Alexis Bétemps, “Nouvelles d’Avise” N. 91, Novembre/Décembre 1991

Je n’ai jamais été un bon berger.

L’oncle François qui était le premier berger à l’alpage me le répétait souvent : “T’a pa l’ambeuchôn di vatse”. Depuis, j’ai souvent pensé à la traduction de ce mot ambeuchôn. Comment le traduire? C’est presque impossible! Disons que l’ambition est l’amour, la passion; c’est la force qui est dans certains valdôtains qui les oblige à garder des vaches et à s’en occuper indépendamment de la profession qu’ils exercent; c’est la lumière qui est dans les yeux de ceux qui s’arrêtent pour regarder un troupeau qui passe et caressent le dos à la plus belle des vaches.

Quand l’oncle François me disait cela, j’en souffrais. Mais je sentais qu’il avait raison. J’avais une maladie rare pour un rejeton d’une famille d’alpagistes ! Et grave en plus, parce que sans ambeuchôn je ne pouvais pas avoir un grand avenir. Pourtant j’avais commencé ma carrière selon la bonne tradition : dès que j’ai appris à me tenir debout, j’ai suivi mon cousin pour aller paître  la tsataréla, la vache qu’on ne montait pas à l’alpage afin d’assurer le lait quotidien à ceux de la famille qui restaient en bas. À huit ans, j’ai remplacé mon cousin et à onze ans je suis monté pour la première fois à l’alpage, en qualité de tchitto. Plusieurs de mes amis m’enviaient, d’autant plus que c’était l’alpage de la famille. L’oncle Fabien était le fruitier et, en même temps, le cuisinier et le directeur de l’alpage, l’oncle François le premier berger, puis, il y avait deux saoudjé, des valets à tout faire, un éviòou pour arroser les pâturages et le saillòou, pour s’occuper des fromages, un second berger, moi, le tchitto, et deux chiens. Cette petite tribu devait passer trois mois, de la Saint-Bernard à la Saint-Michel, presque isolée du reste du monde pour assister une centaine de vaches laitières, plus une trentaine de veaux.

Les copains me disaient : “Tu seras avec les vaches et tu ne feras pas de misère”. Oui, parce que la vie du petit tchitto n’était pas toujours des plus agréables : le travail d’abord, les intempéries, puis les petites mesquineries venant des plus âgés quand les tensions inévitables dans un petit groupe isolé pendant une longue période, se déclenchent. Je n’aimais pas paître les vaches sans que cela, cependant, ne me rebute vraiment. D’ailleurs, c’était quelque chose que je ne pouvais pas éviter, donc je ne m’en étais jamais plaint.

Il y avait quand même des aspects de cette vie qui me plaisaient.

Sans avoir l’ambeuchôn, j’aimais les vaches mais non pas en tant que catégorie : je les aimais individuellement. Bien entendu, comme tous les bergers, je connaissais les noms de toutes : Ardzenta, Tsardon, Suisse, Dragon, la reine, Etèila, Griva, Ouliva, Tapolin, Paris… Pour moi Paris a été une vache avant d’être la capitale de la France…

Au bout de quinze jours, je connaissais le caractère de chacune, sa personnalité : paisible, nerveuse, rusée, indisciplinée, simplette, hypocrite, violente, chicaneuse, affectueuse : comme l’humanité, comme cette humanité qui nous manquait, là-haut, après les premiers quinze jours. Les vaches sont compliquées et ce n’est pas parce que ce sont des vaches qu’elles sont forcément bêtes !

Il y en avait certaines que j’aimais particulièrement : je leur parlais parfois, à voix haute, je les grattais derrière la nuque, je les étrillais plus souvent que les autres. Quelques-unes avaient aussi le droit de me lécher les cheveux : elles y trouvaient du sel et moi j’avais la sensation d’être choyé par des mains amies.

J’aimais le grand air, le soleil de l’été en altitude, j’aimais l’air frais du matin avant que le soleil ne se lève, j’aimais le gazon de la tsa, l’alpage le plus haut avec ses violettes du mois d’août, j’aimais la vigueur que je sentais en moi croître au fil des jours, j’aimais les rencontres occasionnelles avec les rares touristes qui m’offraient toujours quelque chose, j’aimais la fin août et le mois de septembre, quand vers midi les vaches chôment au soleil et leur ardeur du printemps n’est plus qu’un souvenir, j’aimais les quelques mots, en vérité assez rares, que j’échangeais avec les plus âgés : on me parlait comme à un homme et non plus comme à un enfant; j’aimais les derniers jours, quand on préparait la désalpa, la descente, et l’excitation qui marquait les gestes de nous tous.

