Alexis Bétemps
Publié sous le titre Petites gourmandises de dame nature, in L’Alpe N. 63, Glénat, Grenoble 2013.
La douceur des saisons
Dans les années 1950, quand j’étais gosse à Valgrisenche, au pied de la Grande-Sassière, nous ne mangions pas beaucoup de sucreries, ni de gâteaux. Les familles n’avaient pas tellement l’habitude de faire de la pâtisserie et encore moins celle de gâter les enfants avec des sucreries. Je me rappelle des beignets de la Saint-Grat, fête patronale, avec à l’intérieur les premières pommes vertes tombées de l’arbre ou bien quelques feuilles de menthe ; des châtaignes rôties qu’on laissait sur la table avec un verre de vin, soustraites au repas du soir, pour le réconfort des morts de la famille, à la Toussaint ; de la crème fouettée à la veille de la Noël, au retour de la messe de minuit ; des châtaignes, des noix, des petites pommes rouges, des rares oranges appelées portugal , qu’on nous offrait le 1er jour de l’an, lors de la quête rituelle que les enfants faisaient en bravant la neige ; des merveilles du carnaval, appelées aussi rezoulle, si les poules avaient recommencé à pondre, ce qui n’était pas toujours le cas ; des graines de maïs grillé qu’on cousait sur le laurier béni du dimanche des Rameaux ; des petits bonbons noirs, semblables aux crottes de chèvres, que les visiteurs nous offraient parfois, des bonbons des prêtres disait-on ; des pastilles à la menthe, rose d’un côté et blanche de l’autre, tellement fortes qu’elles brûlaient le nez et nous faisaient éternuer : l’oncle François les sortait de sa poche, tâchées de gras et odorant le tabac, le mardi au retour du marché d’Aoste ; des flantse du mois de décembre, à la Sainte-Barbe, quand on cuisait le pain qui durerait toute l’année.
C’étaient des petits pains plats, aux formes variées (parfois celle d’un petit coq à la crête découpée), qu’on cuisait pour les enfants lors de la dernière fournée pour profiter de la chaleur résiduelle et pour annoncer la Noël qui approche. C’était à peu près tout. C’était plus ou moins pareil pour tous : les plus pauvres un peu moins, les plus riches un peu plus. Dans nos conversations entre copains, on fantasmait à propos de l’île flottante, dont on imaginait mal la forme, que quelques enfants prétendaient avoir mangé un jour…Mais à côté de ces dons que la famille et la communauté offraient à leurs rejetons, il y avait pour nous d’autres ressources: pendant la belle saison, nous étions gâtés par la nature. C’était d’elle, de sa générosité, que venaient nos gourmandises.
Grappillages à l’alpage
À l’époque, pratiquement, tous les enfants, en été, devaient mener au pâturage le bétail : celui de la famille ou celui des autres, des chèvres ou des vaches, une bête ou un troupeau. Alors, sur les vires ou à l’orée du bois, le long du torrent ou près du pierrier, quand le bétail broutait tranquillement, les petits bergers, sans vraiment jamais perdre de vue les animaux, pouvaient explorer le territoire environnant à la recherche des petits fruits de saison.
Les fruits sauvages étaient le don de la nature aux petits bergers qui, à l’approche de leur maturation, veillaient avec impatience sur leur emplacement. Les premiers fruits à mûrir étaient les fraises des bois et les myrtilles, vers le 20 du mois de juillet, quand les foins étaient en train de se terminer. Les myrtilles poussent jusqu’au-dessus de 2100 mètres, mais, là-haut, elles mûrissent en septembre. En altitude, avec les myrtilles pousse aussi l’ènchouatte (Vaccinium uliginosum L.) dans le patois de Valgrisenche.
Elles ont la feuille différente, une couleur bleue moins foncée, la forme légèrement plus allongée, un peu plus fades au goût et entièrement dépourvues de vertus médicales, disait-on. Ceux qui ne les connaissent pas les confondent systématiquement avec la myrtille bleue, mais nous, on apprenait très tôt à distinguer les deux espèces, souvent voisines.
