Alexis Bétemps, Un pionnier méconnu: l’abbé Jean-Jacques Christillin, in Le Flambeau N. 177, Aoste 2001

[cml_media_alt id='49']Alexis Bétemps nel 2008 - foto di Claudine Remacle.[/cml_media_alt]

Alexis Bétemps nel 2008 – foto di Claudine Remacle.

 Quand en 1991, Christian Abry(1)Maître de Conférences de Phonétique à l’Université de Grenoble, ethnologue, rédacteur de la revue Le Monde Alpin et Rhodanien., rédacteur de la prestigieuse revue d’ethnologie du Musée Dauphinois de Grenoble Le Monde Alpin et Rhodanien, me fit parvenir les photocopies de dix contes recueillis par Jacob Christillin dans la vallée de Cogne et publiés dans la revue La Tradition(2)La Tradition (1887-1907), revue fondée par Henri Carnoy et d’autres qui se sont séparés de la revue-mère, La revue des Traditions populaires, fondée en 1886 par Paul Sébillot.de Paris au début du XXe siècle, j’en fus à la fois réjoui et surpris.

Malgré les nombreuses enquêtes orales effectuées durant ces dernières années par l’Association Valdôtaine des Archives Sonores (AVAS)(3)Association fondée en 1980 pour la collecte et la mise en valeur des témoignages oraux. Au cours de son activité elle a rassemblé plus de 5.000 cassettes enregistrées, avec une attention particulière pour la littérature orale. les attestations de contes fantastiques en Vallée d’Aoste étaient rares. La littérature écrite existante non plus ne nous fournissait pas un grand nombre d’exemples sérieusement attestés. L’idée que je m’étais faite était que ce genre littéraire avait désormais disparu de chez nous et que, de toute façon, il n’avait jamais été particulièrement florissant dans nos montagnes. Cela rejoignait l’idée que s’était faite Arnold Van Gennep en enquêtant sur les Alpes. Joseph-Siméon Favre(4)Joseph-Siméon Favre, né à Aoste en 1859 et décédé à Séez en Tarentaise en 1900, a été parmi les premiers folkloristes valdôtains. Après avoir suivi les cours de Paul Sébillot à Paris, il s’établit à Séez où il collabora avec Tiersot pour la collecte de chants populaires. Il nous a laissé plusieurs articles sur le folklore valdôtain et tarin., folkloriste valdôtain contemporain de J-J Christillin, écrivait à propos des récits populaires valdôtains : «ses légendes, quelque assez caractéristiques n’ont pas suffisamment d’ampleur, de richesse et de variété. La cause en est à la nature même de l’esprit chez la population valdôtaine, race peu créatrice, dont l’imagination peut concevoir le drame d’un récit mais très rarement s’élever dans les horizons de la poésie».

Quelques lignes auparavant, Joseph-Siméon Favre avait défini le caractère des valdôtains comme «plat, positif et railleur»(5)Joseph-Siméon Favre, né à Aoste en 1859 et décédé à Séez en Tarentaise en 1900, a été parmi les premiers folkloristes valdôtains. Après avoir suivi les cours de Paul Sébillot à Paris, il s’établit à Séez où il collabora avec Tiersot pour la collecte de chants populaires. Il nous a laissé plusieurs articles sur le folklore valdôtain et tarin.. Donc, incapable de créer, voire même d’adapter et d’assimiler des contes.

La «découverte» en un seul coup de dix contes fantastiques valdôtains a représenté pour les milieux culturels un plaisir qu’on peut facilement imaginer ainsi qu’une grande surprise puisque en Vallée d’Aoste personne n’était à connaissance du travail de J-J Christillin. Et pourtant, tous ceux qui connaissent la Vallée d’Aoste savent combien le culte pour l’histoire locale est vivant chez nous où de nombreux chercheurs fouillent les recoins de notre passé pour l’offrir à un public désireux d’en savoir toujours plus sur ses propres racines.

Drôle de destin que celui de Jean-Jacques Christillin!

