Tourisme et civilisation alpestre, dans « Le Flambeau » N.1, 2002.

Quand on parle de Pays du Mont-Blanc, on le qualifie souvent de touristique. Ce qui est une réduction implicite de sa vocation qui dépasse largement le seul domaine touristique. Nés et grandis dans ce contexte, nourris de ce stéréotype, nous tendons nous-mêmes à considérer le tourisme, ce flux migratoire saisonnier, comme quelque chose de naturel, d’inscrit dans les lieux et qui a toujours existé. Ce qui ne correspond pas du tout à la réalité.

Certes, nous avons conscience que ce phénomène est en mouvement puisque notre expérience, même si empirique, nous porte à constater des changements et l’impression générale est que ce mouvement aussi tend à augmenter et à se généraliser.

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Alexis Bétemps nel 2008 – foto di Claudine Remacle.

Dans cette situation, l’attitude des populations d’accueil à l’égard des touristes est nuancée et souvent contradictoire : elle va de l’antipathie, plus ou moins manifestée, de ceux qui considèrent le touriste un être étrange, un peu bête, potentiellement nuisible, qui perturbe leur routine, à l’acceptation, parfois un peu servile, de ceux qui vivent du tourisme ou qui en tirent des bénéfices.

Entre ces deux points de vue extrêmes, nous trouvons toute la gamme des nuances possibles. Malgré cela, il y a quand même une conscience généralisée que le tourisme est une ressource importante, peut-être pas encore assez maîtrisée, avec un potentiel inexploité, source de bénéfices pour les populations d’accueil et pour les touristes mêmes.

Afin de mieux saisir le phénomène touristique, il est important d’en faire l’analyse, d’en évaluer les données, de se demander qui sont les touristes, ce qu’est le tourisme, ce que cherchent les touristes. Mais d’autre part, nous devons essayer de comprendre aussi qui nous sommes, ce que nous voulons, nous, habitants de pays dits touristiques.

Le tourisme est un phénomène relativement récent et ne concerne qu’une partie de la population mondiale : il se généralise dans les pays économiquement avancés et demeure l’apanage des élites dans les pays moins favorisés sous ce point de vue. Pour faire du tourisme, il faut se déplacer et les déplacements coûtent.

Tout le long de son histoire, l’homme s’est toujours déplacé : l’Europe a connu, dans le passé, de grandes migrations venant surtout de l’est et du nord et elle en connaît encore, de nos jours, venant du sud et de l’est. Les européens, à leur tour, ont émigré vers l’ouest, les Amériques, aussi à l’intérieur de leur continent, cherchant de nouvelles patries pour mieux réaliser leur vie. Le commerce aussi a stimulé les déplacements, le plus souvent saisonniers dans ce cas, comme dans le cas des nombreux conflits qui ont marqué notre histoire et qui ont promené dans l’Europe et ailleurs des armées en mission. Les grands centres spirituels aussi, Rome, Saint-Jacques de Compostelle et tant d’autres encore ont été des pôles d’attraction pour des foules d’européens. Mais tout cela n’a pas grand chose à voir avec le tourisme.

Cependant, de tout temps et partout, il y a eu des esprits curieux, ouverts, entreprenants qui ont su, dans leurs voyages, regarder et voir les terres lointaines et leur population, avec un œil participant et avec le goût de la découverte, attitude qu’on retrouve dans un certain type de touriste moderne. Je pense à Hérodote et à ses voyages en Orient et même à Ulysse et à son tour de la Méditerranée : punition des dieux ou retardement volontaire du retour à la normalité ?

La naissance du tourisme moderne est beaucoup plus tardive, En particulier, le tourisme de montagne, celui qui nous intéresse ici, a dû être précédé de la « découverte » de la montagne. Bien-sûr, cette découverte, comme celle de l’Amérique, ne reflète que le point de vue de ceux qui ont écrit l’histoire qui compte : les populations locales avaient déjà découvert leurs territoires respectifs depuis belle lurette ! Les Alpes occidentales, où le tourisme de montagne est né, étaient bien connues depuis la plus haute antiquité. Mais le stéréotype dominant, souvent adopté en partie même par les écrivains locaux, présentait la montagne comme une barrière, un lieu rébarbatif, sombre, froid et brumeux, plein de dangers, avalanches, éboulements et inondations, habité de populations primitives, rudes et parfois féroces. Bref, un endroit qu’il fallait traverser quand il n’y avait pas d’alternatives, sans trop s’y arrêter cependant.

