dans “Nouvelles du Centre d’Études Francoprovençales René   Willien”, n° 40, Imprimerie Valdôtaine, Aoste, 1999, p. 5-11.

 La Vallée d’Aoste, pour ses particularités culturelles et linguistiques, pour sa position géographique, pour la complexité et l’originalité de sa stratification sociale est souvent l’objet de recherches scientifiques de grande envergure  promues et conduites par des chercheurs illustres venant des quatre coins du monde.

Malheureusement les résultats de ces travaux n’ont pas toujours un retour sur le territoire ou demeurent l’apanage de quelques spécialistes locaux. Parfois encore, les résultats sont une synthèse tirée de matériaux riches et importants, partiellement exploités, conservés loin de la Vallée, ensevelis dans des archives ou dans des dépôts dans la meilleure des hypothèses. Les matériaux bruts, surtout s’ils ont été rassemblés dans des temps reculés, sont pour nous une source d’information importante. Je pense en particulier aux matériaux linguistiques recueillis lors des différentes enquêtes qui ont intéressé notre vallée, les atlas linguistiques en premier lieu. Le Centre d’Etudes francoprovençales d’abord, puis le BREL , ont toujours eu une attention marquée pour ce problème et quand cela a été possible ils ont récupéré, en original ou en copie, la documentation existante. En 1995, par exemple, à travers le professeur Robert Geuljans, ancien collaborateur de l’éminent dialectologue H-E Keller de l’Université de Utrecht en Hollande nous avons récupéré les matériaux des enquêtes linguistiques de la fin des années 60 en Vallée d’Aoste (bandes enregistrées, questionnaires, cahiers d’enquêtes, etc.) conduites par « l’équipe Keller ».

Puis l’année suivante, la publication de la part du « Museo degli usi e costumi della Gente Trentina » de l’excellent ouvrage « Il Trentino dei Contadini » qui présente les matériaux iconographiques commentés de l’enquête pour l’Atlas Italo Suisse (AIS) réalisée par Paul Scheuermeier dans les années 20, nous a suggéré de vérifier si dans les archives de l’Université de Berne, il existait  des matériaux valdôtains, puisque la Vallée d’Aoste aussi avait été l’objet d’une enquête.

Saverio Favre et moi, guidés par Madame Rose-Claire Schüle nous nous sommes ainsi rendus à Berne et nous avons trouvé une petite collection de photos commentées et une lettre de Scheuermeier à ses maîtres J. Jud et K. Jaberg où il relate de son enquête en Vallée d’Aoste. Et c’est ce matériel  que nous avons le plaisir de publier ici, précédé d’une présentation succincte des atlas linguistiques qui ont des points d’enquête, en Vallée d’Aoste et de quelques notes biographiques sur l’auteur de l’enquête,  photos comprises.

Au début du XXe siècle la dialectologie romane se dote d’un nouvel instrument qui se révélera extrêmement productif : l’atlas linguistique. L’idée de mettre sur carte les différentes performances linguistiques dans leur presque infinie variété peut nous paraître banale aujourd’hui, mais elle a été à l’origine d’une discipline nouvelle  qui a permis la comparaison aisée entre formes linguistiques différentes et une meilleure compréhension de la distribution territoriale des parlers :  la géographie linguistique. Nous devons l’idée et la réalisation du premier atlas linguistique au professeur suisse Jules Gilliéron (1854-1926). Gilliéron, après avoir publié en 1881 « Le petit atlas phonétique du Valais roman » ressent  la nécessité d’élargir ses enquêtes à toute l’aire gallo-romane, menant, par points, sur la base de questionnaires, des enquêtes orales auprès des locuteurs, réalisées par le même enquêteur. Depuis, la pratique alors courante des chercheurs de se documenter auprès de correspondants locaux est généralement abandonnée et le recours direct à la source même de la parole, le locuteur, devient un passage obligé auprès des dialectologues. L’enquête menée par Edmond Edmont (1848-1826) porte sur 639 points, parmi lesquels cinq valdôtains, dure quatre ans (1897-1901) et la publication des cartes commence déjà en 1902 : l’Atlas Linguistique Français (ALF) est né.

