Alexis Bétemps, Jules Brocherel, les traditions populaires et la linguistique dans “Le Monde Alpin et Rhodanien”, CARE, Grenoble, 2000.

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Alexis Bétemps – foto del 12 luglio 2014 di Claudine Remacle.

Le Romantisme, avec sa force innovatrice extraordinaire, exalte le rôle des peuples dans l’histoire. Sur le plan politique, il est à l’origine de mouvements qui porteront à la formation des états modernes et sur le plan culturel il apportera un intérêt nouveau pour la connaissance du patrimoine méconnu des traditions populaires, véhiculé souvent seulement par l’oral.

Grande-Bretagne et Allemagne sont à l’avant-garde, puis, l’exploration de ce qu’on appelait alors folklore se répand à tâche d’huile dans les pays slaves et latins. L’Europe entière vers la moitié du XIXe siècle est en train de fouiller dans sa mémoire pour fixer légendes, récits, chansons et usages populaires divers. Les frères Grimm rassemblent l’immense patrimoine de contes allemands, puis, les russes, dont Afanesieff, les Finnois qui reconstituent le Kalevala. En France, Gaston Paris, puis son élève Joseph Bédier étudient les chansons de gestes et les fabliaux. Au Piémont, Costantino Nigra enquête sur le chant populaire et les dialectes des Alpes Occidentales et, en Sicile, Giuseppe Pitré publie les vingt-cinq volumes de la « Biblioteca delle Tradizioni popolari ».

Avec un tout petit écart temporel, l’intérêt pour ce genre d’études s’éveille aussi en Vallée d’Aoste.

Le particularisme valdôtain, aiguisé par le conflit linguistique naissant, contribue sans doute à inspirer les bonnes volontés. L’abbé Gorret (1836-1907) peut être considéré notre premier folkloriste.

C’est lui qui à Varallo (1869), lors d’une assemblée générale du Club Alpin Italien fait un discours mémorable où il rappelle aux alpinistes que leur passion n’est pas seulement une activité physique mais qu’elle doit se transformer en occasion aussi pour étudier la montagne. Les sciences naturelles, géologie, minéralogie, botanique, ont déjà tiré pas mal de bénéfices des observations des alpinistes et « Il nous reste à étudier les détails des vallées, les mœurs, les habitudes, les traditions, les besoins et les préjugés des peuples ;il nous reste à saisir les traces des monuments et des civilisations passées, il nous reste à reconstituer l’histoire intime des vallées… » (1)Gorret Amé, Autobiographie et écrits divers, par les soins de Lin Colliard, Administration Communale de Valtournenche,1987 Lui-même dans ses essais et ses correspondances donnera l’exemple et ses récits d’ascensions sont souvent entrecoupés de descriptions et de réflexions sur les traditions populaires.

Mais le premier Valdôtain à se définir folkloriste, malgré ses incursions dans d’autres domaines tels que l’histoire et le roman, a été Tancrède Tibaldi (1851-1916) qui a publié des anciens Noëls et plusieurs récits glanés au hasard de ses conversations. Il prépare aussi un petit musée chez lui, à Châtillon qui sera dispersé après sa mort et collabore avec Lamberto Loria à l’exposition du cinquantenaire de l’Unité d’Italie, à Rome, en 1911. L’intérêt pour la culture matérielle petit à petit se répand et, en 1898 nous devons à l’archiprêtre Benjamin Baudin, pionnier de la photographie, un petit musée ethnographique, un « châlet-exposition » sur la colline de Saint-Vincent.(2)Le Duché d’Aoste du 5 octobre 1898