Lin Colliard(6)Historien, paléographe, ancien directeur des Archives Régionales de la Vallée d’Aoste, auteur de nombreuses études sur l’histoire valdôtaine et de La Culture Valdôtaine au cours des siècles (Imp. ITLA, Aoste, 1972), ouvrage monumental et exhaustif sur la production littéraire valdôtaine., dans son ouvrage magistral sur la culture valdôtaine écrivait en 1976 : « Son œuvre qui avait connu un succès éclatant au début de notre siècle, avait par la suite subi un regrettable oubli et ce n’est qu’en ces derniers temps qu’elle s’est de nouveau imposée à l’attention du public grâce aux deux éditions des légendes»(7)Après la première édition qui paraît à Aoste, chez Duc en 1901, l’ouvrage a connu deux rééditions : en 1963 par l’Imp. Marguerettaz d’Aoste et en 1970 par Musumeci, toujours d’Aoste..

Sa biographie aussi était assez mal connue et les seules sources existantes étaient, apparemment, les nécrologies publiées dans les périodiques valdôtains.

Mais, dans le courant de cette année, de nouveaux éléments viennent s’ajouter et nous permettent de mieux connaître cette personnalité extraordinaire. En décembre 1998 paraissent les mémoires inédites du chanoine Romain Vésan(8)Romain Vésan né à Torgnon en 1882 et décédé à Aoste en 1966. Chanoine de la Collégiale de Saint-Ours, journaliste, historien, il a écrit une monographie historique inédite sur la commune de Gignod. Frère de Grat Vésan, né à Torgnon en 1870 et décédé à Issime en 1946, curé d’Issime de 1908 jusqu’à sa mort, il était l’ami intime de J.-J. Christillin. dans lesquelles dix pages, riches et émouvantes, sont consacrées à la mémoire de l’ami Abraham Christillin. La lecture de ce texte me pousse à prendre contact avec le chanoine Grat Vésan, petit-fils de Romain et de son homonyme, curé d’Issime et ami fraternel de J-J Christillin.

Celui-ci me montra bien gentiment un album où son oncle Grat avait conservé des coupures de journaux parmi lesquelles deux nécrologies sur Christillin tirées de feuilles piémontaises.

Leurs rédacteurs, anonymes, sont paradoxalement mieux renseignés sur la vie de notre auteur que les collègues valdôtains: ils sont au courant de sa collaboration à La Tradition, citent un article du tome XIV du Dictionnaires Biographiques des Ecrivains Internationaux(9) Dictionnaires Biographiques des Écrivains Internationaux, rédigés et publiés à Paris chez l’auteur, par Henri Carnoy. Le tome XIV du volume IX contient la biographie de J-J Christillin et de Joséphine Duc-Teppex, rédactrice de l’hebdomadaire valdôtain Le Mont-Blanc et auteur de plusieurs contes et récits signés du pseudonyme Edelweiss. Cet ouvrage est cité par les rédacteurs anonymes des nécrologies piémontaises mais ignoré par les Valdôtains. L’ouvrage n’a pas de date mais l’un des rédacteurs piémontais propose 1905. de 1905 consacré à Christillin et parlent d’articles parus sur des revues de sport, dont pour l’instant je n’ai pas encore retrouvé les traces.

Le chanoine Grat Vésan me signale aussi qu’il existe encore des membres de sa famille à Issime. Par l’intermédiaire de Mme Yolanda Stévenin, auteur d’un excellent recueil de récits légendaires de Gaby, commune unie à celle d’Issime jusqu’en 1952, je prends contact avec Madame Stévenin Bruna, sa fille Busso Paola et Mme Ronco Imelda, nièces de Jean-Jacques dont elles conservent religieusement le souvenir. Elles m’ont aimablement reçu et m’ont montré ce qu’elles avaient pieusement conservé de leur illustre grand-oncle :