 

[cml_media_alt id='195']Piccolo Bar di Fiery[/cml_media_alt]

Petit Bar de Fiery

Le regard sur la montagne de la part des montagnards était, évidemment, très différent : le milieu naturel était difficile, mais, petit à petit, ils avaient appris à le maîtriser en s’adaptant et en l’adaptant à leurs exigences. Ils en tiraient les ressources nécessaires pour vivre et avaient développé un système original et performant, fondé sur la coopération et un sens aigu de la communauté. Habitués à résoudre leurs problèmes par leurs propres moyens, ils ont cultivé le goût pour la liberté et la démocratie. La confrontation avec la nature et ses forces incontrôlables faisait partie de leur quotidien et l’expérience séculaire des lieux leur avait appris à se défendre et à respecter des règles fondamentales pour leur conservation et pour celle du milieu dont ils dépendaient.

Parmi ces règles, il y avait celle d’éviter les dangers quand ils sont connus : pour eux, la montagne s’arrêtait aux alpages, qu’ils appelaient montagnes d’ailleurs, et aux cols. Les gouffres, les glaciers, les pics abrupts ou les grands massifs ne les intéressaient guère si non comme source de ce bien précieux qu’était l’eau. Les sommets et les glaciers, souvent, n’avaient même pas de nom, ou, le cas échéant, un nom très banal, ou bien encore le nom de l’alpage ou du village le plus proche. Ils n’avaient pas un goût esthétique particulier pour le paysage qui les entourait et ils appréciaient plutôt les grasses prairies que les cascades pittoresques. Ce qui ne signifie pas qu’ils ne nourrissaient pas un amour profond pour le pays et son milieu naturel. Bien au contraire! Mais les populations alpines n’auraient jamais pu découvrir la montagne : elles la connaissaient trop bien. Ainsi, d’autres y penseront.

 

A partir de la fin du XVIIIe siècle, la perception de la montagne change grâce surtout à l’approche nouvelle d’écrivains comme Jean-Jacques Rousseau ou de naturalistes comme Horace- Benedict de Saussure, tous deux genevois, ce qui ne peut-être pas un hasard. Mais je crois qu’il faut quand même attribuer aux Anglais le mérite, si ainsi on peut dire, d’avoir efficacement répandu, presque banalisé, ce nouvel intérêt pour un milieu autrefois évité, sous-estimé et négligé. Et ce n’est pas par hasard non plus que la découverte de la montagne revient aux Anglais : à la fin du XVIIIe siècle, l’Angleterre est en plein essor économique avec l’industrie moderne qui s’affirme, avec une expérience coloniale solide malgré la perte d’une bonne partie de l’Amérique du Nord, et avec une bourgeoisie dynamique et entreprenante. Le Romantisme, courant philosophique et littéraire dont les Anglais sont parmi les chefs de file, répand le goût pour l’exotisme et les voyages : les pays d’outre-mer, la Grèce et l’Italie, pays riches en art et histoire, la Suisse, la plus ancienne démocratie moderne d’Europe, sont les destinations à la mode auprès de la jeunesse dorée d’Angleterre.

