l’édition de son dictionnaire (1908) paraissent bien après l’essai de Ascoli..

Cette première partie de l’essai, malgré quelques intuitions brillantes, est largement dépassée par les temps. Et, probablement, elle était déjà vieille et dépassée au moment de la rédaction… Le chapitre sur la littérature orale, malgré quelques extrapolations vers les Ligures et les Celtes, est encore actuelle et dénote une certaine connaissance de la littérature scientifique sur le sujet. D’abord, Favre définit avec compétence le domaine de la littérature orale, de la chanson aux légendes, des proverbes à la fête populaire, puis il met en évidence comment cette littérature, loin d’être particulière au Pays d’Aoste, est copartagée par les régions voisines, celles de l’aire galloromane en particulier. Comme déjà Grappein et Orsières, il ne résiste pas à la tentation de nous proposer un portrait du Valdôtain, portrait qu’il élargit aux populations des Alpes occidentales, certainement stéréotypé, mais moins conventionnel que celui de ses deux compatriotes : « Le moindre examen suffit à démontrer la pauvreté d’imagination chez les populations de nos Alpes occidentales. Ne leur demandez pas de grandes conceptions, ne leur parlez pas de vastes entreprises, n’exigez pas d’elles de sublimes élans de dévouement. Les petites vertus domestiques, le bon sens, l’esprit d’ordre et d’économie, un attachement profond pour les anciens usages et un certain esprit de tolérance, voilà leurs bonnes qualités. La platitude de l’esprit, l’étroitesse des vues, une indifférence profonde pour tout ce qui ne touche pas de près à leurs intérêts, une certaine rouerie de maquignon qui est loin de la finesse du Gascon, une lenteur désespérante, une lourdeur maladroite, sont les mauvais côtés que l’observateur mal disposé remarque tout d’abord chez le Valdôtain »(46)Bruno Salvadori, 1972.

L’année après, en 1890, sur le même journal, Favre nous propose un autre feuilleton : Folklore Valdôtain . Il met à côté sa veine d’historien et de théoricien pour celle d’homme de terrain, d’ethnographe. Et c’est à ce titre qu’il donne son mieux. Il présente avec enthousiasme des vieux chants populaires valdôtains, il cherche d’où ils viennent, il compare les variantes, il étale des références littéraires, de Shakespeare à Burns, de Goldsmith à Thomas Moore. Certes, sa prose est un peu surchargée d’images, ses digressions un peu trop fréquentes, son érudition trop affichée mais ses textes transsudent d’enthousiasme, de joie et d’amour pour le Pays. De 1894 à 1898, Favre publie en feuilletons la suite de  Folklore Valdôtain   et intitule la nouvelle série d’articles  Chansons populaires recueillies dans la Vallée d’Aoste . Il divise son corpus en cinq catégories : chants historiques, légendes chantées, chansons pastorales, chansons d’amour et anecdotiques. Un court essai précède la partie plus anthologique. L’auteur, comme d’habitude, place les différents chants dans un contexte élargi et arbore, hélas, toute son érudition, empreinte de  celticisme , en établissant des parallèles incongrus. Presque en passant, il nous rappelle les anciens costumes et les vieilles danses oubliées : « C’est la pavane solennelle où les jeunes filles tiennent leur tablier étendu en éventail, c’est le menuet léger, élégant, c’est la montferrine tourbillonnante qui prête aux gambades folles des garçons et, surtout, le quadrille savant et compliqué de figures diverses où toutes les danses se fondent ensemble, depuis la valse jusqu’à la ronde »(47)Bruno Salvadori, 1972. Dans le chapitre consacré aux chants historiques, Favre rappelle minutieusement l’événement évoqué dans la chanson, enquête sur les sources possibles et prend position dans les cas controversés en exposant ses raisons. Sa présentation, le style un peu redondant à part, est donc très moderne. Dans le chapitre sur les légendes chantées il nous présente une riche moisson de chants narratifs, d’un intérêt certain, en très grande partie oubliés par la tradition moderne valdôtaine. Rappelons encore la belle étude faite avec Joseph-Marie Révial  Le Grand et le Petit-Saint-Bernard  paru dans le Bulletin de l’Académie de la Val d’Isère  et les nombreuses contributions à l’étude des traditions populaires de Tarentaise, parmi lesquelles nous devons rappeler  La vache perdue ; les messes lointaines  où nous trouvons la plus ancienne attestation du mythe fondateur du Valgrisenche.(48)Favre Joseph-Siméon, La vache perdue; les messes lointaines, in L’Echo de Brides les Bains et Salins-Moûtiers, N. 88, 1891 Favre fut aussi peintre et illustrateur. Il illustra, entre autre, les  Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys  de Jean-Jacques Christillin et sa contribution à l’ouvrage, bien probablement, ne se borna pas aux seules illustrations.

L’âge d’or de l’ethnographie: l’abbé Jean-Jacques Christillin et les récits légendaires

Drôle de destin que celui de Jean-Jacques Christillin!

Lin Colliard(49)Historien, paléographe, ancien directeur des Archives Régionales de la Vallée d’Aoste, auteur de nombreuses études sur l’histoire valdôtaine et de La Culture Valdôtaine au cours des siècles (Imp. ITLA, Aoste, 1972), ouvrage monumental sur la production littéraire valdôtaine., dans son ouvrage magistral sur la culture valdôtaine écrivait en 1976 : « Son œuvre qui avait connu un succès éclatant au début de notre siècle, avait par la suite subi un regrettable oubli et ce n’est qu’en ces derniers temps qu’elle s’est de nouveau imposée à l’attention du public grâce aux deux éditions des légendes »(50)Après la première édition qui paraît à Aoste, chez Duc en 1901, l’ouvrage a connu deux rééditions : en 1963 par l’Imp. Marguerettaz d’Aoste et en 1970 par Musumeci, toujours d’Aoste..

Jean-Jacques-Abraham Christillin (1863- 1915)(51)Baptisé Jean-Jacques Christillin, il était couramment appelé Abraham mais il signe Jean-Jacques ses Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys et Jacob ses contes dans La Tradition. Dans un petit manuscrit intitulé Médecine il signe Johannes Jacobus. Dans ses correspondances avec le Mont Blanc, la plupart anonymes, il utilise parfois le pseudonyme Lavallys. est né à Issime le 3 juillet 1863(52)Dans les différentes sources consultées, on trouve des dates de naissance différentes : 1862 et 1863 dans des nécrologies de l’époque; 1864 dans le Dictionnaires Biographiques des Ecrivains Internationaux; l’acte de naissance conservé à la commune d’Issime porte quant à lui la date du 3 juillet 1863. de Jacques Nicolas et de Marie Catherine Hélène Christillin.

Conformément à la meilleure tradition issimienne, son père était maçon et, d’après son livret de travail, il prêta son œuvre appréciée pendant de longues années au Piémont et en Savoie.