Joseph Siméon Favre (1859-1900) est probablement le folkloriste le plus attentif et le mieux préparé (3)L’œuvre de Joseph-Siméon Favre « Voyage autour d’un artiste », Musumeci, Aoste, 1972 . Il rédige plusieurs articles pour la presse valdôtaine sur le chant populaire, les légendes et les traditions en général. Il avait fait des études à Paris et connaissait les travaux de Puymaigre, Sébillot et Gaston Paris. Il collabore avec Julien Tiersot à la collecte de chants populaires dans les Alpes françaises avec son répertoire de chants recueillis en Tarentaise et en Vallée d’Aoste. Les traditions religieuses sont transcrites soigneusement par Pierre-Antoine Cravel (1849-1910) vers la fin du XIXe siècle(4)Cet important travail sera publié par Lin Colliard dans le premier v0lume de «  Recherches sur l’ancienne liturgie d’Aoste », Imprimerie Marguerettaz, Aoste, 1969 et les contes par Jean-Jacques Christillin (1863-1915). Nous signalons encore deux importantes contributions de chercheurs non autochtones :Joseph Cassano qui nous a laissé une abondante collecte de proverbes et dictons (1914) et Robert Hertz, auteur d’une étude exemplaire à Cogne sur le pèlerinage de saint Besse (1912).L’entre deux siècles a été une période féconde pour l’ethnographie en Vallée d’Aoste : pas de recherches systématiques et globales, mais de nombreuses contribution dans les différents genres.

Quand Jules Brocherel s’approche de l’ethnographie pouvait donc déjà compter sur de nombreux travaux venant d ‘illustres chercheurs et amateurs qui l’ont précédé. Brocherel arrive à l’ethnographie relativement tard, il avait déjà franchi la quarantaine,bien qu’il ait, déjà avant, démontré un certain intérêt pour les traditions populaires. Ses reportages pour le « Journal de Genève » lors de l’expédition du Prince Borghese (1900-1902) en Asie Centrale le prouvent bien.

Mais c’est avec la revue « Augusta Praetoria (1919) que sa vocation se manifeste, surtout pour tout ce qui se rapporte à la culture matérielle. C’est dans ce domaine qu’il se distingue par ses connaissances de la vie quotidienne des Valdôtains, pour sa capacité de rassembler les collections et de les présenter. Cet aspect de la vie de Brocherel est certainement le plus connu (5)Barberi Sandra, Jules Brocherel, alpinismo, etnografia,fotografia, e vita culturale fra ottocento e novecento, Priuli e Verlucca, Ivrea (Torino), 1992.Je vais donc m’arrêter davantage sur ses recherches sur les traditions populaires et en linguistique. Tout ce qui est lié au social, aux comportements, à l’imaginaire ne semble pas avoir retenu trop son attention. Même la lettre d’Arnold Van Gennep du vingt décembre 1919, estimateur de la revue valdôtaine, accompagnée d’un exemplaire de « En Savoie : du berceau à la tombe » et de la proposition de collaboration n’a pas eu le pouvoir de le stimuler. Il ne publiera même pas le questionnaire comme Van Gennep avait demandé explicitement et le livre sur la Savoie sera recensé par Joseph Lale Démoz sur le numéro 1-2 d’ « Augusta Praetoria » de 1920. Après avoir brièvement analysé les contenus de l’ouvrage, Lale Démoz concorde avec l’auteur sur l’opportunité d’insérer des données valdôtaines dans le corpus pris en considération, sans cependant annoncer un engagement valdôtain dans le cadre de cette collaboration. Il signale les travaux inédits de Cravel et ajoute « espérons un jour de reprendre ce travail et le mener à bonne fin ».Et dire que Van Gennep s’était même proposé pour le traitement des données. « Si vous n’avez personne spécialisé dans le folklore, je vous propose de m’envoyer les réponses ;je compilerai l’article pour votre revue et indiquerai les points de détail sur les sujets qui présentent un intérêt spécial ou qui sont insuffisamment connus… »

