Le cas de la Vallée d’Aoste : les langues en mouvement
dans “Langues : une guerre à mort – Panoramiques” n. 48, Editions Carlet, Condé-sur-Moireau, 2000.
Qu’il vienne de l’est ou du nord, à travers les cols ou les tunnels, ou de l’est, par le défilé de Pont-Saint-Martin, le voyageur, même ignare et pressé, qui traverse la Vallée d’Aoste, entre en contact avec une réalité linguistique particulière : une toponymie française, des panneaux en italien, en français ou bilingues, des coqs gallicans sur les clochers, des habitants qui parlent le français avec un accent italien (d’après les français) ou l’italien avec un accent français (d’après les italiens).
Voilà telle qu’apparaît la situation en superficie, signe d’un cadre linguistique complexe et en mouvement. Mais, que se cache-t-il en dessous ? L’analyse synchronique de la réalité actuelle nous porte à dénombrer plusieurs registres linguistiques.
On peut dire que, désormais, tout le monde en Vallée d’Aoste possède une compétence active de l’italien qui varie en fonction du degré d’instruction des individus et de leur origine ethnique. L’italien parlé par des personnes faiblement cultivées est fortement dialectisé : les autochtones ressentent l’influence du francoprovençal, les immigrés italiens celle de leur dialecte d’origine. Les Valdôtains qui parlent un bon italien conservent cependant, presque toujours, une prononciation particulière du r qui révèle leur origine.
Le francoprovençal (couramment appelé patois), dans ses 70 et plus variétés, est habituellement parlé par au moins la moitié des habitants. Ce sont surtout les couches les plus âgées qui les pratiquent davantage, mais il a encore une bonne (je dirais même étonnante) diffusion parmi les jeunes, voire même les enfants.
Le français est encore la langue maternelle d’un petit nombre de familles valdôtaines mais il est cependant connu par la grande majorité de la population : il est enseigné à l’école, les occasions pour le pratiquer sont fréquentes vu la position géographique de la Vallée et, surtout, sa parenté avec le francoprovençal fait que le passage au français est tout à fait naturel pour les dialectophones. Le français est aussi la langue instrumentale pour maintes associations culturelles, pour les meetings politiques de l’Union Valdôtaine et pour le groupe de l’Union Valdôtaine au Conseil Régional. Dans les trois communes germanophones (Gressoney-La-Trinité, Gressoney-Saint-Jean et Issime) une partie de la population parle encore le dialecte walser (à l’école, les enfants apprennent aussi l’allemand) et dans la basse vallée, la partie orientale, le piémontais est généralement connu. Cette situation est le résultat d’une évolution récente et, loin d’avoir atteint un stade de stabilité, elle est en plein mouvement.
La description que je viens de faire ne s’appuie pas sur un recensement officiel. Le dernier recensement qui tenait compte des aspects linguistiques a été effectué en 1921. A l’époque, on dénombrait en Vallée d’Aoste 9,6% d’italophones contre 4,7% en 1861. Ces évaluations sont faites à partir de sondages (réalisés par des étudiants ou des chercheurs) qui ne concernent que certaines zones de la Vallée et de l’opinion généralisée des Valdôtains qui s’occupent du problème linguistique.
Pour bien comprendre la situation, il faut se pencher sur la nature des langues en contact et sur leur histoire en Vallée d’Aoste. Je ne traiterai pas du problème walser qui, dans le contexte valdôtain, a toujours été marginal pour des raisons essentiellement géographiques et démographiques (2% de la population). Ce qui ne signifie nullement qu’il n’ait pas une grande importance pour les Valdôtains : minorité au sein d’une minorité, les walsers sont l’objet de l’attention particulière de l’Administration régionale : l’allemand est reconnu officiellement et enseigné à l’école primaire et à l’école moyenne (correspondant au collège), un Centre culturel walser existe et son activité culturelle est régulièrement patronnée par l’Administration régionale.
