[cml_media_alt id='49']Foto di Alexis Bétemps - 2008 foto Claudine Remacle.[/cml_media_alt]

Alexis Bétemps – 2008

Nous n’avons pas de renseignements précis sur l’activité théâtrale en Vallée d’Aoste pendant le Moyen-âge. Nous savons cependant qu’aux XVe et XVIe siècles le goût pour les représentations sacrées prit pied en Vallée d’Aoste comme dans toute l’aire galloromane et toucha son apogée au XVIIe siècle. Le seul texte connu, retrouvé en Vallée d’Aoste, qui peut être considéré comme un fragment de pièce théâtrale, est un débat en français entre Satan, Gabriel, le Peuple, Jésus et la Sainte Vierge. Il remonte au XVe siècle. Il a été transcrit d’un cahier de Jean de Saint-Pierre et de son neveu Louis, tous deux chanoines de la cathédrale d’Aoste. Toujours de la mémé époque, on a Le mystère de saint Bernard de Menthon, en langue française mais avec un certain nombre de paroles francoprovençales, attribué à un auteur valdôtain.

C’est au XVIIe siècle, au Collège Saint-Bénin, que l’activité théâtrale se déploya vraiment sous l’impulsion des Pères Lorrains au bénéfice des élèves du collège, des autorités et de la population.

Après les fastes du Collège Saint-Bénin, nous n’avons pas beaucoup d’attestations de spectacles théâtraux à Aoste. Mais il doit y en avoir eus, s’il est vrai qu’en 1760, les députés des États Généraux assistent, de nouveau au Collège, à une tragédie de Voltaire, Mérope. En 1808, l’ancienne chapelle des Visitandines, près du palais Roncas, est transformée en théâtre. En 1810, il y a déjà à Aoste une société philodramatique, la Société des Amateurs de Théâtre. La saison théâtrale est particulièrement intense pendant la période de carnaval. On joue des pièces du théâtre français et, après l’unité d’Italie, des pièces en italien aussi et en piémontais. L’activité théâtrale en Vallée d’Aoste, malgré les critiques venant des milieux conservateurs, touche son apogée vers la moitié du XIXe siècle, puis, les locaux de l’ancien couvent étant devenus inutilisables, elle connaît un ralenti jusqu’à l’inauguration en 1892 du nouveau théâtre Emanuel-Philibert, actuellement Cinema Teatro Giacosa. A Ayas, au début du XXe siècle et jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, lors du carnaval, on jouait encore deux anciens mystères : l’Arma dannà et l’Antécrécht, pièces connues en français comme Le Jugement dernier et l’Anti-Christ.

Une autre forme théâtrale très ancienne, analogue à celle des mystères, est la représentation des Berdjé, les bergers, qu’on fait encore dans plusieurs églises valdôtaines, durant la veillée de Noël. Il s’agit de la dramatisation émue des bergers qui rendent visite à l’Enfant Jésus dans la grotte où il vient de naître.

Avec l’arrivée du cinéma, les occasions théâtrales deviennent toujours plus rares.

Les temps ont changé en Vallée d’Aoste et un art théâtral nouveau est en gestation, un théâtre plus populaire, plus rustique, plus proche de la réalité paysanne valdôtaine, le théâtre en francoprovençal, ou en patois comme l’on dit chez nous avec fierté. Le premier à jouer en public une pièce en francoprovençal valdôtain est, dans l’état actuel des connaissances, Jules-Ange Negri. En 1927, il présente pour la compagnie théâtrale du Cercle Saint-Louis[1] une courte pièce de sa production, sous forme de monologue : Lo pion a la feira, Un ivrogne à la foire. Le succès est encourageant et le spectacle est repliqué l’année suivante. Quelques années après l’exploit de Negri, en 1933, l’abbé Joseph-Marie Henry publie sur Le Messager Valdôtain, l’almanach qui entrait et entre toujours dans toutes les familles valdôtaines, une pièce avec cinq personnages Le femalle a lavé bouiya. Il met en scène un groupe de femmes en train de faire la lessive, travail traditionnellement convivial et féminin. Les rencontres à la fontaine sont l’occasion pour parler, critiquer et médire un peu tout le monde. Les propos des lavandières sont pétillants et leur langue poignante. Cet ouvrage demeure un petit bijou de notre littérature francoprovençale. La chose la plus étonnante est que, probablement sans le savoir, l’abbé Henry a emprunté, pour la première pièce écrite en patois, un stéréotype bien familier dans le théâtre francoprovençal ancien : celui de La Bernarda Bouiyandéri, femme à la langue pointue et à l’esprit vivace, toujours prête à critiquer, prototype des innombrables lavandières du théâtre francoprovençal du XVIe siècle dans le Lyonnais et dans le Dauphiné.