Avant les myrtilles et les fraises, on pouvait, tout au plus, manger quelques racines : la petite fougère, le polypode commun, particulièrement savoureuse au mois de juin ou juillet, quand elle est encore juteuse, si ainsi on peut dire ; ou bien les réyoulle, châtaignes de terre, à la petite fleur blanche, une ombellifère, de plus en plus rares : elles disparaissent avec les champs de céréales autour desquels elles prospéraient. Grosses comme une bille d’enfant, on les épluchait et on les mangeait crues : il ne fallait pas attendre qu’elles soient trop mûres sinon elles devenaient fortes.Pointes de trèfles et chewing-gum d’épicéa
Nos récoltes gourmandes comportaient quelques plantes comme l’ail sauvage ou les feuilles de l’épine-vinette, de l’oseille, du serpolet. On mangeait aussi la tige des barbaréi, le salsifis sauvage à la fleur jaune, qui ressemble au pissenlit, puis, surtout, les tiges de la rhubarbe des Alpes, dont on enlevait les fibres ligneuses avec un geste savant : on cassait un petit bout du côté de la feuille, le moins épais de la tige, et sans le détacher entièrement, on le tirait vers le bas, l’enlevant ainsi, comme une chemise fine. On mangeait aussi, en les sortant délicatement, les pointes internes, délicieusement sucrées, des fleurs de trèfle, triolé. On arrachait la fleur, blanche et surtout rose, et de la pointe des doigts, on tirait deux ou trois de ses pétales à la forme d’aiguille; on les portait à la bouche et on mordillait la pointe interne. La même opération se faisait avec les primevères ou avec les petits œillets sauvages : on tirait la corolle de la tige et on suçait le bout qui goûtait le miel. On mangeait aussi le cœur d’une variété de carline, à la feuille large et plate, qui poussait en-dessous des 2000 mètres, cru, avant qu’il ne s’épanouisse pleinement. En se promenant dans le sous-bois, on ne dédaignait pas les feuilles de l’oxalide, pain de coucou en Suisse. L’oxalide est une sorte de trèfle à quatre feuilles, qui forme des tapis sur l’humus fertile formé par les aiguilles de conifères. On les cueillait, la main ouverte, en arrachant les feuilles serrées entre les doigts tendus. Parfois, on avalait des fourmis en même temps…
On mâchonnait la résine de l’épicéa, l’apèis , comme l’on ferait aujourd’hui avec les chewing-gums. De la pointe de l’opinel, il fallait détacher de l’arbre quelques gouttes séchées et, après les avoir nettoyées des résidus d’écorce ou de bois, on commençait à mâcher. Longtemps… Au début c’était un peu amer, puis cela devenait moins âpre, mou et élastique. Au retour du pâturage, les petits bergers offraient leur apèis bien mâché aux jeunes frères et cousins restés à la maison. C’était un cadeau bien apprécié. Les framboises, commençaient à mûrir après Notre-Dame-des-Neiges, le 5 Août. On les cueillait aussi pour les préparer en salade, avec du vin et du sucre, comme les petites fraises des bois. Début août, mûrissait aussi le rubus saxatilis, la ronce des rochers, petit fruit rouge à la forme et aux dimensions d’une graine de maïs, poussant en inflorescences de 4-5-6 baies, au goût légèrement acidulé.
Un vent d’automne qui apporte l’abondance
Le vent de l’automne se levait tôt pour les petits bergers en altitude. La date charnière était l’Assomption, Notra-Dama-d’Out, le 15 du mois d’août. Après cette date, les taons disparaissaient pour le bonheur des vaches et des mulets ; le temps du pâturage s’allongeait, le matin, jusqu’aux premières heures de l’après-midi ; les rosées se faisaient de plus en plus abondantes ; l’air devenait frais à l’ombre des rochers et même froid au coucher du soleil et à l’aube; le vent du nord soufflait plus calme et, ayant perdu toute son humidité, il n’apportait plus le mauvais temps. Au plan(1)En Vallée d’Aoste, on entend par plan la partie du territoire habitée toute l’année, entre les 300 et les 1900 mètres d’altitude. les fabuleux goûters de dix-sept heures de la saison des foins devenaient plus rares, pour disparaître définitivement à la Saint-Barthélemy, le 24 août(2)À Valgrisenche, on disait : Sèn Bartoloméi, marènda dessù lo tabler . À la Saint-Barthélemy, le goûter reste sur l’étagère, c’est-à-dire, on ne le fait plus). Ces goûters de six heures étaient fabuleux pour l’époque : saucisses et boudins de l’hiver conservés dans le saindoux ; fromages maigres et gras, frais et affinés ; viande séchée, généralement de chèvre, parfois de chamois, lard blanc finement coupé ; haricots verts, tomates et oignons assaisonnées à l’huile et vinaigre ; pain noir de seigle, cuit en décembre, amolli dans le vin ou dans le lait pour les enfants ; confiture de framboises qu’on savourait avec une tranche de polenta froide ; vin du pays, incroyable piquette qu’on buvait en se tenant fort à la table pour ne pas frissonner en plein mois d’août ; lait encore tiède de la traite de l’après-midi ; café à l’américaine (mais on ne le savait pas…), paisiblement chauffé dans la poêle, sur le poêle depuis le petit -déjeuner du matin ; les hommes ajoutaient un peu de vin au café, tandis que les enfants un peu de lait et les femmes une petite cuillérée d’amandes pilées et un soupçon de noix de muscade grattée . C’était souvent le repas le plus important. Après, on s’adonnait surtout à finir des travaux en attendant le bol de soupe, au lait ou aux légumes, qui vers 10 heures du soir clôturait la journée.. Si pour les enfants, Notra-Dama-d’Out n’était pas le commencement de l’automne, c’était bien la fin de l’été et les pensées, que ce soit à l’alpage ou au plan, allaient déjà à la dézarpa, quand le troupeau, dans tout son éclat, rejoindrait en bas les pâturages de l’automne.