La famille était pauvre et le jeune Abraham, comme on l’appelait au village, connaît une enfance laborieuse, se vouant à tous les travaux réservés aux enfants dans nos milieux agricoles de l’époque.

Il entre au séminaire diocésain et suit régulièrement ses études avec quelques difficultés dues à sa mémoire défaillante.

De grande taille, il était surnommé par ses amis la Tour Eiffel. Doué d’un tempérament calme et réfléchi, d’un caractère jovial, il entretient d’excellentes relations avec son entourage. Esprit curieux et ouvert, il se passionne pour les disciplines les plus diverses : sciences, techniques, littérature, langues…

Ordonné prêtre en 1886, il collectionne en peu de temps un nombre impressionnant de vicariats :

« …on le nommait volontiers dans des postes difficiles avec la secrète mission de désarmer par son calme les incandescences de quelques servantes hystériques ou l’humeur jalouse de quelques vieux curés »(53)Romain Vésan, 1998..

Ses idées ouvertes vers un catholicisme libéral éclairé nuisent sans doute à sa carrière ecclésiastique et sont probablement à l’origine de ses pérégrinations.

En décembre 1893, il est nommé recteur de La Trina, petit hameau de Gressoney-Saint-Jean où il restera jusqu’en 1904, occupant ainsi la place qui avait été celle de Jean-Baptiste Cerlogne entre 1889 et 1890. Il est triste de constater comment trois éminents membres contemporains du clergé valdôtain, J-B Cerlogne, Aimé Gorret et notre auteur, qui ont illustré notre culture dans des domaines assez proches, qui ont joui de l’amitié de rois, princes et personnalités éminentes sur le plan international, aient connu les mêmes expériences de vicaires toujours en mouvement, de recteurs dans des villages isolés et de curés hors du diocèse, signe évident d’un manque de syntonie avec la hiérarchie ecclésiastique valdôtaine.

Les neuf ans d’ «exil» à La Trina sont pour Christillin très enrichissants du point de vue humain et culturel. Bien qu’à l’écart, il reçoit des visites, entretient des relations avec des personnalités du monde culturel, s’adonne aux observations scientifiques qui lui sont chères et, surtout, écrit les Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys qui feront sa fortune littéraire.

Cet ouvrage, édité en 1901, parut, paraît-il, grâce à la contribution financière de la Reine Marguerite qui effectuait de longs séjours à Gressoney-Saint-Jean. La Reine demanda un jour à Christillin quelque chose à lire sur la Vallée d’Aoste; elle reçut ainsi le manuscrit des légendes qu’elle apprécia beaucoup. À connaissance des difficultés économiques de l’abbé, elle se chargea des frais d’édition de l’œuvre(54)Dans Una nobile vita-l’Abate J-J Christillin, nécrologie anonyme parue sur un journal, probablement piémontais. La coupure de journal m’a été fournie par Grat Vésan junior..

L’ouvrage est l’objet de recensions flatteuses en Vallée d’Aoste et ailleurs et reçoit un excellent accueil dans les milieux scientifiques. Cet accueil a été tellement favorable que Légendes et récits eut l’honneur en 1908 d’une édition italienne, préfacée par Antonio Fogazzaro. Peu d’auteurs valdôtains peuvent se vanter d’avoir été traduits.

C’est probablement à la période de La Trina que nous devons la collecte des dix contes de Cogne parus dans la revue La Tradition entre 1902 et 1905. Ces dix contes, ignorés en Vallée d’Aoste mais bien connus par les spécialistes, représentent à l’heure actuelle un petit mystère : dans ses pérégrinations, Christillin n’a cependant jamais exercé son ministère ni séjourné à Cogne et on ne lui connaît pas d’amis susceptibles de l’avoir renseigné. A moins que ce ne soit Joseph-Siméon Favre.

Mais les jours tranquilles et laborieux de La Trina devaient se conclure d’une bien désagréable manière et Christillin doit émigrer à Turin : «Il s’établit à Via dei Mille et c’est là que nous le reverrons bien souvent dans une pauvre chambre où il verra tout sauf le bonheur. Il souffrit la faim, le froid, les persécutions, les contradictions, les ennuis des créanciers, tous les tours de la mauvaises fortune »(55)Romain Vésan, 1998..

Grâce à ses relations, il devient précepteur des enfants de deux familles nobles piémontaises : le comte de San Marzano et le marquis de La Tour.

Homme d’une culture encyclopédique, il parlait à la perfection le français, l’allemand et l’italien et il se débrouillait en anglais, tout en pratiquant aussi son dialecte maternel toitschu, le francoprovençal et le piémontais.

Passionné de voyages, il a ainsi l’opportunité de suivre ses employeurs dans leurs randonnées en Europe. Il visite en particulier la Suisse, l’Allemagne, la France et l’Angleterre, «Il a visité à peu près toutes les capitales d’Europe et les principales villes»(56)Romain Vésan, 1998..

Il devient ensuite missionnaire de l’Opera Bonomelli, qui exerçait son apostolat auprès des émigrés italiens en Europe. Il occupe les secrétariats de Briey et de Tucquegnieux en Meurthe-et-Moselle, puis est nommé directeur de l’œuvre bonemelienne à Gretchen, en Suisse, où la mort le surprend. Il devait être transféré à Paris où il avait toujours espéré pouvoir vivre(57)Alexis Bétemps, 2001..

La documentation, conservée par la famille et que j’ai pu consulter, se rapporte à la période d’apostolat en Vallée d’Aoste et va de 1879 aux premières années du XXème siècle.

Je n’ai donc rien de nouveau sur la dernière période de sa vie probablement la plus riche et intéressante, celle de son séjour à Turin et de ses missions pour l’Opera Pia Bonomelli.

Jean-Jacques Christillin avait donc une taille imposante et une vitalité inépuisable. Passionné d’alpinisme, tout en ne pouvant pas afficher un palmarès comparable à celui d’Aimé Gorret, il s’est quand même distingué en escaladant plusieurs pics dont ceux du Massif du Mont Rose en premier lieu. Lors de son séjour à Turin il pratique la boxe pour sa défense personnelle et, à ce qu’il paraît, il a même eu l’occasion de s’en servir.

Sa vivacité intellectuelle fait pendant à sa vigueur physique.

Il était doué dans plusieurs disciplines, les sciences d’abord : dans ses notes nous trouvons plusieurs textes se rapportant à des expériences de physique, une lettre à un journal local où il conteste la nouvelle publiée d’une aurore boréale en Vallée d’Aoste en 1883 et il propose son explication du phénomène, des notation météorologiques, des inventaires de plantes et de fleurs; il s’intéresse à la médecine populaire puisqu’il transcrit plusieurs remèdes pour guérir les différents maux y compris la recette pour un élixir de longue vie; il ne dédaigne pas non plus la cuisine, transcrivant des recettes apprises au hasard de ses pérégrinations.