Les walsers, population germanique originaire du Haut-Valais, se sont établis dans les trois communes valdôtaines de la Vallée du Lys, Issime, Gressoney-Saint-Jean et Gressoney-La-Trinité entre le XIIe et le XIIIe siècle lors des migrations walsers qui ont été à l’origine de plusieurs enclaves principalement en Italie, Autriche, Liechtenstein et dans les cantons suisses de Berne et des Grisons. En Vallée d’Aoste, ils parlent encore leur ancien dialecte alémanique bien qu’il soit sérieusement menacé.
Les Salasses sont la première tribu citée par les historiens classiques, peuple ligure donc pré-indoeuropéen, déjà celtisé lors de son entrée dans l’histoire. Les Salasses, population guerrière, gardienne des cols mettant en communication l’Italie avec l’Europe nord-occidentale, opposèrent une fière résistance à l’arrivée des Romains, mais ils furent rapidement soumis, dispersés et assimilés.
Ils ne nous ont légué aucun document écrit dans leur langue, mais il existe encore dans la toponymie locale et dans les différents patois francoprovençaux valdôtains un riche substrat celtique et pré-indoeuropéen, appelé ligure par convention. Il s’agit là probablement de leur plus important héritage. Profondément latinisée, la Vallée d’Aoste, à partir de 575, date de la victoire de Gontran, roi des Francs, sur les Lombards, entre dans l’orbite de l’aire gallo-romaine, de Lyon plus particulièrement, dont elle participera à l’évolution politique, religieuse culturelle et linguistique.
Fief d’Humbert aux Blanches-Mains, à la chute du deuxième royaume de Bourgogne, elle fait donc partie dès le début des états de Savoie, à l’intérieur desquels, jusqu’au XVIIIe siècle, elle jouit de libertés spécifiques, voire même d’indépendance durant certains moments de son histoire. Sur le plan linguistique, l’évolution du latin local, fortement imprégné de l’héritage celto-ligure, ressent de l’influence de Lyon. Des parlers définis par Isaia Graziadro Ascoli, en 1878, francoprovençaux, se structurent progressivement pour devenir le support linguistique quotidien de la population, à l’instar de ce qui s’est passé sur une vaste aire allant de Saint-Etienne à Aoste et de Fribourg en Suisse, à Grenoble.
Avec l’abandon du latin comme langue officielle, quelques années après l’édit de Villers Cotterets, en 1561, le duc de Savoie, Emmanuel Philibert, par des lettres patentes, déclare le français langue officielle de la Vallée d’Aoste “ … ayant toujours et de tout temps été la langue française en notre Pays d’Aoste plus commune et générale que point d’autre ; et ayant le peuple et sujets du dit Pays averti et accoutumé de parler la dite langue plus aisément que nulle autre… ”. L’acte du duc ne faisait que ratifier une situation de fait étant donné que le français en Vallée d’Aoste, tout comme en Savoie, était devenu bien avant 1561, en alternance avec le latin, la langue de la prédication, des représentations scéniques, des communications épistolaires, des rapports entre autorités civiles ou religieuses, de l’administration, de la littérature naissante, etc. D’après l’historien François-Gabriel Frutaz, le français substitua le parler vulgaire local dans la prédication dès le début du XVe siècle. Toujours au XVe siècle, apparaissent les premiers ouvrages littéraires valdôtains en français : mystères, Noëls, chroniques historiques. Mais la présence de parlers romans en Vallée d’Aoste ressort déjà des textes latins les plus anciens, à partir du XIIe et XIIIe siècle : plusieurs mots se référant à des réalités locales sont écrits en roman dans un contexte latin. En Vallée d’Aoste, comme dans toute l’aire gallo-romaine, on abandonne donc officiellement le latin pour adopter le parler de l’Ile de France, opportunément adapté aux exigences locales.
Le français devient ainsi la seule langue employée dans l’administration, dans l’enseignement, dans le culte et dans la littérature et il prospère en symbiose avec le francoprovençal, langue de la vie quotidienne, donnant vie à un bilinguisme diglossique, situation linguistique tout à fait normale en Europe jusqu’au XIXe siècle, et, pour certaines communautés, situation encore fonctionnelle de nos jours dont le cas de la Suisse alémanique en est un exemplaire.