  1. Deux carnets datés 1879 et 1880 intitulés De omni re scibile contenant des citations (textes, poèmes, aphorismes), des recettes, des adresses, des annotations personnelles, etc., et un gros registre de notes sans date prises probablement dans les années 90
  2. un exemplaire du tome XIV du Dictionnaires Biographiques des Ecrivains Internationaux
  3. un «cahier de plantes» avec leurs noms, classés par familles
  4. une belle collection d’images pieuses et de faire-part
  5. un calendrier de 1889 avec des annotations personnelles sur ses activités courantes
  6. deux feuilles avec des annotations de caractère météorologique. L’une des feuilles se rapporte au 1er janvier 1901, début du nouveau siècle
  7. un petit cahier intitulé Poésies avec deux poèmes dédiés à sa sœur Pauline et des annotations personnelles
  8. une quinzaine de photos de J-J Christillin et de son entourage

Les photocopies de tout le matériel ont été déposées à la Bibliothèque régionale d’Aoste. En outre, les trois nièces m’ont parlé d’un herbier conservé par un cousin, d’une arche pleine de livres conservée par Stévenin Bruna et d’une collection de timbres-poste, en partie, hélas, dispersée.

Grâce à ces nouveaux apports il est possible de présenter maintenant la personnalité de notre éminent folkloriste d’une manière plus exhaustive.

Jean-Jacques Abraham Christillin(10)Baptisé Jean-Jacques Christillin, il était couramment appelé Abraham mais il signe Jean-Jacques ses Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys et Jacob ses contes dans La Tradition. Dans un petit manuscrit intitulé Médecine il signe Johannes Jacobus. Dans ses correspondances avec le Mont Blanc, la plupart anonymes, il utilise parfois le pseudonyme Lavallys. est né à Issime le 3 juillet 1863(11)Dans les différentes sources consultées, on trouve des dates de naissance différentes : 1862 et 1863 dans des nécrologies de l’époque; 1864 dans le Dictionnaires Biographiques des Ecrivains Internationaux; l’acte de naissance conservé à la commune d’Issime porte quant à lui la date du 3 juillet 1863. de Jacques Nicolas et de Marie Catherine Hélène Christillin. Conformément à la meilleure tradition issimienne, son père était maçon et, d’après son livret de travail, il prêta son œuvre appréciée pendant de longues années au Piémont et en Savoie.

Il avait un frère, Hilaire, et trois sœurs : Hélène, Marie et Pauline, à laquelle il était particulièrement lié. La famille était pauvre et le jeune Abraham, comme on l’appelait au village, connaît une enfance laborieuse, se vouant à tous les travaux réservés aux enfants dans nos milieux agricoles de l’époque. Il entre au séminaire diocésain et suit régulièrement ses études avec quelques difficultés dues à sa mémoire défaillante. De grande taille, il était surnommé par ses amis la Tour Eiffel. De caractère jovial, doué d’un tempérament calme et réfléchi il entretient d’excellentes relations avec son entourage. Esprit curieux et ouvert, il se passionne pour les disciplines les plus diverses : sciences, techniques, littérature, langues…

Ordonné prêtre en 1886, il aurait dû célébrer sa première messe à Issime le jour de Noël de 1886 mais une tempête de neige mémorable l’oblige à renvoyer de deux jours la cérémonie. Il collectionne en peu de temps un nombre impressionnant de vicariats : à Valgrisenche (janvier/mai 1887), à Verrayes (mai/novembre 1887), à Pontboset (novembre 1887-octobre 1888), à Chambave (octobre/novembre 1888), à Introd (novembre 1888-septembre 1889), à Challand-Saint-Anselme (septembre-novembre 1889), à Verrayes (novembre 1889-semptembre 1890), à Valgrisenche (septembre 1890-décembre 1991), à Morgex (décembre 1891-octobre 1892), à Avise (octobre 1892-mai 1893), à Villeneuve (mai-juillet 1893), à Saint-Marcel (juillet-décembre 1893). « …on le nommait volontiers dans des postes difficiles avec la secrète mission de désarmer par son calme les incandescences de quelques servantes hystériques ou l’humeur jalouse de quelques vieux curés»(12)Romain Vésan, mémoires d’un jeune abbé, Imp. Valdôtaine, Aoste, 1998..