Il note des vieux chants valdôtains, parmi lesquels une belle version de la complainte du Juif errant. Il aimait chanter comme la plupart des Valdôtains. Son ami et confrère Romain Vésan avoue avoir appris plusieurs chansons de l’abbé Christillin. Il jouait aussi, paraît-il, de l’harmonium et du violon.

Il adorait les mots d’esprit : sa conversation était brillante et, à ce qu’il paraît, pétillante et riche en boutades.

Archéologue, d’après le Dictionnaires Biographiques des Écrivains Internationaux, « il a étudié les ruines de 37 châteaux du Moyen Age ». Malheureusement nous n’avons rien retrouvé sur cette recherche.

Personnalité polyvalente comme beaucoup d’érudits de sa génération, il avait un penchant marqué pour le collectionnisme : minerais, herbes et fleurs, timbres-poste, images pieuses, noms curieux ou rares, anecdotes, calembours, contes et récits.

Il entretient aussi une correspondance nourrie avec ses confrères et avec des personnalités du monde de la culture.

Dans ses notes, nous retrouvons quelques brouillons de lettres et des listes d’adresses, parmi lesquelles celle de la rédaction de la revue La Tradition, celle du Club Alpin de Londres, celle de Joseph-Siméon Favre, etc.

Son œuvre la plus importante est sans aucun doute Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys. L’auteur nous accompagne dans un parcours merveilleux, de Pont-Saint-Martin à Gressoney-la-Trinité, visiter les centaines de légendes qui on marqué les rochers, les lacs, les ponts, les alpages ou les châteaux de la Valleise. Ce sont des récits qu’il a recueilli de la vive voix de témoins de son temps et qu’il a pensé transcrire pour «… sauver de l’oubli beaucoup de traditions pleines de charme… »(58)Jean-Jacques Christillin, 1901.. Il le fait avec un style concis, sans rien concéder à l’emphase. C’est la parole du témoin qui prime sur la plume de l’écrivain. Ce qui a bien été mis en évidence par Antonio Fogazzaro qui a signé la préface de la traduction en italien : « Il signor abate Christillin vi ha messo del proprio il meno che ha potuto e ha fatto bene »(59)Jean-Jacob Christillin, 1908. «Monsieur l’abbé Christillin a mis le moins possible du sien et il a bien fait ».. En plus, l’œuvre de Christillin a le grand mérite d’être exhaustive, si ainsi on peut dire, ayant l’auteur enquêté sur une zone géographique précise et limitée. Ce recueil, avec la collecte de chansons de Favre fournie à Tiersot, représentent la plus grande contribution valdôtaine du XIXe siècle à l’ethnographie alpine. Quant aux dix contes de Cogne publiés de 1902 à 1905 dans la revue La Tradition de Paris, ils représentent une moisson précieuse d’une production littéraire rare en Vallée d’Aoste, celle des contes merveilleux qui avaient suscité l’admiration de Paul Delarue. Ils seront réédités en 1992 en Vallée d’Aoste où personne n’était au courant de l’existence de cet ouvrage !

En conclusion aux Contes et récits, Christillin écrit un chapitre de Mélanges et variétés où il présente les principaux usages traditionnels de la Valleise, profanes et religieux.

Pour ce qui est des traditions religieuses, il faut rappeler le chanoine Pierre-Antoine Cravel (1849-1910) de Brusson qui recueillit les coutumes religieuses et les usages populaires de dix-huit paroisses valdôtaines. Son œuvre demeura inédite et, à la mort de l’auteur, il finit dans les mains de Jules Brocherel. Le manuscrit, sera finalement publié par Lin Colliard en 1969(60)Pierre-Antoine Cravel, 1969. et l’œuvre de Cravel, souvent utilisée sans même être citée, obtient la juste reconnaissance.

Jean-Baptiste Cerlogne le patois et les almanachs de fin de XIXème siècle

C’est à Barbania, au Piémont, que Jean-Baptiste Cerlogne rédige et imprime son premier almanach : « Dzan Pouro. Armanaque dou velladzo ».