Pendant une longue période, à l’intérieur des états de Savoie, à cheval sur les Alpes occidentales, région biculturelle et bilingue, la Vallée d’Aoste vécut comme la Savoie voisine en français et en francoprovençal. Bien que minoritaire à l’intérieur des états de Savoie, le français était librement utilisé au parlement et à la cour même. Ce ne fut qu’avec l’unité d’Italie, en 1860, que les véritables conflits linguistiques s’amorcent.
Le nom francoprovençal est d’origine relativement récente. Dans un article paru dans la revue Archivio glottologico italiano de 1878, le linguiste Ascoli déclare : “ J’appelle franco-provençal un type linguistique qui réunit, en plus de quelques caractères qui lui sont propres, d’autres caractères dont une partie lui est commune avec le français et dont une autre lui est commune avec le provençal, et qui ne provient pas d’une tardive confluence d’éléments divers, mais au contraire atteste sa propre indépendance historique, peu différente de celles, par lesquelles se distinguent entre eux, les autres principaux types romans. ” Dans les pages suivantes, l’auteur précisait, en fournissant des exemples, les convergences, les divergences et les originalités du francoprovençal par rapport aux parlers d’oc et d’oïl. La définition est éminemment linguistique et repose surtout sur des particularités phonétiques.
Dans le sillage d’Ascoli, des linguistiques ont mis en évidence d’autres caractères du francoprovençal. La théorie d’Ascoli a été âprement contrastée par plusieurs romanistes et non des moindres, parmi lesquels Paul Meyer. Le débat sur la nature du francoprovençal “definitio nominis” ou “definitio rei”? divisa longuement les linguistes. Le caractère arbitraire de la définition était évident et les difficultés pour tracer la ligne de démarcation entre les trois parlers sur la base des critères linguistiques énoncés ont tout de suite été considérables puisque nulle part, à l’intérieur des parlers gallo-romains, il n’existe une véritable frontière.
Gaston Tuaillon, l’un des plus éminents spécialistes vivants, nous dit à ce propos : “ Décrire le francoprovençal est une entreprise difficile, car cette langue n’existe nulle part à l’état pur, elle existe dans tous les patois francoprovençaux, mais partout associée à d’assez fortes particularités locales. C’est cela une langue dialectale, une langue qui n’existe que sous la forme de l’infinie variation géolinguistique : le francoprovençal est une langue de ce type. ”
Toujours Gaston Tuaillon, nous fournit une autre belle définition du francoprovençal qu’il appelle “génétique”. Pour lui, le francoprovençal est un “protofrançais” qui n’a pas suivi, comme les parlers d’oïl, les innovations venant du nord, à partir de l’époque carolingienne. La différenciation entre parlers francoprovençaux et d’oïl, la “segmentation” pour employer la terminologie de G. Tuaillon “ s’est faite par un triple refus des innovations de la France du Nord : refus de l’oxytonisme généralisé, refus de dire é pour a en syllabe tonique libre, refus de dire ü pour u ”.
A la différence des langues d’oc et d’oïl, le francoprovençal n’a pas une véritable tradition écrite. Nous avons des attestations de textes administratifs du XIIIe siècle, venant du Forez et du Lyonnais, des essais juridiques de Grenoble, les œuvres de Marguerite d’Oingt, puis, au XVIe siècle, des chants et des poèmes, surtout dans le genre burlesque, un peu partout dans l’aire francoprovençale, à l’exception de la Vallée d’Aoste.
Le premier texte en francoprovençal imprimé en Vallée d’Aoste est la lettre attribuée à Laurent Pléod, parue en 1850 dans l’almanach du Duché d’Aoste. Un autre texte à rappeler est celui contenu dans la brochure d’Edouard Bérard, en réponse à Vegezzi-Ruscalla, député piémontais qui suggérait dans un pamphlet, en 1861, l’abolition du français en Vallée d’Aoste sous prétexte que le patois (le terme francoprovençal à l’époque n’avait pas encore été découvert) était la langue véritable des Valdôtains. En feuilletant les journaux valdôtains de l’époque, on peut tomber, de temps en temps, sur des mots entre guillemets, de petites citations ou sur quelques poèmes en francoprovençal. Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle que la littérature patoise connaîtra un certain essor grâce à Jean-Baptiste Cerlogne et à ses épigones.