D’autres aspects de la vie d’alpage n’étaient qu’acceptables : le travail, porter les seau de lait encore tiède de l’étable à la chaudière; suivre la queue du troupeau pour houspiller les vaches retardataires; contrôler qu’elles ne sortent pas de la sòye, la partie de pâturage choisie pour leur repas; chercher, la nuit, les vaches égarées qui manquaient à l’appel, et tous les petits services qu’un enfant peut rendre aux grands. La nourriture aussi était acceptable : polenta, lait, pain de seigle, dur comme un roc, soupe au lait, avec des nouilles ou du riz, fromage maigre, sérac. Parfois quand le chien avait piégé une marmotte, on mangeait du “lapin”. La chasse à la marmotte était interdite…

Quand quelqu’un arrivait d’en bas, il nous apportait des légumes : salades, haricots verts, tomates, et alors c’était la fête. De plus, maman, tous les quinze jours, me faisait parvenir un paquet…

Le froid, la pluie et le vent ne faisaient pas peur : on avait appris à les maîtriser : une chemise, de vieux tricots, une veste élimée, une pèlerine abandonnée par un soldat de la dernière guerre, un pantalon en velours, des chaussettes de laine épaisse, tricotées par ma tante, et des “socques” en cuir à la semelle de bois, bien cloutées. Le matin, il fallait se lever tôt : à quatre heures du matin quand les trayeurs commençaient leur travail. Je quittais ma paillasse, je cherchais mes socques et je n’avais pas toujours le temps de me rincer les yeux à l’eau glacée du torrent que j’entendais déjà le cri du trayeur : “Còoula”, mot qui n’en est pas un, mais dont le sens était clair : “Ton seau est plein, viens le prendre en vitesse, porte-le à la chaudière et amène-moi-s-en un vide”. Quand on parle des possibilités de synthèse du patois !

Même la saleté était acceptable… mais peut-on vraiment parler de saleté ? Nous nous lavions : l’eau ne faisait pas défaut ; le matin peut-être un peu rapidement : la main humide sur les yeux, comme les chats. Mais ensuite, dans le courant de la matinée, les occasions ne manquaient pas. Il y avait l’odeur de bouse qui nous accompagnait pendant toute la saison, et encore après, pendant une semaine au moins, quand désormais assis sur un banc d’école, en ville, les camarades ne se gênaient pas de me le rappeler et de se moquer.

Cette odeur pénétrait nos vêtements, nos objets, notre corps même. Nous ne la sentions pas : elle n’était perçue que par les autres. Et, à l’alpage, cela ne nous gênait pas tellement.

D’ailleurs, la bouse n’est pas vraiment quelque chose de sale. Ce n’était pas comme la viande pourrie, les ordures, les parasites, ou même, la fiente des poules.

Ce que je ne supportais pas à l’alpage c’était la solitude, l’absence d’enfants de mon âge et, surtout, l’ennui qui m’assaillait souvent pendant les longues heures passées au pâturage.

Je regardais le troupeau disséminé sur la côte gazonneuse, le premier et le second berger, à une centaine de mètres de moi, chacun à son emplacement. L’oncle François avait une longue-vue et contrôlait les déplacements des chamois : il était aussi chasseur.

Le contrôle du troupeau était devenu pour moi un automatisme : mon corps répondait aux sollicitations des vaches, mais mon esprit était la plupart du temps ailleurs. Je rêvais… je reparcourais les étapes de ma courte vie, je rendais visite à mes amis, à mes parents surtout, je pensais à mon avenir. Je voulais étudier. Quoi, exactement, je ne le savais pas encore. En attendant, j’enviais le travail des autres arpian, les travailleurs de l’alpage. Je trouvais que tous avaient une activité plus agréable et plus variée que la mienne. Le fruitier travaillait le lait et savait en sortir la fontine, le beurre et le sérac, il distribuait le travail, il préparait les repas, il prenait les décisions; les sòoudjé nettoyaient les étables, préparaient le bois, battaient le beurre ; le saillòou frottait les fontines et les transportait dans les caves d’en bas où il rencontrait des gens et apprenait les dernières nouvelles qu’il nous relatait le soir, à table; l’éviòou arrosait et fumait les pâturages, entretenait les petits canaux d’alpage et ramassait, à la tsa, où il n’y a plus d’arbres, les belles bouses rondes, pour les mettre sécher au soleil et les utiliser comme combustible l’année d’après.