Et c’est en Suisse que les Anglais découvrent la montagne. Pendant tout le XIXe siècle, ils seront les protagonistes de l’alpinisme et du tourisme de montagne naissant. Les voyageurs anglais inventèrent une esthétique nouvelle du paysage, inspirée de leur conception philosophique bien distante de celle des montagnards. Ils apprécient surtout l’âpreté de la nature, les pics rocheux, les glaciers les gouffres ténébreux, les cascades, les vestiges d’anciens châteaux, les villages perchés comme des nids d’aigle, etc. Les champs cultivés, les terrassements des coteaux, la canalisation des eaux, l’architecture rurale ne retiennent presque jamais leur attention. Le regard qu’ils jettent sur la population est généralement pressé, rapide et superficiel. Ils cherchent le bon sauvage et voient surtout des sauvages. Et pas toujours bons. Ni particulièrement intéressants. Et pourtant, la moyenne d’instruction de ces sauvages était certainement supérieure à celle des populations des banlieues des villes d’où ils arrivaient… Ainsi, des poètes, des écrivains, des peintres, des naturalistes, des géologues, toute sorte d’intellectuels, mais des aventuriers aussi, apprirent à connaître les Alpes et, surtout, ils contribuèrent par leurs œuvres à les faire connaître à un public plus vaste.

L’idée d’escalader les sommets, qui ne serait peut-être jamais venue à un montagnard, sinon à quelques chasseurs ou à quelques chercheurs de cristaux ou d’herbes aromatiques et médicinales, suivit tout naturellement les premières explorations. Ce fut la naissance de l’alpinisme, le début de la course à qui serait arrivé le premier et à baptiser les pierres avec des noms exotiques, en signe d’appropriation. Le montagnard laissait faire sans trop comprendre, parfois aussi séduit par les bénéfices qui se profilaient à l’horizon. Parce que, malgré tout, il fallait encore des montagnards pour accompagner, quand il ne fallait pas les traîner, ces messieurs sur les sommets. Le métier de guide était en train de naître.

Avec la réévaluation du paysage, la principale condition pour le tourisme de montagne était en place. Ce n’était plus qu’une question de temps. Mais il fallait que d’autres conditions soient aussi remplies.

L’industrialisation favorisa le développement des villes, du point de vue économique et démographique. La nouvelle organisation du travail offrit la possibilité de prévoir des pauses dans l’activité productive, les congés, interruptions du travail inconcevables pour un paysan, et la croissance démesurée des agglomérations urbaines engendra le besoin d’évasion, de retour aux sources, de recherche de la tranquillité, de la redécouverte de la nature, bref, de la villégiature.

Phénomène élitaire au début, il se généralisa progressivement jusqu’à devenir phénomène de masse dans ce dernier demi-siècle. D’abord, c’était la campagne, les plus raffinés allaient aux eaux thermales, presque toujours en montagne, puis ce sera la mer et la haute montagne.

L’intérêt pour la montagne naît donc à un moment crucial. Les Etats modernes, expression de la plaine, ont presque achevé d’éroder les anciennes libertés alpines, l’essor de l’agriculture des grandes plaines met en crise celle de la montagne et l’industrialisation naissante attire campagnards et montagnards dans les villes où une société nouvelle est en train de se former. La montagne s’appauvrit et se dépeuple. Les anciennes migrations temporaires tendent à devenir définitives et même les petites industries qui s’installent dans quelques vallées n’arrêtent pas la décadence. Le passage et la présence d’étrangers relancent le commerce dans les zones touchées par les proto-touristes et le nouveau métier de guide permet à des montagnards d’intégrer leur budget. Cela est compris par les montagnards qui, tout en n’abandonnant pas leurs activités traditionnelles, se lancent dans l’avenir : ils apprennent à lire leur paysage avec les yeux de leurs clients et à l’aimer d’une manière plus complète ; en adoptent progressivement les modèles de vie, du moins en été, puisqu’en hiver, pendant longtemps encore, guides et hôteliers redeviennent paysans. Ils s’acheminent vers une aliénation culturelle graduelle qui, cependant, leur permettra de vivre au pays.

Parti en sourdine, le mouvement touristique devient, après la deuxième guerre mondiale un mouvement de masse. Les montagnards ne sont pas à même de gérer toutes ces nouveautés qui souvent les dépassent. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire, en nombre consistant, des hommes de la plaine s’établissent à la montagne : hôteliers, commerçants, manœuvres, techniciens, promoteurs, etc. Ce sont les meilleurs interprètes des exigences touristiques puisque, eux aussi, comme les touristes, viennent de la ville et savent ce que les citadins recherchent. Ainsi, le tourisme devient un business.