Depuis, les écrivains en francoprovençal se multiplient et illustrent les différents genres littéraires, surtout la poésie et le théâtre. La prose, et plus particulièrement le roman, et l’essai sont pratiquement absents. Chaque auteur écrit dans sa variété de francoprovençal, utilisant souvent une graphie personnelle. Rien qu’en Vallée d’Aoste, on dénombre pour quelque 50.000 locuteurs plus de 70 variétés de francoprovençal, au moins une par commune, présentant des différences phonétiques, lexicales et grammaticales parfois consistantes à tel point que l’intercompréhension n’est pas toujours assurée.
Déjà en 1850, le député valdôtain Laurent Martinet avait eu à se plaindre officiellement du fait que la publication des lois en Vallée d’Aoste se faisait en langue italienne, signe évident des projets dynastiques de la Maison de Savoie, de plus en plus tournée vers l’Italie. Mais ce n’est qu’avec l’Unité d’Italie, pourtant chaudement prônée par l’intelligentsia valdôtaine, que le problème linguistique se pose avec vigueur. Le 7 juin 1860 la Savoie devient française. La Vallée d’Aoste en est choquée: elle commence à réaliser que dans le nouveau cadre institutionnel italien elle ne sera plus qu’une communauté de frontière insignifiante, faible et isolée. Peu de mois après, le 10 Août, un décret ministériel prescrit l’usage de l’italien dans toutes les écoles du royaume. La Vallée d’Aoste proteste avec vigueur et s’ouvre ainsi un contentieux qui dure encore de nos jours.
Articles de presse, discours, pamphlets, prises de position des institutions publiques, formation de comités de défense sensibilisent la population qui est solidaire avec ses représentants qui, malgré leurs divisions idéologiques, sont remarquablement unis sur le thème de la langue jusqu’à la venue du fascisme.
Résumer les différents moments du combat des Valdôtains en faveur de leur langue française serait trop long. Il suffit de rappeler que l’italien, langue qui, en 1861, n’était parlée que par 4,7% des Valdôtains, progressa rapidement par le canal des institutions publiques.
La francophonie résiste malgré tout grâce surtout à l’action du clergé, très influent sur tout le territoire et à celle d’associations politico-culturelles telles que La ligue valdôtaine. L’éducation en français continue à être dispensée, bien qu’avec difficulté, par le biais de l’important réseau des écoles de hameaux; la vie religieuse se déroule toujours en français; les notaires non plus n’abandonnent pas intégralement le français; la presse continuera à paraître essentiellement en langue française tout comme la production littéraire; les administrations communales résistent tant bien que mal. En 1921, les italophones ne représentent que 9,6%.
Ce fut le fascisme, avec toute sa brutalité, qui asséna le coup le plus dur au tissu linguistique autochtone des Valdôtains avec sa propagande fracassante, ses interventions violentes, la centralisation des pouvoirs, la défense absolue de l’usage du français, l’italianisation des toponymes, la destruction maniaque de toute trace de culture française jusqu’aux inscriptions sur les tombes ! Le fascisme encouragea aussi, profitant de l’industrialisation du pays, une immigration massive et dirigée d’italophones à laquelle faisait pendant une émigration valdôtaine plus au moins clandestine, souvent conséquence de la discrimination envers les pays francophones en premier lieu.
Héritière de la Ligue Valdôtaine, compromise avec le fascisme naissant, la Jeune Vallée d’Aoste animée par l’abbé Joseph Trèves et par le notaire Emile Chanoux continue à œuvrer dans la clandestinité pour sauvegarder l’identité valdôtaine et la langue française. Emile Chanoux, théoricien du fédéralisme, deviendra le premier chef de la Résistance valdôtaine et le principal inspirateur des groupes autonomistes particulièrement actifs dans le maquis. Il est assassiné par les fascistes en mai 1944 mais son projet n’est cependant pas abandonné. Des contacts suivis sont entretenus avec le maquis français et avec les puissantes organisations d’émigrés valdôtains en France. Après une vaine tentative de faire de la Vallée d’Aoste un canton suisse, se développe en Vallée d’Aoste un fort mouvement séparatiste pour l’annexion à la France. Ce projet échouera en raison de l’hostilité des alliés anglo-saxons et de la tiédeur des milieux politiques français où seul le Général De Gaulle avait démontré de l’intérêt. En 1945, un décret du lieutenant du Roi accordera à la Vallée d’Aoste l’autonomie qui sera confirmée et mieux définie par le Statut Spécial de 1948, loi constitutionnelle de l’Etat italien.