La rencontre de Florence avec Van Gennep en 1929, dix ans après, à l’occasion du premier congrès national sur les traditions populaires, convainc apparemment Brocherel à collaborer avec un peu plus d’intensité à la recherche sur les étapes de la vie, du berceau à la tombe. En effet, en 1930, Brocherel publie sur « Lares » deux questionnaires qui seront envoyés à des témoins privilégiés dans plusieurs communes valdôtaines. Aux Archives Historiques Régionales, dans le fonds Brocherel, sont conservés 25 questionnaires remplis la plupart des fois d’une manière fort fragmentaire. Dans plusieurs d’entre eux, le compilateur, probablement, reprend tout bonnement ce qui avait déjà été écrit par Cravel. La correspondance avec Van Gennep s’interrompt en 1932 et dans l’oeuvre colossale de l’ethnologue français, les références à la Vallée d’Aoste demeurent rares, signe évident qu’il n’a pas reçu beaucoup d’informations du côté valdôtain. Malgré cela, il y a eu un certain engagement de la part de Brocherel puisque nous retrouvons dans ses archives plusieurs feuilles éparses et des fiches contenant des notes sur les traditions valdôtaines. En 1934,lors du troisième Congrès National des Arts et Traditions populaires à Trente, il présente un rapport sur le jouet rustique en Vallée d’Aoste, résultat d’une enquête qu’il avait mené par le biais d’un petit questionnaire envoyé à des témoins privilégiés. Le chant populaire l’intéresse aussi . Sollicité par une lettre du président du Comité national italien pour les Arts populaires, Emilio Bodrero, le 22 décembre 1932, il signale l’habitude valdôtaine, commune dans toutes les Alpes Occidentales, de conserver sur un cahier les textes des chansons qu’on aime chanter, généralement les moins répandues puisque les autres on les savait par cœur. Il recueille de nombreux cahiers de chansons qu’il n’a cependant jamais exploités. A l’époque on devait en trouver assez facilement s’il est vrai que cinquante ans plus tard l’AVAS et le Centre d’Etudes francoprovençales en ont encore recueilli un bon nombre. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il publiera sur « Augusta Praetoria – deuxième série » un petit article « Mœurs et coutumes de la Vallée d’Aoste. Du berceau à la tombe » (numéro 3-4 de 1953) fruit d’une enquête expérimentale menée par une jeune institutrice, Anne Marie Allasinaz à Doues et « Cérémonies périodiques et saisonnières » (numéro 1 de 1953) où en dix pages il fait le tour des fêtes calendaires. Dans l’ensemble ce n’est pas grand chose. D’autant plus que la source principale est toujours le manuscrit de Cravel que Brocherel conservait. Il aurait peut être continué dans cette direction si la mort ne l’avait pas saisi. Qui sait ?

Sur le plan méthodologique, Brocherel suit les enseignements de Van Gennep : pas d’interview libres mais des questionnaires thématiques détaillés qu’il confie à des collaborateurs. (6)Cette technique d’enquête s’adaptait au projet de Van Gennep qui couvrait toute la France mais appliquée à un territoire réduit comme le nôtre elle a donné comme résultat des informations fragmentaires, souvent hors contexte et relativement pauvres.Il est intéressant de constater comment les dialectologues, à partir de Jules Gilliéron en 1881,ont abbandonné les enquêtes par correspondance et qu’avec Jacob Jud et Karl Jaberg en 1919, pour l’Atlas Italo-Suisse se sont ouverts à l’ethnographie, recueillant les information directement auprès du témoin.Les relevés de Paul Scheurmeier sont dans ce sens exemplaires.

Il n’est pas fréquent que Brocherel descende sur le terrain.

Le linguiste Giorgio Pasquali, le questionne sur les progrès de son enquête sur le folklore valdôtain et Brocherel, dans sa lettre du 21 mai 1932 avoue que sa recherche « …va a rilento, poichè debbo recarmi sul posto e ciò domanda del tempo e spese non indifferenti. Gli informatori volenterosi sono pochi e danno risposte frammentarie, che non corrispondono al concetto direttivo delle mie indagini… » (7)elle procède lentement parce que je dois me rendre sur les lieux, ce qui requiert du temps et des dépenses non indifférentes. Les informateurs de bonne volonté sont rares, leurs réponses sont fragmentaires et ne correspondent pas au concept directif de mes enquêtes.

L’explication ne paraît pas convaincante :à l’époque les bons témoins ne devaient pas manquer et ils ne devaient pas être trop loin non plus…

Les problèmes de langage ont toujours intéressé Brocherel, tant du point de vue historique que du point de vue linguistique. Déjà lors de l’expédition au Tien Chan il s’intéresse aux coutumes et aux langues d’Asie. A ce qu’il paraît il a même rédigé une grammaire de Kirghiz (8)Voir Barberi Sandra. Note n. 5.