Mais que recherchent exactement les touristes ? Plusieurs choses et pas toujours les mêmes. En général, leurs exigences sont difficiles à comprendre pour un montagnard puisqu’elles sont tellement éloignées des leurs. Se connaissant peu, citadin et montagnard tendent à idéaliser la vie l’un de l’autre. Ce qui fait que souvent le citadin envie le montagnard et vice-versa.

La vie du citadin, qu’il soit à l’usine ou au bureau, est réglée par des horaires stricts, rythmée par des échéances rapprochées, faite de moments intenses et des relâchements qu’il ne sait pas toujours bien comment remplir. Le travailleur de la ville, inséré dans une hiérarchie, accumule la tension nerveuse et essuie des humiliations fréquentes. L’insatisfaction est répandue, mais elle est compensée par le salaire sûr à la fin du mois, des services publics plus facilement accessibles, quelques luxes technologiques ou alimentaires et l’espoir que les générations futures puissent se faire une place meilleure dans cette société en évolution rapide qui semble être celle de l’avenir.

La vie du montagnard ignore les stress de la ville : des rythmes séculaires gouvernent ses activités au fil des saisons, il est maître de son temps et seul juge de sa productivité. Mais ses revenus sont aléatoires et ses possibilités de dépense limitées. Il ne peut pas se permettre tous les biens de consommation des gens de la ville. Le citadin sent la nécessité d’une activité physique en plein air, le sport, qu’il ne peut pas toujours exercer en ville. Le montagnard travaille en plein air, dans les prés, dans les champs, dans les bois. Il comprend mal ceux qui se tapent des heures de marche « pour rien ». Il ignore les sports dont l’agressivité est inconnue dans les jeux populaires du dimanche.

Le citadin habite un milieu artificiel où tout a été construit par l’homme, où tout est pollué, où les espaces sont limités et des innombrables contraintes déterminent les déplacements. La ville offre certainement des commodités mais, même si elle est riche en monuments prestigieux, elle est mal perçue dans son ensemble. Elle ne peut être belle que par rapport à une autre ville…

Le montagnard est l’homme des grands espaces, en contact permanent avec la nature, il respire l’air pur, salutaire, et ses seules contraintes sont celles de la nature et du droit coutumier. Il envie les commodités de la ville, surtout quand la fatigue l’accable, mais il sait aussi qu’il pourrait difficilement s’y adapter. Son œil ne perçoit pas la majesté du paysage puisque la « beauté » fait partie de son quotidien. « Je voudrais voir ces touristes s’ils devaient passer toute l’année ici… » pense-t-il souvent.
Le citadin, continuellement confronté aux autres, est sensible aux modes : comportementales, alimentaires, vestimentaires, culturelles sans vraiment jamais s’en rendre bien compte. Il n’est qu’un être parmi tant d’autres. Le montagnard a une personnalité marquée, une « tradition » et il la suit, du moins en partie. Le montagnard a encore des racines, souvent sérieusement endommagées : ce qui manque au citadin. Mais de tout cela, le montagnard ne se rend pas vraiment compte lui non plus et s’il l’a ressenti c’est souvent parce qu’un citadin lui a ouvert les yeux.

Ainsi, la montagne est devenue une attraction pour les gens de la ville. Mais elle a dû se conformer, s’adoucir de quelque manière. L’homme de la ville a perdu la capacité d’adaptation aux incommodités : la montagne c’est bien, mais à quelques conditions près…

Les commodités de la ville se sont installées petit à petit à la montagne, ce qui est un bien, au moins pour certains services, puisque le montagnard a pu en profiter. Mais le territoire en porte les conséquences : de grands espaces ont été sacrifiés pour accueillir les foules qui, pendant certaines périodes de l’année, transforment les villages paisibles en des villes bruyantes. Des spéculations ont été faites par des promoteurs et par des montagnards aussi. Mais ça, c’est une autre histoire, riche en enseignements, qu’il serait trop long de traiter ici.