Ses idées ouvertes vers un catholicisme libéral éclairé nuisent sans doute à sa carrière ecclésiastique et sont probablement à l’origine de ses pérégrinations. En décembre 1893, il est nommé recteur de La Trina, village de Gressoney-Saint-Jean où il restera jusqu’en 1904, occupant ainsi la place qui avait été celle de Jean-Baptiste Cerlogne entre 1889 et 1891. Il est triste de constater comment trois éminents membres contemporains du clergé valdôtain, J-B Cerlogne, Aimé Gorret(13)Gorret Aimé Jean-Baptiste, né à Valtournenche en 1836 et décédé à Saint-Pierre en 1907, surnommé l’Ours de la montagne, a été un alpiniste expérimenté, vainqueur du Cervin du côté valdôtain, et il peut être considéré comme le plus grand exposant valdôtain de la littérature de montagne.  Jean-Baptiste Cerlogne, né à Saint-Nicolas en 1826 et décédé en 1910 a été le fondateur de la littérature francoprovençale valdôtaine. Poète, conteur, il nous a laissé aussi une grammaire et le premier dictionnaire de francoprovençal valdôtain. et notre auteur, qui ont illustré notre culture dans des domaines différents, qui ont joui de l’amitié de rois, princes et personnalités éminentes sur le plan international, aient connu les mêmes expériences de vicaires toujours en mouvement, de recteurs dans des villages isolés et de curés hors du diocèse, signe évident d’un manque de syntonie avec la hiérarchie ecclésiastique valdôtaine.

Les neuf ans d’ «exil» à La Trina sont pour Christillin très enrichissants du point de vue humain et culturel. Bien qu’à l’écart, il reçoit des visites, entretient des relations avec des personnalités du monde culturel, s’adonne aux observations scientifiques qui lui sont chères et, surtout, écrit les Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys qui feront sa fortune littéraire. Cet ouvrage, édité en 1901, parut, paraît-il, grâce à la contribution financière de la Reine Marguerite qui effectuait de longs séjours à Gressoney-Saint-Jean. La Reine demanda un jour à Christillin quelque chose à lire sur la Vallée d’Aoste; elle reçut ainsi le manuscrit des légendes qu’elle apprécia beaucoup. À connaissance des difficultés économiques de l’abbé, elle se chargea des frais d’édition de l’œuvre(14)Dans Una nobile vita-l’Abate J-J Christillin, nécrologie anonyme parue sur un journal, probablement piémontais. La coupure de journal m’a été fournie par Grat Vésan junior. L’ouvrage est l’objet de recensions flatteuses en Vallée d’Aoste et ailleurs et reçoit un excellent accueil dans les milieux scientifiques. Cet accueil a été tellement favorable que Légendes et récits eut l’honneur en 1908 d’une édition italienne, préfacée par Antonio Fogazzaro. Peu d’auteurs valdôtains peuvent se vanter d’avoir été traduits. C’est probablement à la période de La Trina que nous devons la collecte des dix contes de Cogne parus dans la revue La Tradition entre 1902 et 1905. Ces dix contes, ignorés en Vallée d’Aoste mais bien connus par les spécialistes, représentent à l’heure actuelle un petit mystère : dans ses pérégrinations, Christillin n’a cependant jamais exercé son ministère ni séjourné à Cogne et on ne lui connaît pas d’amis susceptibles de l’avoir renseigné. Mais les jours tranquilles et laborieux de La Trina devaient se conclure d’une bien désagréable manière. Un riche propriétaire de Champsil, hameau de Gressoney-Saint-Jean lègue à Christillin ses biens en héritage. L’abbé, qui avait connu la faim et n’était jamais vraiment sorti de l’indigence, se retrouve tout à coup nanti. Il s’endette pour les impôts de succession, occupe ses nouvelles propriétés mais la famille du testateur recourt en justice. Le procès est long et la sentence, à cause d’une erreur de procédure, est défavorable à l’abbé. Il demande alors à l’évêque d’être muté et n’ayant pas trouvé de place libre dans le diocèse, il émigre à Turin. «Il s’établit à «Via dei Mille» et c’est là que nous le reverrons bien souvent dans une pauvre chambre où il verra tout sauf le bonheur. Il souffrira la faim, le froid, les persécutions, les contradictions, les ennuis des créanciers, tous les tours de la mauvaises fortune»(15)Ibidem note n° 12.. Grâce à ses relations, il devient précepteur des enfants de deux familles nobles piémontaises : le comte de San Marzano et le marquis de La Tour.