Il entretient des relations de type commercial (il vend des livres) et culturel avec les principaux spécialistes du francoprovençal. Gauchat et Jeanjacquet du glossaire suisse-romand, Désormaux en Savoie, puis Keller et Schüle. Il collabore avec Costantino Nigra en qualité de témoin (avec l’abbé Henry) pour le patois de Courmayeur (9)Dans sa réponse au linguiste P.S. Pasquali du 21 mai 1932, Brocherel écrit “E bene che lei sappi che il Nigra villeggiò in Valle d’Aosta, e segnatamente a Courmayeur, parecchi anni di seguito dopo il 1900. Egli dedicava alcune ore al giorno ad arricchire il suo vocabolario dialettale;l’abate Henry, Cerlogne e lo scrivente furono fra i suoi collaboratori.Rammento benissimo che egli aveva raccolto migliaia di schede;su ogni scheda era accuratamente registrata la storia linguistica di ogni vocabolo,etimologia,differenze lessicali e sfumature fonetiche osservate da un paese all’altro della Valle.”Ce travail de Nigra n’a jamais été édité et probablement il est allé perdu. Trad. ; Il est bien que vous sachiez que Nigra séjourna en Vallée d’Aoste, à Courmayeur notamment, pendant plusieurs années après 1900. Il dédiait quelques heures par jour à enrichir son vocabulaire dialectal ;l’abbé Henry, Cerlogne et moi même fûmes parmi ses collaborateurs. Je me souviens très bien qu’il avait rédigé des milliers de fiches ; sur chaque fiche il écrivait avec soin l’histoire linguistique du mot, son étymologie, les différences lexicales et les nuances phonétiques observées dans les différents villages de la Vallée. et travaille avec de nombreux chercheurs, surtout allemands. Contacté par Ugo Pellis, rédacteur de l’Atlas Linguistique Italien qui prépare son enquête valdôtaine, dans sa réponse du 3 juin 1936, il répond et propose un témoin expert en deux variétés de patois pour éviter au chercheur un déplacement (10)“Ho trovato l’informatore, che si chiama Garin Emilio, il quale, oltre al dialetto di Aosta conosce anche quello di Arvier, e risparmierà il disturbo di andarvi.” Trad. :J’ai trouvé l’informateur, il s’appelle Garin Emile ; en plus du dialecte d’Aoste il connaît celui d’Arvier, ainsi vous ne devrez pas vous déranger pour vous y rendre.,se propose pour le patois de Courmayeur (11)“Essendo io originario di Courmayeur,conosco perfettamente il dialetto locale, e ritengo di essere in grado di servire anche se la mia istruzione è un po’ superiore alla elementare” Trad, :Etant originaire de Courmayeur, je connais parfaitement le dialecte local et je crois être à même de vous aider bien que mon instruction soit un peu supérieure à celle élémentaire., suggère une enquête à Fénis où l’on parle un dialecte « ostrogoto molto aspirato »Bref, il est évident qu’il n’a pas encore acquis ni le langage ni la sensibilité du dialectologue. Mais à la suite de lectures et contacts assidus, il acquiert une bonne compétence en dialectologie, rapportée, bien entendu, à l’époque et à l’état de développement de la discipline :il connaît les travaux des spécialistes, il a les idées claires sur la géographie linguistique (12)Par exemple, il emploie le terme francoprovençal et encadre correctement le patois valdôtain dans les parlers romans. Cerlogne n’a jamais utilisé le mot francoprovençal bien qu’il devait le connaître., il élabore des critères pour l’écriture courante des patois valdôtains, cohérents et en syntonie avec les tendances de l’époque, critères qui dans leurs grandes lignes n’ont pas perdu leur actualité. Il les explique dans une série d’articles sur « Lo Partisan » de février et mars 1946, puis dans son « Le patois et la langue française en Vallée d’Aoste » de 1952.

Cet ouvrage qui clôture son activité scientifique, largement dépassé de nos jours, représente une nouveauté dans le panorama littéraire de l’époque pour la place qu’il accorde à l’analyse et à l’histoire du francoprovençal, pour la richesse d’exemples et de références aux travaux des spécialistes. La partie consacrée à l’histoire des langues en Vallée d’Aoste et des conflits conséquents aux contacts est passionnée mais pas toujours objective :le choix et l’interprétation des documents est parfois discutable. Le pionnier de l’italianisation est redevenu un francophone irréductible. Retour aux sources ou conformisme intellectuel ? Jules Brocherel, fervent régionaliste, dans le premier après guerre est un efficace défenseur de la langue française en Vallée d’Aoste. Directeur de la revue « Augusta Praetoria » dont le programme lucidement exposé par Louis Jaccod dans son introduction au premier numéro, intitulée « Nos raisons d’être », est l’illustration de la Vallée d’Aoste, de sa francophonie et de son « intramontanisme ».