Lo pion a la fèira et Le femalle a lavé bouiya restent cependant des épisodes isolés dans le contexte de la littérature valdôtaine. Le fascisme bat son plein et la politique culturelle du régime, loin de viser la mise en valeur des prérogatives locales, est axée sur la promotion capillaire de l’italien. Avec la fin de la guerre et la chute du fascisme, l’attention pour les particularités linguistiques valdôtaines revient au centre des préoccupations.

Le Comité des Traditions Valdôtaines, fondé en 1947, sur les pages de sa revue trimestrielle, Le Flambeau, dans son numéro de l’hiver 1953, publie un article où l’on invite les Valdôtains à créer une troupe d’amateurs pour porter le théâtre dans tous les villages de la Vallée et, éventuellement ailleurs.

Quelques années après, René Willien écrira : « Cet appel fut enfin relevé par un groupe de jeunes gens d’Aoste, d’Aymavilles, de Saint-Pierre et de Signayes, qui, sous l’enseigne de Lo Charaban se sont mis à l’œuvre ».

En 1958, René Willien, avec Pierre Vietti et un groupe d’amis, fonde le Charaban qui joue des pièces en patois écrites expressément pour cette compagnie. L’objectif des auteurs n’est pas seulement celui d’entretenir le public. Ils se proposent aussi d’ : « … empêcher que la langue de nos ancêtres soit inexorablement submergée par d’autres langages qui ne se sont pas formés dans notre Région et qui peuvent nuire à notre ethnie ». Le théâtre en patois n’est donc plus considéré comme une forme d’expression artistique pour éduquer, émouvoir ou amuser le public, il devient aussi un instrument pour la promotion de la langue employée. Le succès du Charaban est énorme et ses représentations se suivent, toujours impatiemment attendues et appréciées.

Le phénomène Charaban a aussi le grand mérite de susciter des vocations. Dans plusieurs communes naissent des compagnies qui utilisent les pièces publiées et montent des spectacles dans le village à l’occasion de certaines fêtes. Petit à petit, ces troupes commencent à écrire elles mêmes leurs pièces. En Vallée d’Aoste, les ferments nouveaux de 1968 sont à l’origine du phénomène des Centres culturels où des jeunes se réunissent, discutent et réalisent des projets pour la relance de la vie sociale dans leurs communes. Ils influencent profondément le mouvement théâtral, les compagnies de jeunes en premier lieu, qui deviennent plus sensibles aux problématiques sociales, linguistiques et politiques. Les compagnies de village se multiplient et le mouvement devient tellement fort qu’en 1979 la création d’une Fédérachón Valdoténa di Téatro Populéro s’impose. Les compagnies sont reconnues officiellement par le gouvernement valdôtain et jouissent des financements par une loi régionale de 1981. Depuis, le nombre des compagnies et la qualité de leurs spectacles n’ont fait qu’augmenter. En 2010, vingt-deux compagnies de la Fédérachon opèrent en Vallée d’Aoste et le Charaban, continue à proposer ses spectacles, toujours aussi applaudis.

Dans les années 1980, des compagnies en langue italienne et bilingues naissent en Vallée d’Aoste, et s’ajoutent aux groupes plus anciens de théâtre en patois et en français.

Une programmation théâtrale de qualité est insérée dans la Saison culturelle[2] fraîchement inaugurée. L’expression théâtrale devient une activité scolaire de support et, en 1992, une loi régionale réglemente la matière.

L’initiation au théâtre du grand public et des enfants des écoles contribuera à parfaire le goût de la population, la rendra plus exigeante et encouragera les groupes à améliorer la qualité de leur spectacle. Cette croissance générale est bénéfique aussi pour le théâtre en francoprovençal.

La Fédérachón (FVTP) avec l’enthousiasme des institutions nouvelles entre en action.

Elle se charge avant tout de résoudre les différents problèmes d’ordre pratique et administratifs : démarches, taxes, sécurité, droits d’auteurs, conformité aux standards prévus, organisation de manifestations , etc., ce qui est déjà un soulagement sensible pour des groupes d’amateurs souvent proies des intolérances de la bureaucratie.