Si j’avais dû continuer cette vie, j’aurais aimé devenir éviòou. J’aimais l’eau, l’eau qui coule. Quand j’étais près d’un cours d’eau je m’amusais à tracer de petits canaux et à bâtir des barrages. Ce n’était pas un jeu courant chez les enfants et il ne rencontrait pas la faveur du premier berger qui m’obligeait, régulièrement à tout défaire : “Au lieu de dévier l’eau, tu ferais mieux de ramasser les pierres du pâturage et à les entasser sur la “murgère””. Les “murgères”, ces murs de pierres entassées, qui découpent les prairies sans aucune fonction sinon celle d’assainir les pâturages, de les “délivrer” comme on disait en patois, de tous les cailloux que les pluies de l’automne ou les avalanches de l’hiver, avaient fait tomber des côtes escarpées ! Parfois, je sortais mon opinel et j’entaillais un bâton ou je sculptais dans une écorce de mélèze : ce passe-temps était agréé par le premier berger.

Mais ce qui me manquait surtout, c’était la lecture. Les livres étaient rares : cet été-là, j’en avais trois que m’avait prêtés l’instituteur : Les travailleurs de la mer de Victor Hugo, Le rouge et le noir et La chartreuse de Parme de Stendhal. Je les ai tous lus, trois ou quatre fois : j’avais onze ans !

Le premier berger tolérait mais il n’était pas content : “Tu t’arraches les yeux, et puis tu ne contrôles pas les vaches comme il faut : as-tu déjà vu d’autres bergers lire ?”. En effet, les bergers, à l’époque, ne lisaient pas au pâturage. Le premier berger sentait que je n’aurais pas continué longtemps son métier et interprétait inconsciemment mon envie de lire comme une transgression, comme le refus de suivre le chemin qu’il avait dû accepter, comme une sorte d’injure adressée à toute la catégorie des bergers.

Ma carrière à l’alpage n’a pas été longue. Ma famille accepta bientôt l’idée de me “faire étudier” et à quatorze ans décida de m’utiliser pour les travaux “d’en bas”, les foins, le bois, les champs : un cousin avait pris ma relève à l’alpage.

Il y a, désormais, trentecinq ans de tout cela.

Depuis, les choses ont bien changé. Ce qui paraissait immuable, figé dans le temps, n’existe plus. A partir des années 60, la grande famille d’alpagistes s’est progressivement dissoute : les décès, grand-père d’abord, puis grand-mère, puis quelques oncles; l’émigration, conséquence de la crise de l’agriculture traditionnelle; le manque de relève…

Dans les années 60 presque tous les petits bergers lisaient au pâturage… je n’avais été qu’un précurseur inconscient.

L’oncle Joseph a 70 ans et gère encore maintenant l’alpage : là, où il y avait autrefois plus de cent têtes de bétail, il y a maintenant une cinquantaine de génissons, les maisons d’alpages sont délabrées et leurs toits à demi enfoncés, les canaux d’irrigation ne sont plus entretenus, les prés ne sont plus engraissés, les arpians sont souvent des nord-africains et il n’y a plus de distinction entre saoudjé, éviòou ou saillòou. Ces mots mêmes sont en train de disparaître. Mais maintenant il y a une route qui arrive devant la maison, la nourriture est celle des supermarchés et il y a des jours où dans les tsalec (d’où le mot chalet…), les pâturages situés sous les habitations d’alpage, il y a plus de touristes bariolés que de bêtes à cornes.

Quand mon oncle ne pourra plus s’en occuper, qu’en sera-t-il de l’alpage ? Et qu’en sera-t-il d’ici quelques années de la plupart des alpages valdôtains ?