Dans le numéro d’octobre 1919 de la revue il se charge de la réponse au professeur Rota qui avait mis en discussion le droit des Valdôtains à la langue française sur une feuille piémontaise. Le style vigoureux et passionné est en plein dans la tradition valdôtaine de la fin du siècle. Converti précocement au fascisme, il abandonne progressivement ses idéaux valdôtains ou, tout de moins il prend bien garde de les exprimer publiquement. Il accomplira ainsi une carrière extraordinaire dans les institutions italiennes, profondément influencées par l’idéologie fasciste, préposées è la sauvegarde et à la promotion des traditions populaires :de 1926 à 1929 il est membre du « Consiglio Centrale dell’ente nazionale delle piccole industrie ». en 1929, il entre dans le « Comitato Nazionale Italiano per le Tradizioni popolari » et en 1939 il est nommé « fiduciario regionale della regia Commissione per la revisione della toponomastica della carta d’Italia ».

Il contribue ainsi à la démolition progressive de la francophonie valdôtaine et s’efforce d’insérer dans le contexte italien les traditions valdôtaines qu’il présente dans les innombrables moments officiels de la propagande fasciste. Après l’autonomie, ce comportement lui vaudra en Vallée d’Aoste l’isolement et la méfiance qui aigriront ses dernières années. Le style pamphlétaire, surtout des chapitres conclusifs, de « Le patois et la langue française en Vallée d’Aoste » où l’auteur flétrit le fascisme et son action de dénationalisation de la Vallée d’Aoste est, probablement, dans l’intention de l’auteur, une sorte de demande orgueilleuse de réhabilitation aux yeux de ses compatriotes. Mais si il en est ainsi, elle n’a pas l’humilité nécessaire pour être crédible :on ne peut pas être les premiers de la classe sous n’importe quel régime (13)Dans le dernier chapitre, où il traite du fascisme, il écrit : « …La situation empira soudain lorsque, à l’horizon de la politique italienne, le brouillard étouffant du fascisme surgit…Le régime de bureaucrates improvisés n’eut rien de plus pressé que de déployer son zèle à la démolition de cette aberrante et exotique façade. La xénophobie galliciste ne connut plus de bornes…Une telle cuisante mortification ne risque pas d’être jamais oubliée… »

Et pour conclure je voudrais traiter de l’intérêt profond que Brocherel a toujours porté pour une branche de la linguistique ; la toponymie.

En contact avec Paul Aebischer dont il publie sur la première série de « Augusta Praetoria » les importants essais qui sont encore aujourd’hui une référence incontournable pour les étymologistes, Brocherel affine ses compétences et publie sur les revues « Le Alpi » et « Le vie d’Italia » des articles sur l’étymologie des noms des montagnes, des alpages, des villages et des lieux-dits valdôtains. Il est conscient des embûches que cette science réserve et ses démarches sont scientifiquement correctes :recherches d’archives, prononciations patoises, consultation des glossaires, références à des études précédentes. Malheureusement, dans plusieurs occasions il se prête à des opérations douteuses, voire l’effort qu’il fait sur « Le vie d’Italia » en 1937 pour démontrer l’origine valdôtaine, donc italienne, du toponyme « Mont-Blanc »

En 1939, il devient donc tout naturellement membre de la commission chargée d’italianiser les 32 noms de communes qui avaient échappé au zèle des podestats et conservé une graphie française.