Jean-Baptiste Cerlogne (1826-1910) est né d’une famille paysanne, à Cerlogne, hameau de Saint-Nicolas. Comme tous les enfants de l’époque, très jeune déjà, il aide la famille dans les travaux de la campagne. A 7 ans il part à Marseille comme petit ramoneur. Là, il travaillera aussi dans des hôtels jusqu’à son retour pour participer à la première guerre d’indépendance italienne. Grandi à la montagne dans la pauvreté qui l’accompagnera sa vie durant, éduqué à la piété chrétienne et au respect pour la famille, il mûrit un amour sincère et profond pour le Pays, la Vallée d’Aoste. Les études tardives lui permettront de mieux servir son Dieu tout en chantant en patois, poète inégalé, la quotidienneté profonde de son peuple. Il est ordonné prêtre en 1864, à 38 ans, et il devient curé de Champdepraz après avoir fait le vicaire dans plusieurs paroisses valdôtaines (1870). En 1879, il est recteur à Saint-Jacques d’Ayas et laissera son poste en 1884 à Aimé Gorret pour rejoindre la rectorie de La Trina, à Gressoney où il restera jusqu’en 1891. Il vend sa vigne à Champdepraz pour payer l’impression de ses poésies et, en 1891, va faire le chapelain , dignité ecclésiastique comparable à celle de recteur, à Barbania, au Piémont,  suivi de « sa vieille servante de 67 ans, de son chat et de sa petite machine à imprimer »(61)Jean-Baptiste Cerlogne, 1902 qu’il avait achetée à Milan quatre ans auparavant. Il y reste jusqu’en 1901 après s’être chargé de sept chapellenies différentes. En 1901, il est nommé recteur de Vieyes d’Aymavilles et, en 1903, vieux et malade, il se retire au Prieuré de Saint-Pierre, puis à Villeneuve chez un compatriote de Saint-Nicolas. En 1910, il est accueilli à la cure de Saint-Nicolas où il meurt en automne de la même année. Cerlogne rédige et imprime son almanach à Barbania. Cela a été, peut-être une manière de vivre son Pays tout en étant éloigné. Il l’écrit entièrement en francoprovençal, ce qui est une nouveauté en absolu. Les textes en francoprovençal sont encore très rares dans le panorama littéraire valdôtain : ses feuilles volantes et ses « Poésies en dialecte valdôtain » à part, publiées en 1890, deux ans seulement avant la parution de l’almanach. Les deux seuls numéros de Dzan Pouro paraissent en 1892 et 1893, composés de quelques pages uniquement. Après le calendrier et les informations sur les astres, ils offrent une dizaine de récits pour rire et sourire, séparés les uns des autres par des proverbes et des dictons. Cerlogne lui-même, dans sa courte introduction précise que son almanach a comme but « de récréer ses compatriotes par un délaissement honnête, durant les longues soirées d’hiver et favoriser l’esprit de famille ». Ce n’est pas grand-chose, mais la proposition de Cerlogne, rompt avec la tradition des almanachs précédents et donne finalement la parole au peuple, par l’intermédiaire d’un fils du peuple qui n‘a jamais oublié sa souche. Dzan Pouro prépare le chemin à un autre almanach qui paraîtra la première fois en 1895, comme étrenne de l’hebdomadaire Le Mont-Blanc : Le Ramoneur . Le Mont-Blanc, hebdomadaire d’inspiration libérale(62)Gianna Cuaz Bonis et Paolo Momigliano Levi, 1998., de propriété de l’imprimeur Edouard Duc, venait de prendre la relève du Valdôtain et paraîtra pendant 45 ans, jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale. Ce nouvel almanach, écrit essentiellement en français, tout en accueillant parmi ses collaborateurs l’abbé Cerlogne, n’est pas rédigé par des « fils du peuple », mais par une belle équipe d’intellectuels ouverts sur les problématiques liées aux classes défavorisées, les paysans d’abord puis les ouvriers, dont le poids deviendra prédominant au XXe siècle. Tout en dénonçant les conditions déplorables des classes populaires et avançant des propositions pour les améliorer, Le Mont-Blanc ainsi que son almanach Le Ramoneur s’ouvre aussi à la production littéraire du peuple, du peuple valdôtain en particulier : chants, légendes, proverbes, etc. Le premier numéro illustre son titre et presque la totalité des articles publiés parlent des ramoneurs, des petits ramoneurs en particulier. Comme l’on sait, le travail de ramonage a été, pendant des siècles, une spécialité savoyarde et valdôtaine. L’équipe des collaborateurs est extraordinaire et rassemble quelques personnalités étrangères éminentes et les meilleures plumes de la Vallée : l’avocat grenoblois Henri Ferrand, ami de l’abbé Gorret, alpiniste et écrivain, l’alpiniste anglais Budden, Louis-Napoléon Bich, président du Comice Agricole, Victor Manzetti, violoncelliste et poète, Oyen Mellé, professeur à l’Académie Militaire de Turin, Jean-Baptiste Cerlogne, Joseph-Siméon Favre, Jean-Antoine Farinet alias Tonin de l’Arba journaliste réputé et, bien sûr, Edouard Duc, le propriétaire du Mont-Blanc. Dans son deuxième numéros, deux autre collaborateurs prestigieux s’ajoutent : Vallys, pseudonyme de Jean-Jacques Christillin et Edelweiss, comme signait l’épouse d’Edouard Duc, Joséphine Teppex qui débute sa belle carrière de rédactrice du Mont-Blanc et de conteuse délicate qui s’inspire des récits populaires. Contrairement à Christillin, soucieux de reproduire les témoignages littéraires du peuple de la manière la plus fidèle possible, Joséphine Teppex interprète la tradition et développe à sa manière le motif légendaire traditionnel. Elle doit être considérée, ainsi, plus une femme de lettres qu’une scientifique, plus une conteuse qu’une ethnographe(63)Josephine Duc-Teppex, 1976. Le Ramoneur paraîtra jusqu’en 1926 tout en connaissant plusieurs interruptions. Mais entre temps, à partir de 1912 paraît le Messager Valdôtain, fondé par le jeune Jacquême, grand espoir des lettres valdôtaines, qui mourra en guerre quelques années après. Mais son almanach continue à paraître régulièrement encore de nos jours pour entrer, bien accueilli, dans toutes les familles valdôtaines.

Le vingtième siècle ou la crise des vocations

Tous les grands folkloristes de la fin du XIXe siècle meurent avant la fin de la première guerre mondiale : Joseph-Siméon Favre (1900), Amé Gorret (1907), Jean-Baptiste Cerlogne et Pierre-Antoine Cravel (1910), Jean-Jacques Christillin (1915), Tancrède Tibaldi (1916), Jacquême (1917). Benjamin Baudin mourra de la grippe espagnole tout juste après, en 1922. Et ils n’auront pas de continuateurs. Les temps n’étaient plus favorables à une approche ethnologique telle que celle des pionniers. La recherche passionnée des anciens usages et savoirs, partagés, en grande partie, avec les communautés galloromanes voisines du Valais et de la Savoie, n’est plus dans l’esprit des temps. L’âge des nationalismes obtus a commencé. L’ethnologie italienne de la fin du XIXe siècle était presque unanime sur l’idée que la culture populaire italienne était la somme d’une grande quantité de cultures régionales, souvent bien différentes entre elles. C’était là une évaluation correcte et, dans cette perspective, la culture valdôtaine, dans toute sa diversité, aurait très bien pu faire partie de la mosaïque italienne. Mais à partir de cette constatation de l’évidence, acceptée un peu par tout le monde, il y avait deux attitudes différentes face à l’avenir envisagé pour ces différences culturelles. Des personnalités comme Aldobrandino Mochi et Lamberto Loria tendent à considérer les différences comme des richesses culturelles à sauvegarder. Loria avait eu dans sa jeunesse des expériences auprès de populations dites primitives en Océanie et cela l’avait certainement marqué. Mais il y avait aussi un courant de l’ethnographie inspiré par celui qui est considéré parfois le père de l’ethnographie italienne : Giovenale Veggezzi-Ruscalla. Pour lui, l’ethnographie, en étudiant les comportements des peuples, doit servir à ceux qui les gouvernent(64)Sandra Puccini, 2005. Cette conception, qui n’est pas une invention de Vegezzi-Ruscalla, est une des idées, pas toujours clairement avouée, qui sont à l’origine même de l’ethnographie mondiale. N’oublions pas que l’ethnographie a été d’abord une science coloniale, prônée dans les grands empires de l’époque, tels que ceux de la Grande-Bretagne ou de la France. Dans cette optique, l’ethnographie devient un instrument de contrôle social pour les puissances coloniales. Evidemment, cette deuxième option ne pouvait pas être en syntonie avec les sentiments valdôtains. Mais, au-delà de ce type d’instrumentalisation liée à des moments historiques particuliers, la recherche ethnographique est neutre, en elle-même. Ainsi, elle est conforme aux attentes, soit de ceux qui se réjouissent des différences et souhaitent les conserver, soit de ceux qui veulent les connaître pour mieux les uniformiser à un stéréotype plus facilement gouvernable. Comme cela, de grands projets comme celui de l’exposition nationale de 1911 pouvaient profiter des contributions des savants se reconnaissant dans les deux tendances. Dans un jeune état comme l’Italie de la fin du XIXe siècle, à la recherche de sa propre identité, avec de gros problèmes de compréhension et d’entente entre les différentes communautés naturelles, avec des ambitions internationales croissantes, il n’est pas étonnant que la ligne gagnante sera celle de Giovenale Veggezzi-Ruscalla. Veggezzi-Ruscalla était bien connu en Vallée d’Aoste puisqu’il avait écrit en 1861, au lendemain de l’unification italienne, un pamphlet qui niait le droit des Valdôtains à la langue française et qui avait provoqué l’indignation générale, mettant d’accord Libéraux et Conservateurs(65)La réponse, sollicitée par l’administration communale de la ville d’Aoste, dure et documentée, lui viendra immédiatement (1862) du chanoine Edouard Bérard, au nom de la Vallée d’Aoste toute entière. Le nom de Veggezzi-Ruscalla fut utilisé pendant un siècle et parfois il l’est encore aujourd’hui, pour flétrir qui met en discussion le droit à la langue française de la communauté valdôtaine.. Il ne pouvait donc pas être un ambassadeur de la nouvelle science crédible en Vallée d’Aoste. Les mouvements nationalistes italiens qui, en Italie, aboutiront rapidement au fascisme adopteront ce type d’ethnographie agressive qui pourrait être synthétiquement décrite par la formule « connaître pour gouverner ». A la lumière de ces nouvelles tendances idéologiques, nous pouvons facilement comprendre comment, en Vallée d’Aoste, n’existaient plus les conditions nécessaires pour continuer ce type de recherche. Et ce n’est pas un cas que l’espace de l’ethnographie valdôtaine sera occupé en manière presque exclusive(66)Seule exception digne de note est le petit livre d’Anaïs Ronc Désaymonnet, In Val di Cogne, Ivrea, 1929. Il s’agit d’un court essai sur les traditions de Cogne complété par une belle petite moisson de contes. L’auteur est une jeune institutrice qui s’illustrera plus tard, le fascisme tombé, par des récits et des poèmes en patois sous le couvert du pseudonyme Tanta Naïs., entre 1920 et 1950, par une personnalité comme Jules Brocherel, fonctionnelle au régime fasciste, qui s’occupera essentiellement de culture matérielle sans trop toucher les domaines qui auraient pu rappeler aux Valdôtains leur appartenance culturelle à l’aire galloromane(67)Alexis Bétemps, Jules Brocherel…, 2000.

