en collaboration avec P. Bordet, dans “HONE. Enquête toponymique en Vallée d’Aoste”, R.A.V.A., Le Château, Imprimerie ITLA, 1997, p. 25-28.

 Les toponymes sont le reflet de l’homme sur le territoire : on peut y retrouver les traces des activités humaines, de l’organisation sociale et même de l’imaginaire collectif. Pour mieux comprendre, il faudrait connaître non seulement la morphologie du territoi­re mais aussi les langages qui se sont succédés, ou ont évolué, sur un territoire donné ainsi que les rythmes et les occupations de la vie quotidienne. Malheureusement plusieurs données nous manquent et ­certains toponymes obscurs sont destinés à le demeurer pour toujours.

A’travers des recherches d’archives, grâce aux graphies anciennes, souvent incertaines mais plus proches de l’origine des toponymes, on peut acquérir des éléments utiles pour leur interprétation. Dans le cas de Hône, comme pour les autres communes valdôtaines et probablement d’ail­leurs, l’interprétation des toponymes est fournie surtout par le patois, dans sa variété locale, et par le mode de vie ancestrale de la population, qui n’a connu des changements profonds qu’au cours de ces dernières années. Quelques annotations sur la vie quotidienne “d’autrefois” deviennent donc indispensables. Cette reconstruction sommaire se base sur les souvenirs des personnes âgées, mais nous pouvons tranquillement affirmer que le cadre qui en ressort n’est pas seulement celui de la génération qui en témoigne, il peut être,en effet, considéré fonctionnel, dans ses gran­des lignes, par plusieurs générations précédentes. L’accélération de l’histoire connue par la génération de nos témoins est une révolution tout à fait exceptionnelle : pendant des siècles l’évolution a été lente, graduelle et la société a pu conserver jusqu’à la moitié de notre siècle des traits archaïques qui remontent à des époques très reculées.

L’agriculture était l’activité prédominante, pour ne pas dire exclusive de Hône. Et c’est la société paysanne qui a forgé les toponymes : une société qui avait la nécessité de donner un nom à la moindre particularité recourante ou unique du territoire, qui avait développé des techniques d’exploitation fonctionnelles au­ territoire en partant des connaissances à sa disposition, qui s’était donné une organisation sociale particulière. Les traces de tout cela se retrouvent dans les toponymes et, en particulier, dans leurs détermi­nants (tsan dou tsénoù, hènguia dou dzah, pouza di mor, barma de …, etc.) et la frontière entre dèterminant et toponyme proprement dit n’est pas toujours évidente.

L’élevage était le pivot  de l’économie. Les troupeaux étaient réduits (deux ou trois vaches, plus des ovins) à cause du territoire rocailleux et morcelé entre de nombreux propriétaires. Il fallait donc pouvoir compter sur des pâturages et sur des prés à faucher, pour la production de foin pour l’hiver quand le bétail était à l’étable.

A Hône, comme dans la plus grande partie de la Basse Vallée, les terrains agricoles étaient rares il a donc fallu les défricher pour les enlever de la forêt (rôn) et les délivrer des pierres et des cailloux qui étaient entassés pour former des murets (merdze’è) hauts d’un mètre et demi environ et larges deux mètres. Ces murets marquaient souvent les limites de propriété et servaient d’appui au treillage des vignobles. De nos jours la plupart d’entre eux ont été éliminés pour gagner de la place. Les terrains ainsi défrichés devenaient des prés, des champs (de céréales, de pommes de terre) et des vignes… Mais l’élevage en Vallée d’Aoste présuppose le déplacement saisonnier en altitude du trou­peau pour mieux exploiter le décalage du cycle végétatif lié à l’altitude. On exploitait ainsi des espaces à 900/1000 mètres d’altitude, défrichés expressement ou, plus souvent, défrichés par les charbonniers qui à partir du XVIIIe siècle produisaient le charbon de bois pour l’industrie métallurgique naissante en Basse Vallée (eóou). On y trouvait la mountagnetta, un bâtiment comprenant l’étable, la maison et le fenil; un peu plus loin, la grèhhi, le séchoir des châtaignes, élément de base dans l’alimentation des communes de la Basse Vallée. Pour les ovins on adaptait à étable des abris naturels formés par un rocher surplombant (barrna).