La dernière quinzaine d’août était le moment de l’abondance quant aux fruits sauvages.
Après l’Assomption, mûrissaient les groseilles rouges, évadées de quelques potagers rustiques. Il y en avait partout ! Elles étaient assez grosses, mais très acides.
Il y avait aussi une variété très rare, dont la feuille était plus petite et le buisson plus bas. Le fruit aussi était plus petit et la plante n’en portait jamais beaucoup. Cette variété de groseille est très sucrée. Vers la fin du mois d’août, j’allais parfois où il y avait beaucoup d’arolles pour cueillir des aravéi. On conservait précieusement leurs fruits en les protégeant de la gourmandise des rats, et, vers la fin de l’automne, on en grignotait de temps en temps. Au mois de septembre il y avait toute sorte de fruit. Les enfants aimaient particulièrement les mèntsón, les fruits de l’amélanchier, qui poussaient sur de grands buissons, dans les endroits escarpés mais jamais au-dessus de 1600 mètres. Ce sont des baies bleues, à la forme d’une petite nèfle, un peu plus grande qu’une myrtille ; nous mangions aussi les fruits de l’églantier qu’on appelait z-oillèntse du mot òouille, aiguille, parce que, à l’intérieur, le fruit avait des graines dans de petits poils irritant le palais. On vidait le fruit des doigts et on ne mangeait que la partie extérieure. Et l’on s’évertuait à enfiler l’intérieur, les graines irritantes, dans la chemise des jeunes filles: nous trouvions cela excitant…Fientes de chats et raisins d’ours
Vers le 20 septembre mûrissaient les baies de la viorne lantane (tchouèn di tsat, littéralement, fiente de chat).
Ces baies poussaient sur des buissons bas qu’on trouvait dans les pierriers et, selon certains livres, elles sont toxiques. C’était des inflorescences comme celles du sureau, mais elles étaient plutôt plates et avaient la forme de grains de café. À l’intérieur, elles avaient une fine graine cartilagineuse qu’on avalait ou mâchait avec le fruit. Quand ils étaient mûrs, ils étaient noirs, mais, dès le début de septembre, ils devenaient rouges et durs. J’arrachais l’inflorescence à ce stade de maturation, je la mettais au soleil et les fruits mûrissaient en quelques jours et devenaient comestibles, … enfin, si l’on peut dire! Toujours vers la fin septembre il y avait les seriéize bassarde, littéralement, cerises bâtardes. Elles poussaient sur des buissons qu’on aurait même pu tailler comme un arbre, mais cela ne valait vraiment pas la peine et on ne le faisait pas : les fruits, petits comme une myrtille sauvage, noirs, avec une graine à l’intérieur, regroupés en petites grappes de 6-8 fruits noirs comme l’encre, avaient un goût âpre, qui empâtait la bouche. Avec la gelée, ils s’amélioraient un petit peu. À la fin de septembre, il y avait deux autres fruits qui arrivaient à maturation : la myrtille rouge, grevalón, qu’on trouvait dans les bois de conifères à des altitudes relativement basses, entre 1500 et 2100 mètres ; légèrement amères, on disait qu’elles étaient désaltérantes. On mangeait aussi, avec beaucoup moins d’enthousiasme, les farenoulle, le raisin d’ours, qu’on trouvait, à la même saison, souvent entremêlées aux airelles rouges auxquelles elles ressemblent beaucoup. Un autre fruit qu’on mangeait, mais jamais avant la gelée, était l’ansalle, fruit de l’alisier, d’un bel orange appétissant. Mais le goût, plutôt fadasse, n’était pas terrible. Ces baies devenaient précieuses en cas de disette : on les faisait sécher, on les pilait et on les mélangeait à la farine pour faire le pain. Par contre, on mangeait à poignées les fruits de l’épine vinette, pequeun, qu’on cueillait avec attention pour ne pas se faire piquer. Parfois, au printemps, sur les buissons d’épine-vinette, on trouvait encore quelques fruits desséchés qui avaient passé l’hiver : on les trouvait particulièrement bons, moins acides et plus sucrés. Peut-être aussi parce que à cette saison là, on ne trouvait rien d’autre. On mangeait aussi les fruits du genévrier qui ne mûrissaient pas toutes les années, mais il y avait toujours quelques buissons chargés comme on n’en voit plus maintenant… Mais ça goûtait plutôt la pharmacie…La joie de la maraude et du fruit défendu…