En ville, la conscience généralisée de la perte d’identité s’impose ces dernières années. Le malaise est ancien mais le diagnostic récent. Et depuis que les sociologues l’ont découvert, les malades ont augmenté…Cela a déclenché un mouvement de recherche des racines, dans certains cas, et aiguisé une curiosité intellectuelle nouvelle : mieux connaître ceux qui, dit-on, les ont conservées. Et d’après un stéréotype bien répandu, les montagnards sont parmi ceux-là.

Or, en réalité, dans son processus désormais séculaire, le montagnard aussi a profondément changé. La confrontation avec l’autre et une certaine propagande aussi ont mûri chez le montagnard un complexe d’infériorité qui l’a porté progressivement a abandonner des traits saillants de sa culture agropastorale. Bien entendu, dans toutes les communautés alpines des individus à la sensibilité particulière ont mieux résisté au changement mais ils étaient considérés avec beaucoup de suffisance, comme des passéistes nostalgiques sans avenir à qui l’on donnait raison tout en prenant bien garde de les imiter. C’était à eux qu’on adressait les ethnologues de passage.

Les montagnards ont oublié la langue d’abord. Le patois, la marque la plus évidente de leur particularisme, instrument privilégié pour la lecture du territoire, est considéré trop rustique et n’est plus retransmis aux nouvelles générations. Dans certains villages, il a complètement disparu. En plus, avec le déclin de l’agriculture, ces rituels qui marquaient les moments forts de l’année ou de la vie, ont été presque tous abandonnés pour leur prétendu archaïsme qui aurait pu, aux yeux des touristes, refouler l’image du montagnard dans un moyen-âge d’où il venait de sortir. Leur perte de fonctionnalité, évidemment, n’a pas contribué à les sauvegarder. Désormais, les habitations aussi reproduisent, surtout à l’intérieur, des modèles citadins. Et les gadgets de la ville sont devenus communs à la montagne aussi. Cependant, une partie du patrimoine culturel traditionnel a été sauvée, celle qui semblait intéresser davantage les touristes : chants, danses, costumes, quelques fêtes. Mais là aussi, on a adapté la tradition à des modèles différents : la manière de chanter a changé, l’évolution naturelle des costumes s’est figée dans le temps, les fêtes, manifestations internes de la communauté se sont ouvertes aux touristes. C’est la folklorisation, la transformation des traditions en spectacle. Et non seulement : quand le répertoire des chants a paru trop réduit on est allé en chercher ailleurs, quand on avait oublié le costume traditionnel on l’a inventé, quand une fête tombait à une période faiblement touristique on l’a déplacée. Rien de mal, bien entendu, si le tout n’était pas servi comme produit culturel local authentique !

Depuis quelque temps, on trouve aussi un tourisme différent. On demande de plus en plus de connaître la vie intime des populations alpines : ce qui a été, ce qui est et ce qui a survécu du passé. C’est un tourisme intelligent, respectueux, ouvert, participant mais aussi exigent, qui ne se contente plus de deux danses et quatre chansons, qui est à même de distinguer l’authentique du postiche, qui aime découvrir les choses sans intermédiaires douteux, même les aspects qui, à tort, avaient été toujours été cachés parce qu’on en avait honte ou qu’on jugeait insignifiants. C’est l’occasion, un peu inattendue pour le montagnard de se montrer tel qu’il est et d’être apprécié. Face à cette nouvelle demande, il faut être à même de donner des réponses adéquates. Et, si possible éviter les erreurs du passé, en particulier celle d’avoir eu peur de se présenter tel que l’on était.

Comme nous l’avons dit, le montagnard « authentique » n’existe plus. Il est donc inutile qu’on vienne le chercher sur le terrain. Et il faut que les gens le sachent. Cela dit, nous pouvons quand même affirmer que les montagnards n’ont pas perdu toute leur authenticité. Plusieurs traits se sont conservés et se sont intégrés dans un nouveau système. Ces traits ne sont pas distribués d’une manière uniforme : certaines communautés en ont conservé davantage, d’autres moins. Dans cette situation, il faut d’abord qu’il y ait, de la part du montagnard, une réappropriation du patrimoine ancestral dans sa globalité, dans le sens de connaître ce qui a été et comprendre le pourquoi des changements. Il ne s’agit donc pas de réapprendre à semer l’avoine ou à parler patois (mais pourquoi pas si on le juge opportun), mais de redécouvrir une civilisation oubliée, ni meilleure ni pire que tant d’autres mais qui a été la nôtre et qui était fonctionnelle au milieu qui l’a moulée. Dans ce processus de réappropriation les nombreuses études d’histoire locale sont précieuses, tout comme l’observation de communautés qui, pour des raisons variées, ont mieux conservé les traits du passé.

