En souvenir de Marco – Les revenants

dans “Mélanges, en mémoire de Marco Perron – Nouvelles du Centre d’Études Francoprovençales” n° 31, p. 6-8 – p. 128-134, Centre d’Études Francoprovençales, Imprimerie Valdôtaine, Aoste, 1995.

La mort, dans nos sociétés paysannes, était une présence constante et pas seulement parce que le curé se chargeait de la rappeler à chaque sermon.

Nos villages et nos communes étaient plus peuplés, les familles plus nombreuses, les liens de parenté et de voisinage plus sentis et plus étendus. Ajoutons à cela le taux de mortalité élevé et nous comprenons facilement comment la population devait se confronter à cette dure réalité avec une fréquence beaucoup plus grande que dans la société actuelle, même dans la société rurale actuelle, qui a pourtant conservé, bien que d’une manière un peu plus relâchée, l’héritage de la piété ancienne.

Malgré les enseignements de l’Eglise, malgré la foi généralisée, parmi la population, le drame de la mort n’était pas facilement acceptable et la résignation inévitable était favorisée par des croyances, et parfois, des rituels, peu compatibles avec les dogmes de la religion catholique. Est-ce un héritage ancien, préchrétien ? Est-ce des ajustements populaires élaborés au fil des générations ? Sans prétendre pouvoir répondre à ces questions, je veux parler ici de la croyance dans les “revenants”, fort répandue et bien vivante en Vallée d’Aoste, encore de nos jours. Je me sers pour cela d’un corpus de 18 témoignages oraux recueillis en Vallée d’Aoste entre 1983 et 1994 et de textes publiés, souvent inspirés de la tradition orale.

Ce type de croyances n’est pas une particularité valdôtaine : de nombreux récits ont été recueillis en Savoie (Van Gennep souligne qu’ils sont plus répandus en Savoie que dans le Dauphiné), en Valais et au Piémont. Les revenants, comme le nom l’indique, sont ceux qui reviennent. L’imagination populaire admet la possibilité pour les âmes des défunts d’abandonner provisoirement l’au-delà pour revenir sur terre, parmi les hommes.

Quelques témoignages nous font aussi penser à un moment intermédiaire entre la mort et l’éternité pendant lequel les âmes séjournent sur terre, parce qu’elles doivent remplir des tâches leur permettant d’accéder au repos éternel ou d’expier leur peine au purgatoire. Les “Boune-s-arme” (bonnes âmes) sont celles qui ont mérité le paradis, les “arme eun pèn-a” appartiennent aux pécheurs du purgatoire et les “arme dannaye” sont les condamnés à l’enfer.
Nous avons aussi le cas d’âmes venant des limbes, un seul cas, mais maintes fois attesté dans la commune de Challand-St-Anselme. Ces âmes se montrent aux vivants, parfois leur parlent et leur intervention modifie souvent le cours des événements.
Selon leur destinée éternelle elles peuvent aider ou nuire aux humains, qui, cependant, redoutent toujours les rencontres, même celles avec les “Boune-s-arme”.

Et pourtant, parfois elles protègent…

A Etroubles, un commerçant un peu bavard raconte au bistrot qu’il doit récupérer, le lendemain, une somme d’argent importante. Des bandits l’ayant entendu lui tendent un guet-apens mais ils le voient arriver entouré de soldats et abandonnent leur projet criminel. Par la suite, ils apprennent que le commerçant en réalité était seul mais qu’il avait l’habitude, en voyage, de prier pour les âmes des soldats morts en guerre.

Parfois elles préviennent…

A Châtillon, le chant nocturne du coq met en alerte une famille. Le père décide de monter à l’alpage voir ce qui se passe. Sur la route, un inconnu lui offre une torche pour éclairer son chemin. A l’alpage, il surprend des voleurs à l’œuvre et s’aperçoit que la torche était un doigt humain.

Parfois elles signalent des erreurs…

A Champdepraz, un jeune homme montant à l’alpage rencontre un inconnu à la barbe rousse tout vêtu de rouge. Soudain, l’inconnu disparaît dans un ravin et le jeune homme le cherche partout inutilement. Arrivé à l’alpage, le patron identifie l’inconnu comme étant Fiourantén de Couletta, mort d’un accident de montagne.
«On ne savait pas exactement où l’accident s’était produit, on avait bien placé une croix sur le sentier, mais il est probablement revenu pour nous montrer l’endroit exact de l’accident», conclut-il.