Plus bas, au-dessous de 1000 mètres d’altitude, on trouvait d’autres fruits encore : les petites cerises rouges, sucrées comme les vraies, ornement des merisiers ; les baies du cornouiller, arbre discret qui a presque disparu ; les noisettes des coudriers sauvages qui prospéraient le long des rus(3)En Vallée d’Aoste, on appelle ru, les canaux d’irrigation. Le climat particulièrement sec et l’abondance d’eau venant des glaciers, ont fait ainsi qu’un réseau gigantesque de rus se développe pour fertiliser la région.;
les bolochì, prunes sauvages minuscules, poussant sur des buissons épineux, à la saveur âpre, qu’on consommait après les premières gelées de novembre ; les morette, les mûres sauvages, c’est-à-dire les fruits des ronces qui recouvraient les murs des terrassements et les serpents au repos ; à ne pas confondre avec les terrayoulle , sorte de mûres plus grosses, plus juteuses et légèrement acidulées, présentes souvent le long des chemins ; la réglisse dont les petits bâtons accompagnaient souvent les enfants à l’école. On mangeait aussi les petites « nèfles sauvages », les fruits de l’aubépine, rouges, farineuses et fades; les grattacù d’en bas, on ne les trouvait pas bons, toujours avec un arrière goût de « sardines » quand ils étaient mûrs, durs et insipides avant. En bas, l’on trouvait aussi de petites fraises, quelques framboises, mais rien de comparable à la richesse et à la qualité des fruits sauvages de la montagne. La plaine était moins généreuse, mais l’espace domestique compensait largement cette pauvreté relative. C’était le domaine des vergers et des jardins potagers, les lieux du maraudage…Notes
↑1 | En Vallée d’Aoste, on entend par plan la partie du territoire habitée toute l’année, entre les 300 et les 1900 mètres d’altitude. |
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↑2 | À Valgrisenche, on disait : Sèn Bartoloméi, marènda dessù lo tabler . À la Saint-Barthélemy, le goûter reste sur l’étagère, c’est-à-dire, on ne le fait plus). Ces goûters de six heures étaient fabuleux pour l’époque : saucisses et boudins de l’hiver conservés dans le saindoux ; fromages maigres et gras, frais et affinés ; viande séchée, généralement de chèvre, parfois de chamois, lard blanc finement coupé ; haricots verts, tomates et oignons assaisonnées à l’huile et vinaigre ; pain noir de seigle, cuit en décembre, amolli dans le vin ou dans le lait pour les enfants ; confiture de framboises qu’on savourait avec une tranche de polenta froide ; vin du pays, incroyable piquette qu’on buvait en se tenant fort à la table pour ne pas frissonner en plein mois d’août ; lait encore tiède de la traite de l’après-midi ; café à l’américaine (mais on ne le savait pas…), paisiblement chauffé dans la poêle, sur le poêle depuis le petit -déjeuner du matin ; les hommes ajoutaient un peu de vin au café, tandis que les enfants un peu de lait et les femmes une petite cuillérée d’amandes pilées et un soupçon de noix de muscade grattée . C’était souvent le repas le plus important. Après, on s’adonnait surtout à finir des travaux en attendant le bol de soupe, au lait ou aux légumes, qui vers 10 heures du soir clôturait la journée. |
↑3 | En Vallée d’Aoste, on appelle ru, les canaux d’irrigation. Le climat particulièrement sec et l’abondance d’eau venant des glaciers, ont fait ainsi qu’un réseau gigantesque de rus se développe pour fertiliser la région. |
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