L’ethnographie valdôtaine et le contexte européen

L’ethnologie italienne, tout du moins celle qui est officielle, entre donc dans un tunnel où l’air se fait de plus en plus irrespirable. Tendance qui s’affirmera aussi dans les pays à régime totalitaire, tel que l’Allemagne et d’autres encore. Ce tunnel aboutira au fascisme et à son utilisation instrumentale de l’étude des traditions populaires. Les frontières commencent à peser lourd sur la culture et cela est une expérience tout à fait nouvelle pour les intellectuels valdôtains habitués à de plus grands espaces. Si l’on pense, surtout, à l’étendue des amitiés et des connaissances de nos premiers folkloristes ! Bien sûr, c’est surtout dans l’univers francophone qu’ils planent de préférence mais cet univers, à l’époque, était bien plus étendu qu’aujourd’hui : le français était connu aussi dans le monde germanophone et anglophone et était encore une langue à très large diffusion mondiale. Au Piémont, en particulier, l’élite intellectuelle était bilingue et, généralement, les Piémontais utilisaient volontiers le français et ils s’adressaient à leurs correspondants valdôtains en langue française, tout comme les membres de la Maison royale. Amé Gorret était ami intime du roi Victor-Emmanuel II et de la reine Marguerite aussi, tout comme Jean-Baptiste Cerlogne et Jean-Jacques Christillin. L’abbé Gorret, plutôt délaissé par ses collègues et compatriotes, était très apprécié dans les milieux des alpinistes piémontais et dauphinois en particulier. Guido Rey était son ami fraternel et s’occupera même de l’abbé dans sa vieillesse; c’est à la suite de ses sollicitations que Gorret écrira son autobiographie. L’avocat Henri Ferrand de Grenoble, fondateur et longtemps président de la Société des Touristes dauphinoise, auteur de nombreux écrits sur la toponymie alpine a été son ami fidèle et affectionné(68)Alexis Bétemps, 2007. Un autre ami sincère a été l’alpiniste anglais Richard Henry Budden, entre beaucoup d’autres choses, directeur de la revue « Le Touriste » de Florence, pour laquelle Gorret a écrit de nombreux articles. Gorret comptait aussi des amis dans le monde scientifique tels que le botaniste Lino Vaccari ou le géologue Martino Baretti.

Jean-Jacques Christillin aussi était un esprit cosmopolite. Polyglotte, il était en bonne relation avec la cour et la petite noblesse piémontaise. Il était ami de Fogazzaro qui préfaça la traduction en italien de ses Légendes et récits de la Vallée du Lys. Il publia ses dix contes de Cogne sur une revue importante pour l’ethnographie comme la revue parisienne La Tradition(69)En 1887, Henry Cornoy sortit de la revue que Paul Sébillot avait fondée une année auparavant La Revue des Traditions populaires et fonda La Tradition, revue traitant des mêmes arguments mais avec des ambitions plus littéraires.. Pour y arriver, au de là de la qualité de ses écrits, il fallait bien qu’il ait connu quelqu’un de bien introduit.

Mais la personnalité la plus étonnante pour le nombre et la qualité de ses relations est l’humble prêtre de Saint-Nicolas, ancien ramoneur et cuisinier du séminaire d’Aoste, réservé et un peu rustre, apparemment : Jean-Baptiste Cerlogne. Cerlogne est en contact avec tous les principaux romanistes européens de l’époque : le français Paul Meyer, le phonéticien abbé Pierre Rousselot, le suisse Jean Jeanjacquet du Glossaire des Patois Suisses Romands, Henri Morf, philologue de l’Université de Zurich, le romaniste italien Luigi Zuccaro e le dialectologue Carlo Salvioni, Paul Mariéton, président de la Société des Félibres de Paris, et le grand poète provençal Mistral. Un discours à part mérite sa correspondance avec le comte Constantin Nigra avec qui Cerlogne échangea de nombreuses informations. Entre autre, Nigra achète pour 1000 lires les quatre mille mots de patois qui seront publiés à son nom dans le petit dictionnaire qui paraîtra posthume !

L’abbé Gorret avait une grande renommée et ses relations intellectuelles et scientifiques sont relativement faciles à reconstruire ; pour ce qui est de Christillin et de Cerlogne des archives privées sont conservées et une partie de leur correspondance épistolaire est connue ; quant à Favre et à Tibaldi, malheureusement, il ne nous reste que très peu de choses. Heureusement, les contacts de Tibaldi avec Lamberto Loria en vue de l’exposition de Rome de 1911 sont très bien documentés. Mais c’est presque tout ce que nous connaissons de ses rapports avec l’extérieur.