La mountagnètta pouvait être le lieu de transition avant de gagner l’alpage ou les villages supérieurs, ou bien il pouvait être exploité périodiquement : pendant le pâturage printanier, la récol­te du foin et en automne pour la ramée et la récolte des châtaignes. Sur les terrasses à côté on culti­vait le seigle, les pommes de terre et quelques arbres fruitiers. Le foin récolté était en partie entassé dans le fenil et en partie transféré dans les villages d’en bas.

La châtaigne était la ressource essentielle pour ces gens. Il y en avait de différentes qualités goyètte, ressan-e, boun-ènte, verdéze, ohtèntse, servadze, peaquine. Elles étaient recueillies, éparpil­lées sur les linteaux en bois de la grèhhi; on allumait le feu qui était maintenu avec de grosses bûches qui produisaient de la fumée pendant des semaines. Ainsi les fruits séchaient et les larves d’insectes tombaient. Lorsqu’elles étaient sèches, pour les éplucher on les battait dans lou satsón (sac étroit et long), sur la tsapi (bûche ronde); ensuite on les vannait avec lou van et après on les triait. Les plus belles étaient destinées à l’alimentation des gens, les autres à la pâtée des cochons (biétóou). Aujourd’hui elles sont séchées sur les balcons ou à côté des chaudières.

Au-dessus des 1000 mètres commençaient les alpages (la mountagni), généralement d’une surface modeste et à même de nourrir quatre ou cinq bovins et vingt ou trente ovins pendant l’été. Les bâtiments comprenaient l’étable, la maison et un petit fenil; parfois l’étable à chèvres était un abri naturel adapté, comme à la mountagnètta. La cave aussi était un abri naturel situé près d’une petite source d’eau où on filtrait le lait de la traite et on conservait les fromages. Si le terrain et le temps le permettaient, l’approvisionnement en eau était effectué au moyen de chenaux en bois (tsin-ou), qui aboutissaient à une fontaine en bois (c(5ntsi). Autrement on se ren­dait à la source avec lou balión ou avec la mezabrènta. Pendant qu’on faisait paître le bétail, on coupait l’herbe à la faucille dans le couahtsè (petits terrains escarpés parmi les rochers). Cette herbe était souvent éparpillée sur les rochers plats à côté de la maison; la chaleur de la pierre la séchait rapidement. Le pâturage des chèvres était confié aux enfants, qui passaient une bonne partie de la journée dans les bois; quand ils rentraient à la maison ils ramenaient une brassée de bois, un sac d’herbe ou une javelle de feuillage.

Dans les villages de Courtil et de Biel on travaillait différemment: les jeunes filles ainsi que quelques garçons partaient à l’aube et se rendaient dans le mòn de Bie_’i et dans lou réve’rs de Courte’i couper une fiourlóou (toile carrée en jute ou en chanvre) d’herbe verte, repas d’un bovin pour un jour. Les chèvres du village étaient rassemblées et le garçon de corvée ce jour-là les conduisait au pâturage.

Au-dessus de 1200 mètres d’altitude, s’étendaient le fen-éc. Sur des terrasses naturelles, dans des clairières parmi les rochers, dans des petits vallons raides et étroits, poussaient l’herbe oline (fétuque) et la marsai (stypa penata). Pendant le mois d’août, après avoir récolté le regain dans la  tsampagni, des hommes et des femmes se rendaient dans ces lieux abrupts, per fen-éc, déchaussés pour ne pas glisser. Du matin au soir, ils coupaient à la faucille d’en bas en haut; ensuite ils ramas­saient l’herbe jusqu’au fond de la pente où elle était étendue sur des rochers pour mieux sécher et enfin on préparait les paquets (dóc). La nuit on dormait sous une barma où on préparait à midi la polente dans lou brónh, récipient qui restait à la disposition de tous ceux qui se rendaient là-haut. Le transport était effectué à dos d’homme et, plus tard, par câbles. Ce foin, très savoureux, permettait l’élevage d’un bouvillon en plus. Pour arriver à la zone des fen-éc il fallait parfois passer par des lizah, parois rocheuses où les gens avaient creusé des trous (piquiè) pour y appuyer les pieds et pouvoir passer.