Homme d’une culture encyclopédique, il parlait à la perfection le Français, l’Allemand et l’Italien et il se débrouillait en anglais, tout en pratiquant aussi son dialecte maternel walser, le francoprovençal et le piémontais. Passionné de voyages, il a ainsi l’opportunité de suivre ses employeurs dans leurs randonnées en Europe : il visite en particulier la Suisse, l’Allemagne, la France et l’Angleterre, « Il a visité à peu près toutes les capitales d’Europe et les principales villes »(16)Ibidem note n° 12.. Il devient ensuite missionnaire de l’Opera Bonomelli, qui exerçait son apostolat auprès des émigrés italiens en Europe. Il occupe les secrétariats de Briey et de Tucquegnieux en Meurthe et Moselle, puis est nommé directeur de l’œuvre bonemelienne à Grenchen, en Suisse, où la mort le surprend. Il devait être transféré à Paris où il avait toujours espéré pouvoir vivre. Dans une lettre de souhaits qu’il avait envoyé au curé Maquignaz de La Salle en 1892, rédigée en «langage du XVIe siècle», il avait conclu en bon français contemporain : «Je vous souhaite Paris en ce monde et le paradis dans l’autre»(17)Le brouillon de la lettre se trouve dans le registre de notes conservé par la famille..

La documentation, conservée par la famille et que j’ai pu consulter, se rapporte à la période d’apostolat en Vallée d’Aoste et va de 1779 aux premières années du nouveau siècle. Je n’ai donc rien de nouveau sur la dernière période de sa vie probablement la plus riche et intéressante, celle de son séjour à Turin et de ses missions pour l’Opera Pia Bonomelli. Les annotations biographiques contenues dans les papiers compulsés sont rares et disséminées dans un mélange de textes recopiés, listes de noms, comptes domestiques, aphorismes, recettes, adresses, notes pour articles, brouillons de lettres, etc. Les références aux citations et aux textes ne sont pas toujours explicites et il est donc difficile, sans une analyse plus approfondie, de distinguer avec certitude ce qui est vraiment du cru de Christillin. Le papier, bien précieux à l’époque et tout particulièrement pour les pauvres, est utilisé par Christillin d’une manière «intensive» : pratiquement pas d’espaces entre un écrit et l’autre. En plus, de temps en temps, l’auteur insère dans les rares espaces blancs laissés dans la première rédaction de nouveaux textes qui peuvent continuer sur les pages suivantes, parfois bien éloignées de la première. Cela pose des problèmes de datation d’autant plus que les références temporelles ne sont pas toujours indiquées. La seule exception est représentée par un calendrier de 1889 où l’abbé, vicaire à Challand- Saint-Anselme, remplit la partie réservée aux annotations quotidiennes avec des textes divers, et surtout de courtes phrases concernant ses mouvements, ses rencontres et ses affaires personnelles. Malheureusement, ces archives familiales ne nous renseignent pas beaucoup non plus sur l’activité littéraire et journalistique de l’auteur. Par contre, elles sont une mine irremplaçable pour comprendre ses intérêts intellectuels, ses connaissances variées et un peu hétéroclites, son goût pour l’art, son sens de l’humour, sa passion pour tout ce qui se rapporte à son Pays, la délicatesse de ses sentiments.