De Favre, nous savons qu’il avait suivi à Paris les cours de Sébillot et qu’il avait collaboré ensuite avec Julien Tiersot pour l’enquête sur le chant populaire dans les Alpes françaises. Homme de vaste culture littéraire, il cite souvent Montaigne, Victor Hugo et, surtout, Gérard de Nerval ; il connaît bien sûr les classiques universels comme Dante et Shakespeare  et des auteurs anglais comme Burns, Thomas Moore, Walter-Scott et Goldsmith ; il semble connaître un peu moins les auteurs allemands mais il cite quand même Goethe, Heine, Schiller et Uhland. Nous ne savons pas s’il a eu des contacts directs avec les folkloristes de l’époque mais il est certain c’est qu’il connaissait bien toute la littérature folklorique de l’aire galloromane, celle sur le chant populaire en particulier. Il cite Puymaigre et Auricoste pour la Lorraine, Tarbé pour la Champagne, Beaurepaire pour la Normandie, Bochan pour la Franche-Comté, Bujeaud pour l’Ouest, Champfleury et Montjoie pour la France en général. Il connaît l’œuvre de Costantin Nigra pour le Piémont et probablement aussi les principales collectes italiennes qui l’intéressent moins puisque, dit-il : « Les collectionneurs italiens ne pouvaient admettre dans leurs recueils les produits d’une langue qui n’était pas la leur »(70)Littérature orale du Pays d’Aoste, in Salvadori, 1976..

Le long silence de l’entre deux guerres

Pour conclure, il me paraît indispensable de jeter un coup d’œil rapide sur ce qui suit la génération des pionniers. La période qui va de la première guerre mondiale à la fin de la seconde est dominée par la personnalité et le travail de Jules Brocherel(71)Pour ce qui est de Brocherel, il existe une longue bibliographie à laquelle je renvoie pour toute information supplémentaire. Voir surtout : Bétemps Alexis, 2000, Perrin Joseph-César, 2001, Omezzoli Tullio, 2001.. Brocherel, après l’expérience extraordinaire de la revue « Augusta Praetoria » qui fera connaître la Vallée d’Aoste dans les milieux scientifiques internationaux, tournera ses intérêts scientifiques vers la culture matérielle. Précocement converti au fascisme, il entreprend une carrière extraordinaire dans les institutions italiennes préposées à la sauvegarde et à la promotion des traditions populaires : de 1926 à 1929 il est membre du « Consiglio Centrale dell’ente nazionale delle piccole industrie » ; en 1929, il entre dans le « Comitato Nazionale Italiano per le Tradizioni popolari » et, en 1939, il est nommé « fiduciario regionale della regia Commissione per la revisione della toponomastica della carta d’Italia ». Il devient ainsi le référent principal de presque tous les chercheurs qui viendront en Vallée d’Aoste. Et il y en a de très fameux. Je me bornerai ici à les signaler, tant pour rappeler leur travail, vu qu’on n’en parle pas souvent. Robert Hertz (1881-1915) élève de Durkheim, il séjourne en 1911 à Cogne, probablement conseillé par la famille Farinet. Il étudie le culte de saint Besse et publie en 1912, Saint Besse. Etude d’un culte alpestre(72)In Robert Hertz, 1980, essai qui demeure un texte fondamental pour l’ethnologie alpine et exemplaire pour la méthodologie suivie.

Estela Canziani (1887-1964), ethnologue et peintre anglaise, qui étudia les Alpes occidentales, Savoie, Piémont et Vallée d’Aoste en particulier. En 1913, elle publie sa recherche Piedmontese folklore, traduite en italien et publiée en 1917(73)Estela Canziani, 1993. A l’époque, la Vallée d’Aoste faisait partie du Piémont, ainsi Canziani lui consacre un long chapitre. Elle écrit sur Ayas, sur le combat des vaches, sur Cogne, sur la Confrérie de la Sainte-Croix à Aoste, sur les traditions et les croyances, sur saint Grat, sur la borna dou Croquet de Valgrisenche.

Le Piémontais Giuseppe Cassano en 1914, publie à Aoste, chez J. Brivio et J. Vittaz, La vie rustique et la philosophie dans les proverbes et dictons valdôtains, ouvrage extrêmement riche et documenté, maintes fois reédité.

En 1922, la grande ethnologue autrichienne d’origine juive, Eugénie Goldstern (1884-1942) passe trois mois en Vallée d’Aoste. Elle s’établit à Cogne mais visite presque toutes les vallées. Elle s’intéresse surtout à l’architecture rurale. Elle publie une partie de sa recherche sur la revue d’ethnologie de Vienne(74)Eugénie Goldstern, in Wiener Zeitschrift fur Volkskunde, Wien, 1923. En 2007, le Musée Dauphinois de Grenoble traduit en français et publie l’opera omnia à l’occasion d’une grande exposition sur Goldstern. Parmi les textes traduits, l’inédit Les types de maisons du Val d’Aoste.(75)Eugénie Goldstern, 2007

Paul Scheuermeier (1988-1973), dialectologue, il est rédacteur du grand projet de l’Atlas de l’Italie et de la Suisse (AIS) conçu par deux élèves de Gilliéron, les romanistes suisses Karl Jaberg de l’université de Berne et Jakob Jud de l’Université de Zurich. Les recherches démarrent en 1919 et s’achèvent en 1928, Ce projet se caractérise par l’intérêt que les chercheurs accordent à la culture matérielle, conformément à la conviction que noms et choses,(76)C’est le mouvement d’idées, particulièrement vivace dans les pays germanophones, mieux connu comme Wörter und Sachen. Le professeur Fritz Krüger, de l’université de Hambourg était considéré le chef de file de cette tendance donc dialectologie et ethnographie, vont toujours ensemble. L’enquête valdôtaine est faite pendant l’été 1928 et elle représente la conclusion du projet. Les enquêtes de Scheuermeier son réalisées à Rhêmes-Saint-Georges, Saint-Marcel, Brusson et Chamois.(77)Alexis Bétemps, 1999

En 1928 et 1929, Werner Walser, dialectologue de l’Université de Zurich, élève de Gauchat, séjourne en Vallée pour une étude sur la phonétique des patois valdôtains. En 1937, à Aarau, il publie Zur Charakteristik der Mundart des Aosta-Tales.(78)Les traits caractéristiques du patois valdôtain Dans cet ouvrage, Walser doit ses informations à un paysan cognein âgé de 72 ans et à un cocher-aubergiste de 78 ans. Sas recherche est complétée de nombreuses photos, de Cogne et de Valsavarenche surtout.

En 1936, Ugo Pellis (1882-1943), rédacteur de l’Atlante Linguistico Italiano (ALI), vient aussi en Vallée d’Aoste pour une enquête. Il contacte Brocherel qui lui fait rencontrer les témoins nécessaires. L’ALI, cependant, est un atlas éminemment linguistiques et le principal intérêt qu’il présente, sous le point de vue ethnographique, est l’abondante documentation photographique.