Parfois elles doivent régler des dettes…

A Ayas un homme disparu se montre à ses héritiers pour les inviter à regarder dans “le livre de la confrérie” où ils trouvent une note qu’il n’avait pas réglée de son vivant. Les parents s’en chargent. Bien que le récit ne le dise pas, il s’agit là certainement d’une âme qui a mérité le paradis…

Parfois elles punissent l’impiété…

Toujours à Ayas, un jeune plaisantin s’habille de blanc et se met près du cimetière pour effrayer des jeunes filles qui vont à confesse le matin tôt, avant le jour. Sa plaisanterie accomplie, il rentre au cimetière pour se changer et aperçoit, près d’une tombe, une forme humaine toute habillée de blanc : il meurt subitement…

Ces exemples se rapportent aux bonnes âmes. Les âmes en peine, celles du purgatoire, en général se contentent de revisiter les lieux qui leur étaient familiers de leur vivant et effrayent, plus ou moins consciemment, ceux qu’elles rencontrent. Elles demandent en général des prières pour leur âme. Quand aux âmes damnées elles ne reviennent sur terre que pour nuire et, en particulier, pour participer à la “sinagoga”, le sabbat, en compagnie de démons et de bêtes immondes.

Mais il y a aussi des âmes qui reviennent pour rappeler aux vivants qu’ils ont négligé le rituel… Une mère décédée, à Arnad, se montre nu-pieds à son fils qui est en train d’irriguer son pré, la nuit. La voyant nu-pieds, ce dernier comprend qu’il doit respecter les vieilles traditions et donner aux pauvres les vêtements de la mère…

C’est de Challand-St-Anselme que nous vient le seul récit d’une âme des limbes. Un paysan en train d’arroser son pré près du cimetière voit un enfant qui lui pose la question : «Parrain, à qui la pomme?». Il en parle au curé qui lui demande s’il a perdu des filleuls : en effet, il avait été parrain de deux jumeaux nés morts. Il y avait, à Challand-St-Anselme un usage désormais abandonné mais vivant dans la mémoire : les parrains désignés offraient une pomme à la mère enceinte. Dans le cas où l’enfant serait mort avant le baptême, la pomme le sauverait du limbe… Mais ce parrain n’avait offert qu’une pomme pour deux jumeaux. Rien de grave: le jour après le paysan devait répondre à la question du revenant : «La moitié chacun!»; ainsi, ne rencontra-t-il plus l’âme de l’enfant.
Apparemment il n’y a pas de catégories de personnes particulièrement prédisposées à “revenir”, bien qu’on puisse constater avec une bonne fréquence les enfants, les morts de mort violente (meurtres, accidents), les soldats et les prêtres.
Les revenants se montrent la plupart des fois comme ils étaient de leur vivant, parfois de blanc vêtus, l’homme tout rouge de Champdepraz étant l’exception. Ils peuvent aussi prendre la forme de fantômes avec leur drap de lit (ou habit de la confrérie?) ou d’ombres humaines, mal définies. A Issogne un beau visage de jeune femme apparaît à une jeune fille : elle en parlera à sa mère qui reconnaîtra sa sœur morte à 16 ans…

Mais tout à fait exceptionnellement les revenants peuvent prendre la forme d’animaux: mouton parlant, serpent ou, à La Thuile, lièvre blanc qui traverse la route et prévient les voyageurs nocturnes d’un danger imminent. A Brissogne un chasseur transi de froid coupe une croix et la brûle. Il ramasse les cendres et les descend à sa sœur pour sa lessive. La sœur en aspirant un peu de cendres tombe enceinte. Douze ans après, chasseur et enfant se trouvent à l’endroit où était dressée la croix et l’enfant disparaît en disant : «Croix j’étais et croix je dois redevenir».

Parfois les âmes ne se manifestent que par la médiation de lumières mystérieuses, de sons ou d’une présence sentie mais impalpable. Les revenants ne sortent que la nuit et semblent chérir certains endroits : le cimetière ou ses environs, les alpages en automne quand ils sont abandonnés, les lieux sacrés : chapelles isolées, églises, cures… Les morts de mort violente par contre reviennent sur les lieux de l’accident. La plupart des fois, les revenants se promènent silencieusement. Mais parfois ils expient une faute accomplie de leur vivant. J.-J. Christillin nous parle dans ses Contes et récits de la Vallée du Lys d’une mère négligente pendant sa vie qui revient la nuit et berce sans interruption un enfant jusqu’à ce qu’un chasseur ne la délivre en jetant l’enfant dans un ravin. Le même récit est attesté à Doues. Christillin nous parle encore des habitants de l’ancienne ville de Félik, dont les habitants qui avaient refusé l’aumône à un pauvre ont été ensevelis, ainsi que leur ville, par le glacier. Au fond d’une crevasse, ils sont assis à une table richement garnie mais ils ne peuvent pas toucher à la nourriture.

Parfois, ils accomplissent des actions habituelles : c’est le cas du chanoine de Saint-Ours qui regagne sa maison à l’alpage de Sylvenoire (Aymavilles) où il feuillette ses anciens livres et le bruit terrorise l’alpagiste, ou celui des parents de St-Christophe qui entendent le bruit des “socques” ferrées de leur enfant décédé à la suite d’un accident; ou du prêtre qui, solitaire, célèbre sa messe la nuit, dans la chapelle de Pracharbon (Ayas).