Dans le Statut, trois articles réglementent l’usage de la langue et son enseignement.
ART 38
La langue française et la langue italienne sont au même niveau de parité en Vallée d’Aoste.
Les actes publics peuvent être rédigés dans l’une ou l’autre langue, à l’exception des actes de l’autorité judiciaire, qui sont rédigés en italien.
Les administrations de l’Etat prennent à leur service dans la Vallée, autant que possible, des fonctionnaires originaires de la Région ou qui connaissent le français.
ART. 39
Dans les écoles de n’importe quel ordre ou degré qui dépendent de la Région, un nombre d’heures égal à celui qui est consacré à l’enseignement de l’italien est réservé, chaque semaine, à l’enseignement du français.
L’enseignement de quelques matières peut être dispensé en français.
ART. 40
L’enseignement des différentes matières est organisé selon les dispositions et les programmes en vigueur dans l’Etat, moyennant des adaptations opportunes aux nécessités locales.
Ces adaptations, ainsi que la liste des matières pouvant être enseignées en français, sont approuvées et rendues exécutives, après consultation de commissions mixtes composées de représentants du Ministère de l’Instruction publique, de représentants du Conseil de la Vallée et de représentants du corps enseignant.
Le Statut est âprement contesté par les Valdôtains qui le jugent largement insuffisant. D’ailleurs, de nombreuses propositions de statut avaient été rédigées par des Valdôtains, dont une même par le Conseil de la Vallée, et toutes prévoyaient beaucoup plus de compétences à la Vallée d’Aoste. Pour ce qui est de la partie concernant la langue, quelques observations s’imposent.
L’aspect positif est la reconnaissance de la langue française à parité de celle italienne, dont découle la légalité de son emploi dans tous les actes officiels et son enseignement à l’école. Mais… L’emploi fréquent du verbe pouvoir, qui laisse beaucoup d’espace à la discussion et surtout l’absence de règles d’exécution, compétence de l’Etat, ainsi que l’institution de commissions mixtes freinent l’application intégrale du Statut. Le français est enseigné à l’école, bénéficiant d’autant d’heures que l’italien mais c’est l’italien qui devient la langue instrumentale pour toutes les matières. Malgré les pressions des organes politiques valdôtains, la situation ne se débloquera qu’en 1975 avec le passage des enseignants de la tutelle de l’Etat à celle de la Région, avec l’émanation successive des premières règles d’application et la constitution de la commission mixte. Ainsi on passe progressivement, bien que d’une manière imparfaite, de l’enseignement du français à l’enseignement en français d’une partie des matières. A l’heure actuelle, la réforme, a déjà touché l’école maternelle, primaire et le secondaire inférieur. Celle concernant le secondaire supérieur est à l’étude.
Mais l’école bilingue à elle seule n’a pu relancer la pratique quotidienne du français en Vallée d’Aoste. Elle a formé des jeunes ayant une certaine compétence en français, parfois bonne mais plus souvent médiocre, et l’italien reste le principal moyen de communication avec les autres : la situation actuelle est celle décrite en ouverture de cet article.
Parmi les requêtes des valdôtains au moment de la discussion du Statut d’autonomie, il y avait celle d’une double filière d’écoles, en langue française et italienne. Cette solution, qui sera adoptée pour le Tyrol du Sud, n’a pas été prise en considération. Cela aurait signifié reconnaître sur le territoire valdôtain l’existence de deux groupes linguistiques distincts, ce qui correspondait à la réalité.