Comme toutes les nouveautés, l’Atlas linguistique de France (ALF) suscite pas mal de réactions et pas toutes favorables. Mais petit à petit la nouvelle démarche s’affirme et de nouveaux projets sont conçus et mis en œuvre. C’est le cas de l’Atlas de l’Italie et de la Suisse (AIS) conçu par deux élèves de Gilliéron, les romanistes suisses Karl Jaberg de l’université de Berne et Jakob Jud de l’Université de Zurich.

Ce projet, ébauché déjà en 1911, prévoyait d’abord des enquêtes sur les parlers romans de Suisse et, pour avoir les confrontations nécessaires, sur ceux de l’Italie du Nord. L’initiative aurait dû  être menée de concert avec les dialectologues italiens mais des incompréhensions et la guerre en entravèrent la collaboration. Le projet suisse marque un progrès significatif sur le plan méthodologique par rapport à l’ALF de Gilliéron. Ses auteurs accordent beaucoup plus d’importance aux aspects ethnographiques et lors de l’enquête orale, finalisée à recueillir des noms, les choses que les désignent sont aussi prises en considération et, quand c’est le cas, photographiées, dessinées, décrites et expliquées. Les questionnaires de Gilliéron sont revus, développés et adaptés aux nouvelles réalités enquêtées. L’enquête touche aussi des villes importantes ignorées par Gilliéron étant donné que dans l’aire gallo-romane les patois avaient déjà disparu des grandes villes. Des villes italiennes  telles que Milan, Venise ou Florence sont prises en considération et le questionnaire tient compte des relations entre systèmes linguistique en contact, voire des niveaux de langue. Il en sort un tableau beaucoup plus complexe et mieux articulé que celui esquissé par l’ALF et une masse impressionnante de documentation ethnographique.

Les enquêtes dialectologiques démarrent en 1919, s’achèvent en 1928 et entre 1928 et 1940 paraissent les huit volumes de l’Atlas pour un total d’environ 1700 cartes. Pour réaliser une œuvre de telles dimensions Jud et Jaberg s’appuyèrent sur trois enquêteurs de haute qualité : Gherard Rohlfs de l’université allemande de Tübingen pour l’Italie méridionale et la Sicile, Max Léopold Wagner, spécialiste du Sarde, pour la Sardaigne, et pour la Suisse, l’Italie du nord et du centre, c’est à dire pour la plus grande partie du travail, Paul Scheuermeier qui achèvera sa dernière enquête linguistique en été 1928, en Vallée d’Aoste.

L’idée d’un « Atlante linguistico italiano » (ALI) remonte au congrès de 1908 de la « Società Italiana per il progresso delle Scienze ». Des contacts entre les linguistes italiens et suisses étaient en cours en vue d’une initiative commune. Puis la Grande Guerre interrompit les travaux qui furent repris dans les années 20 par Matteo Bartoli (1873-1946), Giulio Bertoni, Vittorio Bertoldi et Ugo Pellis ce dernier de la « Società Filologica Friuliana» qui en 1924 se fera promotrice de la recherche. Un questionnaire bien articulé et complété par des dessins, qui tenait compte de l’expérience des précédents, fut préparé et après de nombreuses corrections livré aux presses en 1925. Le plan prévoyait la publication de 2.000 cartes linguistiques pour un millier de points d’enquête, y compris des points alloglottes. Ce projet représentait donc un progrès par rapport aux précédents, mais de nombreuses difficultés de tout ordre obligèrent les rédacteurs à réduire le questionnaire pour accélérer les travaux qui trainaient. La deuxième guerre mondiale interrompit les recherches, qui reprirent avec Benvenuto Terracini, de l’Université de Turin, étant Bartoli et Pellis décédés entre temps. Les enquêtes se conclurent en 1964 et le premier volume de cartes est publié en 1996.