Brocherel se met à la tâche avec acharnement, comme toujours, sans avancer le moindre doute sur l’opportunité de l’opération. « Non vi è dubbio che pure la toponomastica debba adeguarsi a questa particolare forma mentis di vibrante italianità cercando di spogliare la sua terminologia dalle superstiti incrostazioni galliche.” (14)A proposito della versione in italiano dei nomi in francese dei comuni valdostani, in « Le Alpi » rivista mensile del Centro Alpinistico Italiano,N.1-2 novembre-dicembre 1941 Trad. Sans aucun doute, la toponymie doit s’adapter à cette forma mentis particulière d’italianité vibrante en se dépouillant des incrustations gauloise qui encore résistent. Dans un document, inédit à ma connaissance, conservé dans le fonds Brocherel des Archives Historiques régionales, portant le titre « Riduzione in forma italiana delle denominazioni alloglotte delle borgate, frazioni ed alpi della Provincia di Aosta. Considerazioni preliminari.”, Brocherel est là aussi en syntonie parfaite avec le projet et sa préoccupation principale est que les graphies italiennes respectent autant que possible le sens des noms quand il est évident et que leur forme ne s’écarte pas trop de la prononciation locale. Il affirme, entre autres choses, que les noms de lieux ne paraissent sous forme francisée dans les actes publics qu’à partir du XVIe siècle, alors qu’en 1919,dans sa réponse à Rota sur « Augusta Praetoria » il cite une longue liste de toponymes remontant au XIIe et XIIIe siècles glanés sur des anciens parchemins. Il réduit le rôle des Celtes, parents trop proches des français et minimise les affinités du francoprovençal avec les dialectes d’oïl. Il rassemble aussi pour tous les toponymes à italianiser une masse imposante de citations tirées de documents anciens. Son apport est essentiellement technique, mais sa complicité avec le régime dans sa campagne gallophobe de la fin des années trente contraste avec l’attitude de la masse des Valdôtains. Les liens culturels traditionnels avec la France avaient été sensiblement renforcés par l’émigration particulièrement consistante ces années là. Toutes les familles valdôtaines avaient des parents de l’autre côté des Alpes. Le doute commençait à toucher même des militants je pense à certains podestats, donc hommes du régime mais foncièrement valdôtains qui invités par la préfecture à effacer dans leur commune toute trace de français , jusque dans les cimetières, n’ont pas exécuté l’ordre, ont inventé des prétextes pour gagner du temps ou ont avancé des réserves sur l’opportunité de l’initiative. Mais Brocherel n’a pas su saisir les sentiments de ses compatriotes. Ces considérations peuvent paraître impitoyables :quand on parle de quelqu’un qui n’est plus on tend à survoler sur certaines zones d’ombre de leur vie pour mettre plutôt en évidence ce qui est plus en syntonie avec les valeurs de l’époque du biographe. Mais sa connivence avec le fascisme a été tellement évidente que nous ne pouvions pas la considérer comme un petit accident de parcours.
Malgré cela, nous devons beaucoup de choses à Brocherel et son œuvre mérite d’être étudiée, surtout dans le domaine de la culture matérielle. La revue « Augusta Praetoria », la première série surtout, reste une expérience précieuse pour la qualité des contributions, le souffle européen qui l’inspire, le nombre des collaborateurs illustres et la nouveauté qu’elle a représenté dans les milieux culturels. L’activité de Brocherel a certainement profité à notre artisanat typique et fait connaître à l’Italie et au monde quelques unes de nos traditions. Son parcours humain et professionnel est par contre difficile à comprendre. Personnalité souvent « excessive » dans ses prises de position, plutôt conformiste vu son aplatissement devant le pouvoir, il a contribué à fossoyer ce que, pourtant, il aimait profondément, sans s’en rendre vraiment compte . Il a payé tout cela par l’isolement auquel les intellectuels valdôtains de l’après guerre l’ont condamné. Mais en réalité, il a toujours été un isolé ; seul amateur d’ethnographie en Vallée d’Aoste pendant plus de trente ans, il n’a eu ni collègues ni élèves.