Ensuite, elle s’efforce d’améliorer le niveau des performances, fort inégales, des différentes compagnies. D’amateurs, bien-sûr, mais, qui se voudraient, autant que possible, de qualité… Des stages sont organisés, depuis 1980, au début avec la collaboration précieuse du Groupe Approches, compagnie théâtrale des émigrés valdôtains de Paris, ensuite de manière autonome. On essaie ainsi d’améliorer la récitation et l’expressivité (voix, rythme, utilisation du corps, etc.), mais aussi la préparation du spectacle (mise en scène, costumes, décors, audio, lumières, etc.) et l’écriture des textes. Les pièces ne sont plus puisées dans le répertoire traditionnel, mais, petit à petit, elles sont rédigées par les membres des compagnies, individuellement ou en groupe. Les arguments traités se mettent en syntonie avec la modernité et les thèmes s’éloignent progressivement du monde rural, contribuant ainsi à refaçonner la langue francoprovençale la rendant plus ductile et mieux apte à interpréter les problématiques actuelles. Toujours dans le cadre de la formation des comédiens, la Fédérachón propose des sorties pour assister à des manifestations d’intérêt international telles que le Festival d’Avignon ou les stages de Spoleto organisés par Dario Fo.

En 1980, la Fédérachón met sur pied le premier Printemps Théâtral, manifestation à laquelle participent toutes les compagnies qui jouent des pièces en francoprovençal en Vallée d’Aoste. Les spectacles sont présentés sur la scène d’un théâtre de la ville d’Aoste ce qui est une réussite pour ces compagnies habituées à jouer leurs pièces dans des salles occasionnelles, disparates et inaptes. Le Printemps démarre, au rythme d’une soirée par semaine, à la fin de mars pour se conclure aux portes de l’l’été. Dans les années 2010, une vingtaine de compagnies s’alternent et attirent un public passionné et fidèle.

Depuis 1986, avec une interruption de 1990 à l’an 2000, une autre manifestation importante est organisée par la Fédérachón : la Fita dou téatro. Il s’agit d’une sorte de kermesse, organisée au début de l’automne, chaque année dans une commune différente, parfois en plein air, où les groupes participants, en 10 minutes, doivent développer un thème proposé par les organisateurs en utilisant aussi, obligatoirement, un certain nombre d’objets signalés. Cela se passe dans la joie et la bonne humeur devant un public constitué surtout pas les acteurs des différentes compagnies.

En 1995, la Fédérachón participes à l’évocation des « révolutions des socques », trois insurrections paysannes du XIXe siècle pour protester contre les régimes politiques du moment et contre la dureté du système fiscal. Cela a comporté l’engagement d’une centaine de membres des différentes compagnies. L’expérience sera répétée en 2005 pour rappeler le 60e anniversaire de la libération de la ville d’Aoste par les Maquisards valdôtains. Le grand succès populaire de ces spectacles de rue, portera à la réalisation d’autres représentations collectives au grand air, en été, : « La quiòou di mèiti » (La clé de la maison), où les acteurs des différentes compagnies évoquent la vie d’autrefois en dramatisant des contes et récits du terroir, pour les gens de l’endroit et pour les touristes, particulièrement nombreux. L’expérience a été répliquée à Saint-Christophe pour rappeler le cinquantenaire du Consortium pour la production de la fontine, le fromage valdôtain par excellence (2007)  ; pour la promotion de l’artisanat du bois à Ayas (2008) ; pour rappeler un grand personnage du Charaban, Batezar, inventé et interprété par Pierre Vietti, à dix ans de sa mort (2009) ; pour commémorer le centenaire de la mort du premier poète et écrivain en francoprovençal, l’abbé Jean-Baptiste Cerlogne. En 2011, ce sera le grand moment du premier « music-hall » en francoprovençal, joué et chanté sur des musiques originales par des membres de la Fédérachón.

Certes, la pratique du francoprovençal est en déclin, le moment que nous vivons est particulièrement dur et humiliant pour les langues minoritaires. Elles sont de plus en plus délaissées et, cette fois, sans persécutions évidentes. Elles se perdent pour l’insouciance de leurs locuteurs. Il devient particulièrement important de mettre en branle tous les moyens disponibles pour contrecarre la tendance négative. Le théâtre pourrait être l’un des principaux instruments pour la rescousse…

[1] Association juvénile d’inspiration catholique qui se réunissait près du Grand-Séminaire d’Aoste. Saint Louis Gonzague était le saint patron des étudiants.

[2] Programmation annuelle de spectacles de différente nature (concerts, récitals, pièces de théâtre, cinéma, etc.) réalisée avec les financements et l’organisation de l’Administration régionale.