Les articles du Statut sur la langue préconisent par contre une réalité de bilinguisme généralisé à toute la population sans l’identification de la langue maternelle de chacun. Théoriquement, en Vallée d’Aoste on peut effectuer n’importe quelle démarche dans une des deux langues officielles, mais on ne peut recevoir de réponse dans la même langue. Cette solution qui peut même paraître à l’avant-garde, surtout dans le cadre d’une Europe en formation, s’est révélée pénalisante à l’égard de la langue française, affaiblie par le fascisme, étouffée dans une réalité où l’italien peut compter sur de nombreux supports, voire les médias, et sur un système qui, malgré l’autonomie, ressent lourdement de l’influence italienne.
Cette forme de bilinguisme a généralisé la connaissance du français en Vallée d’Aoste mais n’a pas sauvegardé les francophones, ni permis aux dialectophones d’apprendre convenablement la langue littéraire dans laquelle ils se sont toujours reconnus. Le francoprovençal, ou patois comme nous l’appelons couramment, est encore parlé habituellement par la moitié des résidents en Vallée d’Aoste. Il s’agit surtout des autochtones mais aussi d’immigrés ou de leurs descendants.
A partir du XIXe siècle, le francoprovençal a connu le sort des dialectes dans la plupart des sociétés en voie de modernisation : plus ou moins combattu par l’école, traité de langue de l’étable par les citadins, considéré comme parler cacophonique par les étrangers ethnocentristes. Sans jamais avoir subi de persécution officielle, il a été cependant victime d’une propagande stéréotypée bien connue. C’est la principale raison pour laquelle plusieurs familles valdôtaines établies en ville ou dans les gros bourgs ne l’ont pas retransmis. Encore, et je dirais surtout dans les années 60, dans les rues de la ville les patoisants tendaient à le chuchoter à voix basse, presque honteux de leur patrimoine linguistique méconnu. C’est en ces années là que la pratique de parler italien aux enfants se répand même dans les campagnes, surtout dans les communes près des gros centres ou celles à vocation touristique.
Et c’est dans ces années-là que le problème devient perceptible au point qu’une politique en faveur du francoprovençal, promue par l’administration régionale, voit le jour. En 1962, le francoprovençal entre à l’école primaire sous la forme d’un concours, le Concours Cerlogne : guidés par les enseignants, les élèves entreprennent des recherches sur leur milieu en francoprovençal. Puis, en 1967, un instituteur particulièrement sensible, René Willien, fonde le Centre d’Etudes francoprovençales dont l’action se développera dans les années successives. Actuellement, le Centre existe toujours et le Bureau Régional pour l’Ethnologie et la Linguistique, créé en 1986, assure une activité quotidienne avec des spécialistes et des fonctionnaires, de concert avec le Centre. Actuellement, une quinzaine de compagnies théâtrales jouent en francoprovençal, une trentaine d’ouvrages sont imprimés toujours en francoprovençal, des cours d’apprentissage pour débutants ont été instaurés et une graphie est en voie de normalisation; des études linguistiques sont menées par des universitaires et des spécialistes locaux, des manifestations et des fêtes sont organisés et quelques émissions sont transmises à la radio et à la télévision.
La situation demeure malgré tout préoccupante. L’aspect nouveau le plus encourageant est que le francoprovençal a récupéré une bonne image publique, il est apprécié par les locuteurs en premier lieu et suscite de plus en plus l’intérêt des autres Valdôtains. On le parle bien fort en toutes les occasions, souvent même avec un peu de coquetterie. Un patoisant tend à établir la conversation dans sa langue dès qu’il s’aperçoit que son interlocuteur la partage, sans cependant jamais l’imposer à ceux qui l’ignorent. Le francoprovençal a perdu les connotations négatives dont on l’avait affublé, mais il est malheureusement aussi en train de perdre des locuteurs.
Chez nous, le patoisant est au moins trilingue, mais il s’agit là de sa propre prérogative et non pas de celle des autres. Dans le cas de mariages mixtes de plus en plus fréquents, c’est généralement le patoisant qui, en famille, renonce à sa langue; il y a bien sûr des cas où les parents s’adressent aux enfants chacun dans sa propre langue mais ce n’est pas la même chose. De plus, les transformations de la société, qui perd progressivement sa ruralité, les médias, le commerce, l’administration, la crise du français, la disparition du francoprovençal dans les pays voisins, France et Suisse, la vie entière, tout porte de plus en plus vers l’italien, malgré les efforts déployés par les pouvoirs publics.