En même temps que ces initiatives de géolinguistique qui nous concernent plus directement en tant que Valdôtains, dans toute l’Europe néo-latine et non, des projets analogues sont élaborés et réalisés : l’atlas linguistique d’Europe est en train de prendre forme ainsi que l’Atlas Linguistique Roman (ALiR).

Les trois grands atlas linguistiques présentés, l’ALF, AIS, et ALI ont tous prévu des enquêtes en Vallée d’Aoste aussi : l’ALF à Courmayeur, Aoste, Ayas, Châtillon et Champorcher pour un total de 5 communes ; l’AIS à Rhêmes-Saint-Georges, Saint-Marcel et Brusson pour un total de 3 communes ; l’ALI à Saint-Rhemy, Valpelline, Valtournenche, Courmayeur, Ayas, Arvier, Aoste, Fénis, Gressoney-Saint-Jean, Cogne et Issime pour un total de 11 communes. Si nous ajoutons à cette liste les points de l’Atlas des Patois Valdôtains (APV) ; La Thuile, La Salle, Rhêmes-Saint-Georges, Valsavarenche, Cogne, Sarre, Saint-Oyen, Oyace, Quart, Fénis, Valtournenche, Emarèse, Ayas, Arnad, Champorcher et Gaby pour un total de 16 points, nous constatons que l’exploration linguistique est assez bien distribuée sur le territoire.

Mais qui est donc le principal artisan de l’AIS qui a enquêté aussi en Vallée d’Aoste ? Paul Scheuermeier est né en 1888 à Winterthur en Suisse. Ayant perdu sa mère, alors qu’il était âgé de à dix ans, sa famille est démembrée : deux de ses frères sont adoptés par un oncle, riche industriel établi à Bari, tandis que lui, il reste à Winterthur avec son père, avec qui, le dimanche il avait l’habitude de faire de longues promenades à pieds. Il suit les cours de Jud à Zurich, tout en cultivant, à temps perdu ses deux grandes passions : les randonnées à pieds et la connaissance de l’Italie. Les visites à ses frères « italiens » et de nombreux voyages le familiarisent avec la langue et la culture italiennes, dont il sera toujours un grand estimateur.

La proposition de son maître Jud de se charger des enquêtes sur le terrain pour la réalisation de l’AIS le remplit d’enthousiasme : il a l’opportunité extraordinaire de mettre à l’épreuve et d’affiner ses compétences linguistiques, en se déplaçant, souvent et pendant de longs bouts à pieds, dans un pays, l’Italie, qu’il chérit. Et tout cela, à payement.

Dans ses souvenirs, Scheuermeier fixe avec précision la date où ses enquêtes démarrent : le 19 novembre 1919. Il enquête d’abord dans les Grisons, puis en Italie du nord sans cependant suivre des itinéraires géographiquement cohérents. L’Italie de l’après première guerre mondiale est un pays agité où l’on perçoit les prodromes de mutations profondes. Notre enquêteur expérimentera l’arrogance des « squadracce » fascistes, la timidité des autorités officielles, la bêtise de la bureaucratie, mais surtout la chaleur de l’amitié des gens simples qu’il côtoie lors des enquêtes. C’est à travers ces paysans, artisans, instituteurs de village, petits employés, qu’il découvrira une civilisation rurale infiniment variée dans ses manifestations et complètement différente de la ruralité pleine d’emphase de la propagande fasciste. Avec patience et méthode en neuf ans de travail, Scheuermeier transcrit la parole de ces gens, les photographies dans leurs activités quotidiennes, nous renseigne sur leurs relations avec les choses et les hommes qui les entourent. L’enquête terminée, Paul Scheuermeier reprend son enseignement dans un lycée de Berne, sans pour cela abandonner le travail de chercheur grâce aux permis spéciaux qu’il obtient de l’école. Ainsi des enquêtes complémentaires sont achevées, et, en particulier, grâce à la collaboration du dessinateur Paul Boesch, les croquis des objets se rapportant à la culture matérielle enquêtée, sont réalisés.

