Alexis Bétemps
tiré de Ces êtres merveilleux… Fées, gnomes, follets, géants, loups-garous ont-ils abandonné nos montagnes et nos campagnes ? dans “Pagine della Valle d’Aosta” n° 1, Priuli et Verlucca, 1994, p. 117-121.

L’histoire est changement. Tout change et évolue : l’homme, son milieu, l’organisation sociale, les habitudes individuelles… Le changement peut être lent ou rapide, superficiel ou profond, voulu par la communauté ou bien subi, agréé par la population ou entravé. Mais si l’homme veut toujours être maître de ses destins, exercer sa liberté, laisser une trace, fût-elle infime dans l’histoire, il doit d’abord connaître le mécanisme du changement pour savoir où il pourrait intervenir avec le plus d’efficacité. Les plaintes, les regrets, les velléités peuvent être à l’origine de chants d’amour remarquables, mais influent faiblement sur les changements.

Les changements de notre Vallée au cours de ces quarante dernières années sont sous nos yeux à tous : inutile donc de trop insister : territoire transformé pour répondre à des exigences nouvelles, mais aussi massacré par des spéculations; organisation sociale s’inspirant désormais de modèles standards mais fonctionnels par rapport à une réalité internationale qui nous tracasse toujours davantage; valeurs collectives et individuelles ancestrales remplacées ou simplement oubliées… Mais à côté de ces changements clairement perceptibles même par un observateur distrait, il y en a d’autres, plus cachés, plus discrets, plus intimes. Je pense à cet imaginaire collectif qui imprégnait la vie quotidienne et peuplait notre vallée d’êtres mystérieux au caractère capricieux et aux pouvoirs surnaturels.
Tout ce patrimoine, encore présent, souvent d’une manière fragmentaire dans la mémoire des personnes âgées, est en train de se dissoudre, remplacé par un autre imaginaire stéréotypé, venant des médias modernes qui ont relégué les hommes, autrefois acteurs, au rang de spectateurs dociles et soumis. Fées, gnomes, follets, géants, loups-garous ont abandonné nos montagnes et nos campagnes, comme une bonne partie des hommes, d’ailleurs, qui pendant des siècles ont façonné le territoire pour en tirer les ressources nécessaires.
Les moments et les occasions de transmission des savoirs anciens ont disparu : les veillées, les rencontres enfants/personnes âgées au pâturage ou lors des travaux champêtres, le rythme de travail : plein, mais souvent suffisamment relâché pour permettre la communication sur des sujets pas nécessairement liés au quotidien…
Même l’attitude des gens a changé : les histoires merveilleuses, racontées comme des faits réellement arrivés, qui suscitaient chez les présents un sentiment à la fois de doute et d’émotion sont perçues comme des “bêtises de vieux” qui peuvent désormais intéresser seulement les ethnologues. Et pourtant, ne manque-t-il pas quelque chose à notre Vallée? Les sources abandonnées par les fées, les moulins délaissés par les follets, les alpages isolés qui n’accueillent plus les sabbats (la sinagoga), les glaciers sans âmes en peine, les diables qui ne quittent plus leur enfer… c’est un peu de vie qui s’en va et l’anonymat qui s’installe dans nos campagnes.
Rendons donc hommage à ce peuple de personnages merveilleux qui, de temps immémorial, ont animé le monde de nos ancêtres.
Dessiner leur portrait n’est pas facile parce que chacun est le protagoniste d’un récit différent et, malgré des constantes, les témoignages ne sont pas toujours convergents.
Présenter des portraits-robots, comme j’ai l’intention de le faire ici, n’est peut être pas très scientifique, mais pour une fois, laissons un peu de côté la science et essayons d’interpréter et de décrire ces personnages en glanant les différentes sources à notre disposition : récits édités et témoignages oraux.

Les fées en Vallée d’Aoste sont belles, jeunes et pleines de charme, ce qui est en syntonie avec la tradition européenne. Mais elles sont aussi, sauf de rares exceptions, méchantes ou, dans la meilleure des hypothèses, ni bonnes ni méchantes.
Elles ravissent les enfants, et si elles en ont, elles leur apprennent à voler, elles séduisent les hommes mariés, et profitent des malheureux qui leur font confiance.
Elles habitent des cavernes d’où elles sortent quand l’air est pur et le soleil chaud ou des sources d’eau qu’elles protègent de leur présence. Elles peuvent se métamorphoser, le plus souvent en serpent. Solitaires, elles ne se montrent pas souvent à l’homme, qui cependant peut les surprendre et parfois cette rencontre occasionnelle se solde par la mort de la fée.