Le francoprovençal n’est plus un outil linguistique nécessaire et indispensable pour communiquer avec le voisin. Il représente encore une marque d’identité, un patrimoine sentimental, une compétence en plus, aspects importants mais qui ne garantissent pas la survie d’une langue.
Un autre aspect tracassant est l’évolution rapide, particulièrement évidente chez les jeunes, qui ressent de l’influence de l’italien. Et ce n’est pas simplement un problème de néologismes qui pourraient aisément être absorbés par la langue, phénomène naturel et utile. Les interférences sont à tous les niveaux : phonétique, lexical, grammatical et syntaxique : des mots italiens qui s’introduisent en concurrence avec les correspondants en francoprovençal, des constructions de phrases moulées sur l’italien, le système accentuel perturbé par des proparoxytons inconnus au francoprovençal, etc. Nous ne sommes plus face à une évolution naturelle de la langue mais à une dérégulation incontrôlée. Le problème est grave, mais il peut encore être maîtrisé.
En guise de conclusion je voudrais faire encore quelques considérations d’ordre général. Il ne m’appartient pas de souligner l’importance du plurilinguisme en Europe et de la sauvegarde des langues autochtones moins répandues, patrimoine inaliénable de l’humanité. Les solutions linguistiques valdôtaines, malgré certaines apparences, sont à mon avis insuffisantes pour maintenir l’équilibre des langues qui fait encore de nos jours, qu’une partie considérable de Valdôtains est bilingue, voire trilingue avec un ancrage solide avec la tradition par le biais du francoprovençal.
Le système Vallée d’Aoste en apparence exemplaire est en réalité instable et les tendances, à l’heure actuelle, privilégient la langue italienne, et vont vers l’unilinguisme italien.
Ayant choisi de laisser dans le vague la notion de langue maternelle, la langue bénéficiant de plus de supports, l’italien, prendra progressivement le dessus. La langue françaises, tout en étant enseignée, perd son prestige et surtout son pouvoir d’identification pour les autochtones. De plus, dans certains milieux elle est perçue comme la langue d’une force politique, l’Union Valdôtaine, et rien que pour cette raison elle est contestée. Le francoprovençal est de plus en plus senti comme langue-souche et moyen d’enraciment, mais pour sa fragmentation, pour son caractère non officiel, pour son évolution trop rapide, il est un peu le maillon faible du système. Mais le pessimisme du moment peut être compensé par des signaux intéressants.
Si les langues ont en mouvement, les sociétés le sont aussi. Sans vouloir me lancer dans des prévisions hasardées pour le futur, avec l’intégration européenne qui avance, il est prévisible que de nouveaux équilibres linguistiques puissent être envisagés en Vallée d’Aoste.
Il est imaginable qu’avec le relâchement des frontières étatiques, la langue française, langue de prestige international, regagne du terrain en Vallée d’Aoste. La prise de conscience progressive au niveau européen de la valeur du patrimoine linguistique autochtone ne manquera pas de profiter au francoprovençal qui a déjà beaucoup récupéré ces dernières années en terme d’image. Mais il sera nécessaire d’intervenir : en sa faveur mais comment ? Le reconnaître officiellement ? Et si oui, à quel niveau : régional, italien ou européen ? Aux trois niveaux ? Faut-il définir une koïné ? Ou deux ? Et pour le francoprovençal en France, en Suisse et au Piémont, que va-t-on faire ?
Ce sont là des questions difficiles auxquelles il faudra donner des réponses assez rapidement si nous voulons une Europe attentive de la santé de toutes les langues qu’elle a conçues et moulées, si nous souhaitons une Europe riche de ses différences linguistiques, si nous préconisons une Europe où le plurilinguisme est la norme dans le respect des différences, considérées comme stimulations pour l’accroissement culturel général.
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