Parfois ils sont même auteurs de plaisanteries : ils lient deux vaches à la même chaîne ou bien les délient de la crèche. Cette action, en Vallée d’Aoste, est aussi souvent attribuée aux maléfices de sorcières.

Parfois, ils sont méchants : le pauvre arroseur de Challand-St-Anselme qui avait osé faire remarquer à un revenant que s’il était là à rôder pendant la nuit c’était probablement parce qu’il s’était mal comporté pendant la vie, se voit menacer : «D’ici trois jours tu viendras avec moi combattre dans la Vallée de Josaphat…». A Ayas, le “mou de la beurta” (la maladie de la laide) était propagé par les âmes en peine qui sollicitaient ainsi des prières. Cette maladie mystérieuse enflait les yeux, la tête et les membres des animaux domestiques et parfois des enfants; à Arnad l’âme en peine se venge du fils qui n’avait pas fait célébrer les messes de suffrage requises en lui enlevant l’enfant de deux ans. L’enfant sera retrouvé indemne dans la vire d’un rocher après la célébration des messes.

Les péchés que les âmes en peine expient sont variés : la femme légère de Estoul (Brusson) qui avait accumulé des richesses pendant sa vie en distribuant ses faveurs, offre son or aux passants pour du pain bénit, et la pauvre Catherine Angelin de Fontainemore ne trouve pas la paix parce qu’elle s’était promise à deux jeunes en même temps; la mère de la Vallaise, dont parle J.-J. Christillin ne s’était pas occupée convenablement de son enfant, les habitants de Félik avaient refusé l’aumône au pauvre pèlerin; à Quart on raconte l’histoire d’un vœu inexaucé : le riche propriétaire avait fait le vœu de bâtir une chapelle à l’alpage. Les années passaient sans que les travaux de la chapelle ne commencent. La femme de l’alpagiste meurt et des phénomènes préoccupants se produisent à l’alpage : pendant la nuit on entend des bruits de hache comme si quelqu’un était en train de couper le mélèze gigantesque près de la maison d’alpage, des coups de fusils mystérieux effraient les chèvres pendant qu’on les trait, des flammes inexplicables montent du tsalec, le pré gras autour de l’alpage. L’alpagiste fait alors bâtir la chapelle et la paix règne à nouveau à l’alpage.
Pour apaiser les revenants il faut donc d’abord satisfaire à leur demandes qui ne sont d’ailleurs, presque toujours, que des requêtes de justice : exaucer un vœu comme à Quart, payer des dettes à Ayas, partager la pomme pour les deux jumeaux à Challand-St-Anselme, distribuer les vêtements aux pauvres à Arnad, etc.
Mais la plupart des fois, des bénédictions, des prières, des messes suffisent. Parfois, il faut une messe spéciale : la “messe aux anges” pour l’enfant de Saint-Christophe mort d’accident. A Gaby, près du rocher de Berg, l’âme en peine, triste et discrète, ne cherche qu’une marque d’attention : quelques mots gentils de la part des vivants. Pour libérer l’âme du prêtre qui célèbre sa messe dans la chapelle de Pracharbon (Ayas) le rituel est plus complexe et détaillé: il faut lui servir la messe, ne jamais lui regarder le visage et sortir avant la bénédiction finale. Mais il y a aussi un cas où le procédé est bien différent : le carillonneur d’Antagnod voit, en allant sonner l’Angelus à 5 heures du matin, une forme recouverte d’un linceul qui sortait d’une tombe. Conseillé par l’Archiprêtre, avec du fil et une aiguille, il coud le linceul autour de la forme et le phénomène cesse.

Les revenants la plupart des fois se montrent ou se manifestent aux membres de la famille mais aussi aux alpagistes, aux bergers, aux chasseurs en haute montagne en automne, aux voyageurs nocturnes, aux travailleurs de la nuit (arroseurs, tisserands, carillonneurs), aux gens de l’église (prêtres, sœurs), dans un cas aux voleurs pour les faire désister de leur propos, à Etroubles et au “profanateur” du cimetière d’Ayas pour le punir de son impiété.

Que ce soit une bonne âme, une âme en peine, ou une âme damnée, la rencontre pour le vivant n’est jamais agréable : souvent le vivant apeuré s’enfuit et va se confier au curé qui lui suggère ce qu’il doit faire. Prières et messes sont le remède principal, mais parfois le vivant a été sollicité par le revenant pour une raison précise, le plus souvent une omission coupable :  il n’a pas fait dire les messes au bon moment, n’a pas distribué les vêtements du mort (Arnad), n’a pas correctement exercé ses devoirs de parrain (Challand-St-Anselme), ou n’a pas sanctifié la fête comme le chasseur de Brissogne de “Croix j’étais et croix je reviendrai”.