Les follets sont les mystérieux habitants de vieux manoirs, de moulins, de maisons abandonnées.
Ils sont méchants et taquins comme les polissons : ils tapent aux fenêtres, font tinter un trousseau de clés aux oreilles des dormeurs, renversent les lits, giflent les gens, dérangent le bétail. Ils ont quartier libre, le soir, jusqu’à minuit, puis ils doivent regagner leurs refuges.

Les dragons sont plus rares et pas trop méchants. Cependant, celui du Pont de Morettaz sera tué à coups d’épée par un vaillant nommé Vignal et celui de Blavy (St-Barthélemy) éliminé par un taureau, spécialement élevé par les paysans de l’endroit. Mais en général, le dragon avait plutôt l’air d’une grande vache paisible et pas trop dégourdie que d’un monstre de la mythologie classique.

Le tsardzon (du verbe tsardzé/charger) n’a pas de caractéristiques physiques bien définies : il harcèle les dormeurs en se posant sur leur estomac. Ainsi les malheureux, se sentant étouffer se réveillent tout d’un coup, agités… Il doit être apparenté avec la mauvaise digestion…
La paillasse sorte d’objet volant non-identifié s’amuse à bousculer les jeunes gens qui rentrent seuls tard dans la nuit, probablement avec un verre de trop…
La tsapletta (du verbe tsaplé/couper fin) est un oiseau nocturne qui sort les nuits de clair de lune. Elle tourmente les garçons qui, après avoir rendu visite aux filles, rentrent tard, en leur hachant les cheveux et les vêtements…
Seul manque à cet inventaire le protagoniste principal : le diable, symbole du mal. Maître en déguisements il s’offre aux yeux des hommes sous des formes différentes : beau jeune homme, animal, bouc le plus souvent, ou bien sous sa forme classique consacrée par l’iconographie officielle : vaguement humaine, les cornes, une queue, des pattes de chèvre et une belle couleur rouge comme les flammes de l’enfer. Il tourmente ses victimes, se venge des torts subis, chasse les âmes en enfer.
Enfin il y a les réunions nocturnes effrayantes : la sinagoga (le sabbat) qui rassemble toute sorte de personnages maléfiques, la nuit, dans un lieu solitaire et écarté. Sorcières, diables, animaux immondes s’adonnent à des rites infernaux où le sacrifice d’un petit enfant enlevé à ses parents est de rigueur.
Mais malgré leurs mauvais penchants, malgré la bonne volonté qu’ils y mettent pour nuire à l’homme, il faut constater que tous ces être extraordinaires ne font jamais (ou presque) de gros dégâts. L’homme a appris à se défendre. Les follets, il faut les occuper : il suffit de vider par terre et de mélanger deux sacs de céréales différentes pour qu’ils se concentrent à partager les graines : puis, minuit sonne et ils doivent rentrer chez eux. Fées et dragons sont des êtres mortels et un homme fort ou rusé peut s’en défaire, la tsapletta amie de la lune, a peur de l’ombre, le diable craint le nom de Dieu et sa naïveté l’expose souvent à des échecs. Quant à la sinagoga, pour s’en défaire il suffit d’une prière, d’une invocation à Dieu, d’un bout de pain béni ou, ce qui est un peu moins chrétien, d’une graine de fenouil.
Les enfants écoutaient ces récits, racontés comme des faits réellement arrivés, les yeux écarquillés, le cœur battant fort, blottis contre leurs frères ou camarades. Ils se demandaient : «Saurais-je trouver le mot juste, si je devais surprendre la sinagoga?». Le jour après, ils évitaient les maisons en ruine hantées par les follets et juraient qu’à 18 ans ils ne rentraient jamais trop tard la nuit, de peur de la tsapletta
Et même plus tard, adultes, la nuit lorsqu’ils rentraient seuls, parfois ils ne pouvaient s’empêcher de penser à la paillasse, au diable ou à la sinagoga et d’accelerer leur pas. Et quelqu’un d’entre eux a eu la chance ou le malheur de rencontrer ces êtres… Il y a deux ans encore, lors d’une interview, à la question : « Connaissez vous la sinagoga ? », une vieille dame de Torgnon m’a répondu sans hésitations : « Bien sûr, je l’ai vue ! ». Est-ce la dernière épave d’un univers révolu?