Le bois aussi était une ressource importante. Il était utilisé pour faire des meubles, des outils, des tonneaux, des échelles (châtaignier, chêne, hêtre), pour la charpente des toits (mélèze et épicéa), pour le treillage des vignes (châtaignier). On le coupait à la lœnna dua (à la fin du dernier quartier). Pour le chauffage il fallait, par contre, couper le bois à la lœnna tèndra (premiers jours du mois lunaire). Après l’avoir débranché et coupé en morceaux d’un mètre environ de long, le bois à brûler était entassé et mis à sécher pendant une année.

Mais le bois fournissait aussi du fourrage. Au mois de septembre les hommes faisaient la ramée (htsarvéi fói) : on enlevait les branches des châtaigniers et des cerisiers sauvages, des chênes, des bouleaux et des sorbiers (les châtaigniers greffés étaient taillés et nettoyés après la récolte du fruit). Les femmes étaient chargées de préparer les javelles (manéi), 400-500 par jour, liées avec des branchettes de bouleaux. On les laissait sécher pendant quelques jours et puis on montait la quioua, de manière que l’eau y glissât au-dessus. Pendant l’hiver, après que le feuillage entassé avait fer­menté, on se rendait prendre les javelles en paquets, un peu à la fois, sur le dos, car par câble les feuilles se seraient brisées. elles constituaient le repas des chèvres pendant la mauvaise saison.

Les branches des noisetiers, coupées, séchées et battues, servaient de repas aux cochons; cel­les des ormes aux lapins. Les branches des frênes, ormes et érables, étaient coupées, dépouillées et mélangées au regain fauché; l’année d’après seulement dépouillées directement de l’arbre et séchées avec le regain fauché au-dessous, naturellement.

Les feuilles sèches (lou dzah) étaient récoltées pour la litière au mois de septembre et octobre, avant la chute des feuilles de l’année. On allait dans les châtaigneraies et là où les châtaigniers sau­vages étaient encore petits et sans bogues on recueillait les feuilles les plus sèches qui absorbaient mieux le purin. Les paquets de feuilles étaient préparés avec des cordes et des branches d’arbre de manière que les feuilles ne puissent s’échapper. A côté de l’étable il y avait un dépôt appelé lou dzahéc où on entassait lou dzah.

En Vallée d’Aoste les précipitations athmosphériques sont réduites et les glaciers sont une réserve d’eau providencielle. Mais le territoire de Hône, escarpé et rocailleux, devait être, afin de bénéficier des eaux abondantes de l’Ayasse et des différents valèi, aménagé avec des ourouyi (canaux principaux) et des arian-e (dérivations).

Autrefois, l’arrosage était effectué par écoulement; de la conduite principale partaient des petits canaux creusés dans le sol et, parfois, dans les rochers. Pour chaque ourouyi on avait établi un règlement prévoyant aussi un horaire bien précis pour l’utilisation des eaux, le leganse (égances, en français régional) qui étaient calculées sur la base de l’extension de la propriété. Malgré cela, il y avait très souvent des litiges entre les usagers qui duraient pendant des générations. Aujourd’hui de modernes installations à aspersion ont remplacé les canaux et il n’y a plus besoin de leganse sauf dans une partie de la colline.

Depuis des siècles, il existait dans les principaux villages des fontaines en pierre destinées à l’u­sage humain et au bétail; l’eau était conduite de la source par des canaux en bois (tsin-ou) ou creusés dans le sol (arian-e), remplacés ensuite par des tuyaux en plomb et en fer et aujourd’hui par le Pvc. En l’absence de fontaine, on se rendait à la source avec lou balión (palanche), avec des seau ou avec la mezabrènta (récipient en bois de la capacité de 25 1).