Ce n’est qu’après ce travail de redécouverte, de réflexion que les communautés pourront librement choisir leur avenir et éventuellement récupérer certaines valeurs du passé : pour choisir il faut d’abord connaître. Il ne s’agit donc pas de récupérer globalement et d’une manière acritique le passé mais de saisir des opportunités latentes qu’on n’arrivait pas à percevoir auparavant parce qu’on nous les cachait ou parce qu’on n’avait plus les yeux pour les voir. Au-delà de la langue et des traditions qui sont assez bien documentées par les livres, je voudrais rappeler ici des valeurs plus générales, comportementales, qui ont caractérisé notre civilisation alpestre et qui ont, en grande partie, disparu. Je ne voudrais pas que de cette esquisse, forcément stéréotypée, on puisse lire la description idyllique et ethnocentriste du meilleur de ces mondes. Cela n’est pas dans mes intentions. Nous devons être conscients du fait que, même dans notre société agropastorale, on rencontrait la méchanceté, la mesquinerie, la jalousie, l’égoïsme, la malhonnêteté, le conformisme, etc. Je ne m’arrêterai pas sur ces points : pour ces aspects négatifs, nous n’avons pas besoin de faire appel au passé puisque ces modèles sont bien présents dans l’actualité… Il ne faut pas non plus penser que les « vertus montagnardes » étaient la prérogative de notre seule civilisation. Bien au contraire, d’autres civilisations les connaissent ou les ont connues. Ce qui est probablement unique c’est leur ensemble, leur combinaison et la forme dans laquelle elles se sont exprimées.

Le montagnard était tenace et savait réagir aux fréquents assauts destructeurs de la nature en intervenant sans cesse et sans trop se décourager pour rétablir l’équilibre lui permettant de vivre dans son milieu. Il avait le goût du travail achevé, soigné dans les détails. Il était sobre, souvent par nécessité aussi, dans son alimentation, dans ses habitudes vestimentaires, dans ses exigences de commodités. Il était méthodique dans ses actions, peu enclin à l’improvisation et ses réactions étaient généralement réfléchies, contrôlées, inspirées à l’expérience ancienne. Son sens de la responsabilité allait bien au-delà du domaine privé parce que la vie à la montagne ne pouvait pas être une affaire privée. Il avait donc un sens de la communauté très développé, l’habitude des travaux communs et des gestions communautaires (bois, alpages, chemins, fours et moulins, écoles et laiteries sociales), le respect de la propriété commune et de celle des autres, le culte pour la solidarité parce qu’en montagne on peut toujours avoir besoin du voisin. De nos jours, la présence de ces valeurs anciennes est encore présente bien que toujours plus faible et, à mon avis, une bonne action de récupération serait largement bénéfique. Bien entendu, ce travail de récupération, ne peut être confié qu’aux apôtres mais pour être efficace il présuppose une volonté politique claire et la collaboration des institutions. Ce qui n’est pas évident mais pas impossible non plus.

Un montagnard conscient de son identité acquiert la crédibilité nécessaire face au touriste, point de départ essentiel pour promouvoir une bonne communication culturelle qui doit abandonner l’ambiguïté qui a souvent troublé le contact du touriste avec une réalité locale qui l’intéresse mais qu’il ne connaît pas. En d’autres termes, le touriste doit toujours savoir ce qui est traditionnel, ce qui est moderne, ce qui a été importé, ce qui s’inspire de la tradition mais qui a été modifié ou ce qui est une pure création de la communauté sans référence particulière à la tradition. Il faut arrêter de lui passer n’importe quoi sous l’étiquette de tradition.