Scheuermeier collabore avec ses maîtres pour l’édition des cartes de l’atlas qui paraîtront entre 1928 et  1942, il écrit des articles utilisant les matériaux récoltés et l’expérience mûrie et, surtout, prépare « Bauernwerk in Italien, der italienischen und der rötoromanischen Schweiz » dont le premier volume paraîtra en 1943 et le deuxième en 1956. Traduit en italien, il paraît en 1980 sous le titre « Il lavoro dei contadini » et s’affirme rapidement comme un ouvrage incontournable pour tous ceux qui s’occupent de culture matérielle et des sociétés rurales. Scheuermeier, après la mort de ses maîtres, s’occupe aussi du dernier volet du projet AIS : la publication des index qui paraissent en 1960.

Nous publions donc ici les photos récupérées dans les archives de l’Université de Berne avec le commentaire de l’auteur. Ces photos, de 1928, sont d’excellente qualité et le commentaire, comme vous pouvez constater, parfois va bien au de-là de l’image représentée. Quand à la lettre expédiée à Jud et Jaberg de Brusson elle mérite quelques considérations. Lettre et commentaire ont été gentiment traduits en français par Madame Rose-Claire Schüle.

1)  Scheuermeier n’a pas été enthousiaste de la Vallée d’Aoste, côté accueil : il a séjourné en plein été et se plaint de la chaleur. C’était probablement une année particulièrement chaude puisqu’il s’agit d’une plainte peu courante à l’égard de notre climat ! Mais il n’a pas été non plus  satisfait de l’hôtel d’Aoste ni des autres auberges en général. Il n’est pas le premier voyageur illustre à avancer ce genre de critiques.

2)  Il est quand même satisfait des matériaux recueillis « Quelle grande perte si nous avions négligé d’inclure la Vallée d’Aoste dans notre Atlas » Cela nous fait penser aussi que les rédacteurs ont hésité avant de prendre la décision d’enquêter. L’AIS n’a pas retenu beaucoup de points alloglottes : trois seulement dans la province de Bolzano et il s’agit de trois communes ladines, quelques villages grecs et albanais dans l’Italie méridionale, et trois points en Vallée d’Aoste, dernière enquête. A vrai dire Scheuermeier avait prévu cinq points, mais pour des raisons de temps il renoncera au cinquième. Le quatrième, Chamois, où il a certainement fait quelques relevés  puisque nous avons les photos ne paraîtra pas dans l’Atlas peut-être parce que l’enquête n’a pas été achevée.

3)  On a l’impression que les points ne sont pas rigoureusement choisis au préalable. Scheuermeier pense d’abord à Pollein, puis étant cette commune trop proche d’Aoste, il se rend à Brissogne, où il apprend de l’existence de patois particuliers à Fénis et Saint-Marcel. Finalement, il décide de choisir Saint-Marcel au lieu de Pollein.

4)  Scheuermeier arrive en peu de temps, à travers des informations et des constatations directes à avoir une idée générale des variétés de patois valdôtains, peut être superficielle, mais pas loin de la réalité : l’envers, de Saint-Marcel à Issogne, a des patois ayant des affinités ; en amont d’Arvier on lui signale des phénomènes analogues ; on lui dit que le patois de Cogne est bien particulier, ainsi que les Cogneins ; que les communes de l’adret, près d’Aoste parlent à peu près comme la Ville.

5)  Quant aux difficultés qu’il rencontre, étonnamment, Scheuermeier déclare avoir eu beaucoup plus de difficultés à comprendre et à transcrire le patois de Rhêmes-Saint-Georges que celui  de Saint-Marcel ou de Brusson. Il raconte qu’au bistrot, à Rhêmes  il ne comprenait rien des propos des gens, chose qui l’agaçait. Ces Rhêmeins, un peu farceurs, auraient-ils parlé entre eux en « dzargo », c’est-à- dire dans l’argot des ramoneurs ?

6)  La lucidité avec laquelle il décrit la situation linguistique qui est en train de se dessiner en Vallée d’Aoste à la suite de la politique fasciste est impressionnante et flatteuse, à l’égard de la connaissance de langue française de la part des valdôtains.