Wilhelm Giese, de l’Université de Hambourg, élève de Fritz Krüger, séjourne à Cogne en 1938. Sa recherche axée sur la maison rurale, s’occupe aussi du mobilier et, finalement, de la langue et de la vie quotidienne des habitants. La recherche est complétée par des croquis très détaillés et une bonne documentation photographique.

Quant à Arnold Van Gennep (1873-1957), le discours est plus complexe. Il essaya à maintes reprises de s’intéresser à la Vallée d’Aoste sans, probablement, pouvoir établir la collaboration souhaitée avec des correspondants valdôtains. Dès le début, Van Gennep avait misé sur Jules Brocherel. Malheureusement, tout ce qui est lié au social, aux comportements, à l’imaginaire ne semble pas avoir retenu trop l’attention de Brocherel. Même la lettre envoyée à la revue Augusta Praetoria le vingt décembre 1919 par Arnold Van Gennep, ethnologue de renommée internationale, estimateur de la revue valdôtaine, accompagnée d’un exemplaire de « En Savoie : du berceau à la tombe » et de la proposition de collaboration, n’a pas eu le pouvoir de le stimuler. Il ne publiera même pas le questionnaire comme Van Gennep avait demandé explicitement et le livre sur la Savoie sera recensé par Joseph Lale Démoz sur le numéro 1-2 d’ « Augusta Praetoria » de 1920. Après avoir brièvement analysé les contenus de l’ouvrage, Lale Démoz concorde avec l’auteur sur l’opportunité d’insérer des données valdôtaines dans le corpus pris en considération, sans cependant annoncer un engagement valdôtain dans le cadre de cette collaboration. Il signale les travaux inédits de Cravel et ajoute « espérons un jour de reprendre ce travail et le mener à bonne fin ». Et dire que Van Gennep s’était même proposé pour le traitement des données. « Si vous n’avez personne spécialisé dans le folklore, je vous propose de m’envoyer les réponses ; je compilerai l’article pour votre revue et indiquerai les points de détail sur les sujets qui présentent un intérêt spécial ou qui sont insuffisamment connus… »

La rencontre de Florence avec Van Gennep en 1929, dix ans après, à l’occasion du premier congrès national sur les traditions populaires, convainc apparemment Brocherel à collaborer avec un peu plus d’intensité à la recherche sur les étapes de la vie, du berceau à la tombe. En effet, en 1930, Brocherel publie sur « Lares » deux questionnaires qui seront envoyés à des témoins privilégiés dans plusieurs communes valdôtaines. Aux Archives Historiques Régionales, dans le fonds Brocherel, sont conservés 25 questionnaires remplis la plupart des fois d’une manière fort fragmentaire. Dans plusieurs d’entre eux, le compilateur, probablement, reprend tout bonnement ce qui avait déjà été écrit par Cravel. La correspondance avec Van Gennep s’interrompt en 1932 et dans l’oeuvre colossale de l’ethnologue français, les références à la Vallée d’Aoste demeurent rares, signe évident qu’il n’a pas reçu beaucoup d’informations du côté valdôtain.(79)Alexis Bétemps, 2000