Quelles actions peuvent donc être envisagées ?

Je vais essayer de présenter ici toute une série d’actions possibles. Plusieurs propositions ne sont pas une nouveauté : elles ont déjà été réalisées, régulièrement ou de façon épisodique quelque part autour du Mont-Blanc.

1 Lecture du paysage humanisé

Son aménagement en vue d’une exploitation agropastorale traditionnelle : les murs de soutien; les bocages ; les haies en bois ; les canaux d’irrigation ; la distribution des cultures par rapport à la nature du terrain, son exposition au soleil, la présence de l’eau et l’altitude ; la disposition de villages, hameaux, montagnettes ou alpages tenant compte de la morphologie du terrain ; le système de voirie. Prévoir des parcours de découverte avec, éventuellement, des panneaux explicatifs.

2 Le village et l’architecture rurale

La distribution des espaces internes de la maison : l’étable, la chambre focale, les chambres à coucher, le fenil, la mansarde ; les annexes près de la maison : la cave, le cellier, le poulailler, le grenier, le jardin potager, la fosse à fumier, les toilettes ; la symbiose homme/animaux ; l’organisation familiale et la distribution des tâches.

Cela présuppose l’aménagement d’une partie d’un village, l’ouverture au public de quelques maisons.

3 La propriété (souvent) commune

Anciens moulins, forges, scieries hydrauliques, fours à pain, écoles rurales, laiteries sociales, le tout aménagé et inséré dans un parcours.

4 Les savoirs techniques

Démonstrations de vieux métiers : le cycle du lait, la fenaison, le battage du blé, le travail du bûcheron, le menuisier, les scieurs de longs, le forgeron, le fabricant de sonnailles, le maréchal-ferrant, le vannier, le vigneron, etc. Les techniques traditionnelle sont encore connues : il s’agit de les réactiver.

5 Démonstrations d’anciens jeux :

tsan, fiolet, baculot, rebatta, rouletta, cornichon, palets etc.

6 Les combats de vaches à l’alpage.
7 La découverte d’anciennes saveurs :

la cuisine familiale traditionnelle authentique, pas endimanchée, comme dans la plupart des restaurants.

8 Veillées de conteurs qui proposeraient le répertoire de l’imaginaire collectif local. Eventuellement, des dramatisations théâtrales.
9 Spectacles de danses et musiques

avec une courte présentation critique des différents morceaux présentés les situant dans le contexte historique et culturel. Signaler les innovations éventuelles. Cours de chant et danses populaires ouverts aux touristes.

10 Cours de patois :

il ne s’agit pas nécessairement de former de nouveau patoisants, mais de fournir un instrument pour faire mieux comprendre aux touristes certaines expressions linguistiques locales ou la toponymie et leur proposer une expérience alternative à l’homologation linguistique qui se généralise.

Ce ne sont que quelques idées auxquelles peuvent encore en être ajoutées beaucoup d’autres.
Tout cela n’est pas en alternative avec les produits culturels modernes, universels, qui, quand ils existent dans le village, doivent être présentés. Il ne s’agit pas seulement de conserver. L’homme, qu’il soit de la montagne, de la plaine ou du bord de la mer, a de tout temps créé et il doit continuer à le faire, sans limitations, sans préjugés, en s’inspirant du terroir ou en libérant son imagination, sans contraintes.

La découverte des traditions locales est une proposition touristique qui met en valeur les montagnards et mérite une attention particulière. Mais ce ne sera toujours qu’une partie des vacanciers qui s’intéressera à ce genre de choses. Il y aura toujours le touriste fatigué qui a besoin de tranquillité et évite les contacts, celui qui cherche la ville au village, le sportif qui ne pense qu’à l’effort, le gourmet qui fait le tour des restaurants à la mode, le viveur qui ne sort que la nuit pour danser. Chacun a le droit de passer ses vacances comme il veut, d’être respecté et d’être, si possible, satisfait… Il n’est donc pas question de refuser ce qui existe mais de se préparer pour présenter quelque chose en plus. Quelque chose qui nous est particulièrement cher.