A Hône, comme partout en Vallée d’Aoste, pour mieux faire face à la rudesse du territoire, des règles sociales précises étaient codifiées. Le printemps était la saison des corvées, travail obligatoire et gratuit pour l’entretien des biens communs : sentiers, fontaines, canaux d’irriga­tions, chapelles, écoles, fours à pain…

Une autre forme de propriété commune était la counsorteri qui regroupait de grandes parcel­les de terrain, dans la plupart des cas des parois rocheuses, de petits coins herbeux, broussailleux et parfois boisés. Autrefois, les différentes familles ayant droit s’y rendaient récolter l’herbe, faire paî­tre le bétail et couper le bois. Aujourd’hui presque personne ne s’y rend plus.

Quand une famille devait accomplir des travaux importants, elle prenait “à la journée” des voisins et ces journées de travail étaient “rendues” à la première occasion.

Vu la morphologie et l’étendue du territoire exploité par la même famille (des villages d’en bas jusqu’à l’alpage), le problème des transports était particulièrement senti. Le transport des produits agricoles, du foin, du feuillage et du bois était effectué:

1) A dos d’homme, tôt a cou, à l’aide du payèt (coussin rempli de paille), posé sur le cou et lié à la tête avec la broedda (bande de toile épaisse), l’utilisation de véhicules n’étant que rarement possi­ble. Pour soulager la peine le long des vieux sentiers raides qui grimpaient vers les villages, mais aussi le long du chemin de la tsampagni on rencontrait la ponza : un petit mur à sec surélevé ou un rocher qui permettaient de poser un moment la charge et de se charger plus aisément pour repartir. La pouza était aussi un point de rencontre des gens, qui en profitaient pour bavarder, rigoler et chanter aussi le couplet d’une chanson avant de reprendre le chemin. Et c’est à la pouza que le cortège qui accompagnait les morts au cimetière s’arrêtait et les porteurs déposaient un moment la bière. Le foin, le regain, l’herbe étaient liés avec des cordes, en paquets d’environ 20 kg (dóc), recueillis dans un filet (gròp) ou dans un linge de chanvre ou de jute (fiouréc). Lou dzah était lié en paquets avec au milieu des branchettes de bois pour retenir les feuilles ou bien tassé dans un grand sac de jute ou de chanvre (couzi). Le fumier frais (fouméc) était tiré de l’étable avec la civière (fevéi) et vidé dans des fosses à fumier; lorsqu’il était mûr on employait la hotte (fhtón) pour le transporter jusqu’aux terrasses amenagées et dans les prés. Quant aux liquides, le vin était transporté avec la mezabrènta, l’eau avec lou balion, des seaux en bois (sio’n) et avec la mezabrènta aussi. Pour descendre les troncs d’arbres on aménageait les tsebi, couloirs de glissement qui exploitaient les pentes et les passages naturels.

2) A l’aide de la galióta, lourde charrette à grandes roues en bois, pour transporter le fumier et le foin.

3) Avec la charrette tirée par le mulet (cartón); à Hône il n’y avait que deux ou trois cartoun-éc; à la fin de la saison on leur payait les voyages effectués pour le transport du foin ou du regain.

4) Avec lou carat, charrette à pneus parue à Hône en 1956; il représenta une véritable révolu­tion car il était bien plus léger que la galióta et permettait de se déplacer plus aisément; son succès dura jusqu’à l’apparition des tracteurs et des triporteurs.

5) Avec le traîneau (iceddzi), qui servait pour le transport du foin et du bois des villages de la montagne jusqu’en bas, avant le placement des câbles de téléphérage (au début du siècle) qui sont encore employés de nos jours et avant la construction de chemins forestiers et de la route carrossable.

Voilà ainsi que certains toponymes à la consonance apparemment obscure deviennent évidents et parlent : lou tsóbi de barma tiyi est un couloir par où les bûcherons descendaient le bois près d’une grotte nommée tiyi; la hènguia dou dzah une vire où l’on ramassait les feuilles sèches; la pouza di mòr un lieu équipé pour recevoir momentanément une bière et accorder aux porteurs un moment de repos, le brenvèi un bois de mélèzes; la grèhhi de la djouan-a, le séchoir à châtaignes de Jeanne…

Ces toponymes ne sont plus une séquence de sons plus ou moins difficiles à reproduire mais ils acquièrent un contenu qui, non seulement explique leur origine, mais qui les enrichit d’émotions profondes les liant étroitement aux hommes qui les ont inventés et qui les ont employés.