Notes

Notes
1 Gorret Amé, Autobiographie et écrits divers, par les soins de Lin Colliard, Administration Communale de Valtournenche,1987
2 Le Duché d’Aoste du 5 octobre 1898
3 L’œuvre de Joseph-Siméon Favre « Voyage autour d’un artiste », Musumeci, Aoste, 1972
4 Cet important travail sera publié par Lin Colliard dans le premier v0lume de «  Recherches sur l’ancienne liturgie d’Aoste », Imprimerie Marguerettaz, Aoste, 1969
5 Barberi Sandra, Jules Brocherel, alpinismo, etnografia,fotografia, e vita culturale fra ottocento e novecento, Priuli e Verlucca, Ivrea (Torino), 1992
6 Cette technique d’enquête s’adaptait au projet de Van Gennep qui couvrait toute la France mais appliquée à un territoire réduit comme le nôtre elle a donné comme résultat des informations fragmentaires, souvent hors contexte et relativement pauvres.Il est intéressant de constater comment les dialectologues, à partir de Jules Gilliéron en 1881,ont abbandonné les enquêtes par correspondance et qu’avec Jacob Jud et Karl Jaberg en 1919, pour l’Atlas Italo-Suisse se sont ouverts à l’ethnographie, recueillant les information directement auprès du témoin.Les relevés de Paul Scheurmeier sont dans ce sens exemplaires.
7 elle procède lentement parce que je dois me rendre sur les lieux, ce qui requiert du temps et des dépenses non indifférentes. Les informateurs de bonne volonté sont rares, leurs réponses sont fragmentaires et ne correspondent pas au concept directif de mes enquêtes.
8 Voir Barberi Sandra. Note n. 5
9 Dans sa réponse au linguiste P.S. Pasquali du 21 mai 1932, Brocherel écrit “E bene che lei sappi che il Nigra villeggiò in Valle d’Aosta, e segnatamente a Courmayeur, parecchi anni di seguito dopo il 1900. Egli dedicava alcune ore al giorno ad arricchire il suo vocabolario dialettale;l’abate Henry, Cerlogne e lo scrivente furono fra i suoi collaboratori.Rammento benissimo che egli aveva raccolto migliaia di schede;su ogni scheda era accuratamente registrata la storia linguistica di ogni vocabolo,etimologia,differenze lessicali e sfumature fonetiche osservate da un paese all’altro della Valle.”Ce travail de Nigra n’a jamais été édité et probablement il est allé perdu. Trad. ; Il est bien que vous sachiez que Nigra séjourna en Vallée d’Aoste, à Courmayeur notamment, pendant plusieurs années après 1900. Il dédiait quelques heures par jour à enrichir son vocabulaire dialectal ;l’abbé Henry, Cerlogne et moi même fûmes parmi ses collaborateurs. Je me souviens très bien qu’il avait rédigé des milliers de fiches ; sur chaque fiche il écrivait avec soin l’histoire linguistique du mot, son étymologie, les différences lexicales et les nuances phonétiques observées dans les différents villages de la Vallée.
10 “Ho trovato l’informatore, che si chiama Garin Emilio, il quale, oltre al dialetto di Aosta conosce anche quello di Arvier, e risparmierà il disturbo di andarvi.” Trad. :J’ai trouvé l’informateur, il s’appelle Garin Emile ; en plus du dialecte d’Aoste il connaît celui d’Arvier, ainsi vous ne devrez pas vous déranger pour vous y rendre.
11 “Essendo io originario di Courmayeur,conosco perfettamente il dialetto locale, e ritengo di essere in grado di servire anche se la mia istruzione è un po’ superiore alla elementare” Trad, :Etant originaire de Courmayeur, je connais parfaitement le dialecte local et je crois être à même de vous aider bien que mon instruction soit un peu supérieure à celle élémentaire.
12 Par exemple, il emploie le terme francoprovençal et encadre correctement le patois valdôtain dans les parlers romans. Cerlogne n’a jamais utilisé le mot francoprovençal bien qu’il devait le connaître.
13 Dans le dernier chapitre, où il traite du fascisme, il écrit : « …La situation empira soudain lorsque, à l’horizon de la politique italienne, le brouillard étouffant du fascisme surgit…Le régime de bureaucrates improvisés n’eut rien de plus pressé que de déployer son zèle à la démolition de cette aberrante et exotique façade. La xénophobie galliciste ne connut plus de bornes…Une telle cuisante mortification ne risque pas d’être jamais oubliée… »
14 A proposito della versione in italiano dei nomi in francese dei comuni valdostani, in « Le Alpi » rivista mensile del Centro Alpinistico Italiano,N.1-2 novembre-dicembre 1941 Trad. Sans aucun doute, la toponymie doit s’adapter à cette forma mentis particulière d’italianité vibrante en se dépouillant des incrustations gauloise qui encore résistent.