J-J Christillin avait donc une taille imposante et une vitalité inépuisable. Passionné d’alpinisme, tout en ne pouvant pas afficher un palmarès comparable à celui d’Aimé Gorret, il s’est quand même distingué en escaladant plusieurs pics dont ceux du Massif du Mont Rose en premier lieu(18)D’après Ascensions du clergé valdôtain de l’Abbé Henry, (Aoste – Imprimerie Catholique – 1911), J-J Christillin s’est distingué dans les ascensions suivantes : Lysjoch (4.277 m. – Mont-Rose) 3 fois; Mont-Nery (3.070 m.- Mont-Rose) 6 fois ; Col de Plontaz (3.000 m . – Grande Rousse) 1890; Col du Rutor (3.350 m. – Rutor) 1891; Col Bassac (3.153 m. – Grande Sassière) 1891; Pointe Gnifetti (4.559 m. – Mont-Rose) 1895 ; Cabane Gnifetti (3.647 m. – Mont-Blanc) 1895 ; Zumsteinspitze (4.563 m. – Mont-Rose) 1899; Parrotspitze (4.463 m. – Mont-Rose) 1899; Col du St-Théodule (3.326 m. – Cervin) 1900; Ormelune (3.200 m. – Grande Sassière) 1900; Col du Géant (3.365 m. – Rutor) 1903.. Lors de son séjour à Turin il pratique la boxe pour sa défense personnelle et, à ce qu’il paraît, il a même eu l’occasion de s’en servir.

En 1907, à l’occasion de la première messe de l’ami Romain Vésan, il en donne même une démonstration dans les alpages de Torgnon : « Farinet et Christillin avaient certainement le record de la taille sur tous les prêtres valdôtains. Pour augmenter la joie des commensaux ces deux géants voulurent nous donner le spectacle des lutteurs. Ce fut amusant. La soutane volait au gré des énormes jambes. L’abbé Christillin trop scrupuleux des règles, suivait régulièrement les indications du protocole relatif à la boxe. Farinet, au contraire, trouvait bons tous les moyens et ce fut le secret de sa victoire»(19)Ibidem note n° 12..

Sa vivacité intellectuelle fait pendant à sa vigueur physique. Il était doué dans plusieurs disciplines, les sciences d’abord : dans ses notes nous trouvons plusieurs textes se rapportant à des expériences de physique, une lettre à un journal local où il conteste la nouvelle publiée d’une aurore boréale en Vallée d’Aoste en 1883 et il propose son explication du phénomène, des notation météorologiques, des inventaires de plantes et de fleurs; il s’intéresse à la médecine populaire puisqu’il transcrit plusieurs remèdes pour guérir les différents maux y compris la recette pour un élixir de longue vie; il ne dédaigne pas non plus la cuisine, transcrivant des recettes apprises au hasard de ses pérégrinations. Mais c’est la littérature qui occupe la place principale dans ses notes : il transcrit les morceaux de classiques italiens (Dante, Petrarca, Boccaccio, Manzoni), des auteurs français (Lamartine, Chateaubriand, Ducis), latins (Horace), grecs (Sénophon) et même un petit traité de stylistique! Il note des vieux chants valdôtains, parmis lequels une belle version de la complainte du Juif errant. Il aimait chanter comme la plupart des Valdôtains. Romain Vésan avoue avoir appris plusieurs chansons de l’abbé Christillin. Il jouait aussi, paraît-il, de l’harmonium et du violon.

Il adorait les mots d’esprit : sa conversation était brillante et, à ce qu’il paraît, pétillante et riche en boutades. Ses cahiers sont remplis d’anecdotes, d’aphorismes, de jeux de mots, de définitions humoristiques. Il dresse de longues listes de noms de personnes curieux, en italien et en français. Paléographe, il était passionné d’histoire. Dans ses notes, nous retrouverons des brouillons du texte sur l’histoire de la Vallaise et d’ailleurs. Archéologue d’après le Dictionnaires Biographiques des Écrivains Internationaux, «il a étudié les ruines de 37 châteaux du Moyen-Age»(20)Ibidem note n° 9.. Malheureusement nous n’avons rien retrouvé sur cette recherche. Personnalité polyvalente comme beaucoup d’érudits de sa génération, il avait un penchant marqué pour le collectionnisme : minerais, herbes et fleurs, timbres-poste, images pieuses, noms curieux ou rares, anecdotes, calembours, contes et récits.