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Notes

Notes
1 J’utiliserai, dans mon texte, les mots ethnologie, ethnographie et anthropologie culturelle dans l’acception de Claude Lévi-Strauss laissant à côté d’autres définitions et sans entrer dans des débats terminologiques. Selon Lévi-Strauss, anthropologie, ethnologie et ethnographie ne sont ni des disciplines séparées ni des façons différentes de concevoir la même discipline. Ces trois mots indiquent au contraire trois phases de la même recherche. L’ethnographie s’occupe de l’observation et de la description des groupes humains et de leurs particularités dans une optique plutôt monographique ; l’ethnologie est l’étude comparative des documents rassemblés par les ethnographes ; l’anthropologie, s’appuyant sur les deux phases précédentes, s’occupe de l’homme dans le sens large du mot, dans un dialogue suivi avec toutes les disciplines qu’on définit « sciences humaines » (l’histoire, la linguistique, la psychologie, la sociologie, la philosophie…)
2 Poirier Jean, Histoire de la pensée ethnologique, in Ethnologie générale, Collection La Pléiade, Gallimard, 1968.
3 Berton Robert, 1996.
4 Perrin Joseph-César, César Emmanuel Grappein. Mémoires et écrits inédits. Conseil de la Vallée d’Aoste, Musumeci Editeur, Quart (Vallée d’Aoste), 2005.
5 Voir Perrin Joseph-César, 2005, page 446
6 Voir Perrin Joseph-César, 2005, page 448 : « La religion doit être aimable et plaire au cœur des fidèles ».
7 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981
8 C’est Lin Colliard, autre habitant de Chambave (Tsambozar) illustre, qui, avec force et rigueur, propose l’œuvre d’Orsières à l’attention des Valdôtains. Colliard Lin, 1976
9 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, pages 144-162
10 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 146
11 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 151
12 Orsières Jean-Martin-Félix, 1981, page 298
13 Le combat des vaches à Vertosan.
14 Essai sur l’ethnographie du Pays d’Aoste, in Bruno Salvadori, 1972.
15 Ginzburg Carlo, 1980
16 Les informations sur le calendrier des bergers me viennent de l’ami Pierre Dubuis, historien médéviste, professeur aux universités de Lausanne et de Genève, que je remercie.
17 John Grand-Carteret, Les almanachs français, 1600-1895. Cité dans Braida Lodovica, 1989
18 Braida Lodovica, 1989
19 Borettaz Omar, 2005.
20 Colliard Lin, 1976.
21 Arrivé par les montagnes quand la séance était déjà commencée » Procès-verbal de la séance in Bolletino del CAI n° 16, 1869, p. 307.
22 Les trois discours de Varallo in Bolletino del CAI n° 16, 1869, p. 314.
23 D’une mission littéraire des alpinistes italiens.” Bulletin du CAI 1874 p. 81-87.
24 Baretti Martino, Ai soci del Club Alpino Italiano, Bulletin du CAI 1882, p. 4.
25 Vigna Nicola, Etnografia, in L’opera del CAI nel primo suo cinquantennio (1863-1913) Officine grafiche della STEN, Torino, 1913.
26 Gorret Aimé, “Autobiographie”, in Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, Turin, 1987, p. 48.
27 Les œuvres d’Aimé Gorret ont été publiées par Lin Colliard, à la demande de l’Administration Communale de Valtournenche, en 1987, sous les presses de la S.G.S. à Turin, sous le titre Autobiographie et écrits divers. Elles sont précédées d’une bibliographie exhaustive et d’une notice sur les quelques inédits qui ne devraient pas compter parmi ses pièces les plus significatives. Il s’agit d’environ cinq cents pages qui, en plus des différents articles, reproduisent l’autobiographie inédite. Un deuxième volume, paru en même temps que celui cité, Maximes et aphorismes, regroupe de courtes réflexions de l’auteur et des citations recueillies au hasard de ses lectures ainsi qu’un choix d’essais consacrés à Aimé Gorret.
28 Gorret Aimé, Autobiographie et écrits divers, Administration Communale de Valtournenche, 1987, p. 47.
29 Bulletin du CAI n° 14, avril 1869 .
30 Dans le patois de Valgrisenche, le Croquet est un être maléfique assez indéfini, diable ou esprit follet  et son nom dérive probablement du verbe croquer. Littéralement : « Le trou du Croquet ».
31 Qu’on appelle actuellement, selon les communes, seuppa frèide (soupe froide), seuppa rodze (soupe rouge) ou seuppa de l’ano (soupe de l’âne).
32 Mont Favre, Bulletin du CAI n° 28, 1876. pp. 399-417.
33 Bétemps Alexis, De la migration de l’Ours, in Bétemps, 2007
34 Courrier de la Vallée d’Aoste, Le Touriste, 20 septembre 1873, Florence.
35 « Ethnographie Alpestre », Revue Alpine XII, Lyon, 1906. p. 102-103.
36 Publié dans “Veillées Valdôtaines Illustrées” où l’auteur précise que l’essai n’est qu’un passage tiré de son roman  Ours Thibaud , paru en 1892.
37, 38, 39 Agostino Laura, 1987/1988
40 In Le Duché d’Aoste du 1er juin 1898.
41 In Le Duché d’Aoste du 5 octobre 1898.
42 Cristina Ronc, 1995
43 Tiersot Julien, 1901 « Remontant encore plus loin, nous nous arrêtâmes à Séez. Ici, je trouvai un des hommes qui ont le plus efficacement coopéré à mes recherches et, je puis le dire, un véritable collaborateur. »
44 Tiersot Julien, 1901
45 C’est en 1873 que G.I. Ascoli déclare la  naissance  du francoprovençal le définissant par rapport à des traits originaux, à la langue d’Oc et d’Oïl et le délimitant à l’intérieur de l’aire galloromane, dans ses Schizzi franco-provenzali. L’article souleva un grand débat entre spécialistes qui dureront pendant des décennies. Cerlogne n’utilise jamais le mot francoprovençal bien que le recueil de ses poèmes (1889) et l’édition de son dictionnaire (1908) paraissent bien après l’essai de Ascoli.
46, 47 Bruno Salvadori, 1972
48 Favre Joseph-Siméon, La vache perdue; les messes lointaines, in L’Echo de Brides les Bains et Salins-Moûtiers, N. 88, 1891
49 Historien, paléographe, ancien directeur des Archives Régionales de la Vallée d’Aoste, auteur de nombreuses études sur l’histoire valdôtaine et de La Culture Valdôtaine au cours des siècles (Imp. ITLA, Aoste, 1972), ouvrage monumental sur la production littéraire valdôtaine.
50 Après la première édition qui paraît à Aoste, chez Duc en 1901, l’ouvrage a connu deux rééditions : en 1963 par l’Imp. Marguerettaz d’Aoste et en 1970 par Musumeci, toujours d’Aoste.
51 Baptisé Jean-Jacques Christillin, il était couramment appelé Abraham mais il signe Jean-Jacques ses Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys et Jacob ses contes dans La Tradition. Dans un petit manuscrit intitulé Médecine il signe Johannes Jacobus. Dans ses correspondances avec le Mont Blanc, la plupart anonymes, il utilise parfois le pseudonyme Lavallys.
52 Dans les différentes sources consultées, on trouve des dates de naissance différentes : 1862 et 1863 dans des nécrologies de l’époque; 1864 dans le Dictionnaires Biographiques des Ecrivains Internationaux; l’acte de naissance conservé à la commune d’Issime porte quant à lui la date du 3 juillet 1863.
53, 55, 56 Romain Vésan, 1998.
54 Dans Una nobile vita-l’Abate J-J Christillin, nécrologie anonyme parue sur un journal, probablement piémontais. La coupure de journal m’a été fournie par Grat Vésan junior.
57 Alexis Bétemps, 2001.
58 Jean-Jacques Christillin, 1901.
59 Jean-Jacob Christillin, 1908. «Monsieur l’abbé Christillin a mis le moins possible du sien et il a bien fait ».
60 Pierre-Antoine Cravel, 1969.
61 Jean-Baptiste Cerlogne, 1902
62 Gianna Cuaz Bonis et Paolo Momigliano Levi, 1998.
63 Josephine Duc-Teppex, 1976
64 Sandra Puccini, 2005
65 La réponse, sollicitée par l’administration communale de la ville d’Aoste, dure et documentée, lui viendra immédiatement (1862) du chanoine Edouard Bérard, au nom de la Vallée d’Aoste toute entière. Le nom de Veggezzi-Ruscalla fut utilisé pendant un siècle et parfois il l’est encore aujourd’hui, pour flétrir qui met en discussion le droit à la langue française de la communauté valdôtaine.
66 Seule exception digne de note est le petit livre d’Anaïs Ronc Désaymonnet, In Val di Cogne, Ivrea, 1929. Il s’agit d’un court essai sur les traditions de Cogne complété par une belle petite moisson de contes. L’auteur est une jeune institutrice qui s’illustrera plus tard, le fascisme tombé, par des récits et des poèmes en patois sous le couvert du pseudonyme Tanta Naïs.
67 Alexis Bétemps, Jules Brocherel…, 2000
68 Alexis Bétemps, 2007
69 En 1887, Henry Cornoy sortit de la revue que Paul Sébillot avait fondée une année auparavant La Revue des Traditions populaires et fonda La Tradition, revue traitant des mêmes arguments mais avec des ambitions plus littéraires.
70 Littérature orale du Pays d’Aoste, in Salvadori, 1976.
71 Pour ce qui est de Brocherel, il existe une longue bibliographie à laquelle je renvoie pour toute information supplémentaire. Voir surtout : Bétemps Alexis, 2000, Perrin Joseph-César, 2001, Omezzoli Tullio, 2001.
72 In Robert Hertz, 1980
73 Estela Canziani, 1993
74 Eugénie Goldstern, in Wiener Zeitschrift fur Volkskunde, Wien, 1923
75 Eugénie Goldstern, 2007
76 C’est le mouvement d’idées, particulièrement vivace dans les pays germanophones, mieux connu comme Wörter und Sachen. Le professeur Fritz Krüger, de l’université de Hambourg était considéré le chef de file de cette tendance
77 Alexis Bétemps, 1999
78 Les traits caractéristiques du patois valdôtain
79 Alexis Bétemps, 2000
80 Edités en Vallée d’Aoste par l’AVAS, Musumeci Editeur, Quart (Vallée d’Aoste), 1992