Il entretient aussi une correspondance nourrie avec ses confrères et avec des personnalités du monde de la culture. Dans ses notes, nous retrouvons quelques brouillons de lettres et des listes d’adresses, parmi lesquelles celles de Joseph-Siméon Favre, l’ethnographe-artiste valdôtain qui illustra avec ses croquis Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys, celle de la rédaction de la revue La Tradition, celle du Club Alpin de Londres…

[cml_media_alt id='283']Particolare del fiore dell’Astragalus alopecurus Pall. – Foto di Gian Mario Navillod.[/cml_media_alt]

Particolare del fiore dell’Astragalus alopecurus Pall. – Foto di Gian Mario Navillod.

Dans les fiches de Pierre Anselme Plassier(21)Pierre-Anselme-Joseph Plassier, né à La Salle en 1887, est décédé à Aoste en 1965. Sa bibliographie valdôtaine, composée de milliers de fiches est conservée aux Archives Historiques., principale source bibliographique valdôtaine d’avant 1960, malheureusement encore inédites, nous ne retrouvons que deux titres de Christillin : Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys, accompagnée de sa traduction italienne et Astragalus Alopecuroides, rapport sur la découverte d’une nouvelle station à Torgnon où l’on a trouvé plusieurs exemplaires de queues-de-renard(22)Dans le bulletin n° 3 de la Société de la Flore valdôtaine publié par l’imprimerie Duc d’Aoste en 1905..

En 1992, donc, les Dix contes du Val d’Aoste , parus sur La Tradition ont été édités par l’AVAS. Ce sont là les seules œuvres actuellement connues de notre auteur. Une analyse approfondie du matériel conservé par la famille pourrait nous offrir quelques nouveaux échantillons inédits. Cependant, nous savons que l’activité littéraire de J-J Christillin a été beaucoup plus importante. Nous savons qu’il a collaboré avec les journaux valdôtains, avec l’hebdomadaire Le Mont-Blanc(23)Le Mont-Blanc (1894-1940), feuille hebdomadaire, fut fondée et dirigée à l’époque de la collaboration de Christillin par Édouard Duc, typographe et parent de l’Évêque d’Aoste Jean-Auguste. Expression du catholicisme libéral, le journal était souvent en conflit avec la hiérarchie ecclésiastique et se transforma, petit à petit, en porte-parole de la pensée laïque. en particulier. Dans l’Almanach du Ramoneur nous avons des définitions anonymes curieuses que nous retrouvons manuscrites dans ses papiers(24)Sur l’Almanach du Ramoneur de 1895 débute une rubrique intitulée Voyages autour du dictionnaire, qui reproduit de curieuses définitions qu’on retrouve dans les manuscrits conservés par la famille. La rubrique est anonyme, mais dans la table des matières publiée sur l’hebdomadaire Le Mont-Blanc du 25-1-1895, elle est attribuée à Lavallys, pseudonyme transparent de J-J Christillin.. Il collabora aussi avec des journaux français et italiens mais nous ne savons pas lesquels.

Nous savons aussi qu’il avait en chantier plusieurs travaux : «il a en préparation un nouveau recueil de « traditionisme» de la Vallée d’Aoste, des études sur le Mouvement des Glaciers, la Flore de la Vallaise, etc.»(25)Ibidem note n° 9. . Peut-être qu’en cherchant encore…

En retard par rapport au reste de l’Europe, l’étude du folklore valdôtain débute vers la fin du XIXe siècle. C’est probablement l’abbé Aimé Gorret qui a creusé le premier sillon invitant les membres du Club Alpin Italien à enrichir leur performances sportives avec l’observation des coutumes des gens qui habitent les montagnes(26)Lors d’une rencontre du Club Alpin Italien, en 1869, à Varallo, dans le Piémont.. En ce sens, l’Ours de la montagne nous laissera plusieurs pages mémorables dans ses articles consacrés aux escalades et randonnées dont il a été protagoniste. Mais le véritable pionnier de l’ethnographie valdôtaine a été sans ombre de doute Joseph Siméon Favre qui, à partir de 1890, consacra plusieurs articles à ce sujet sur les journaux valdôtains. Jean-Jacques Christillin était en étroite relation avec lui et il est probable que l’œuvre de Favre l’ait inspiré pour la rédaction de Contes et récit sur les bords du Lys.

Dans les mêmes années, Tancrède Tibaldi aussi publiera des contes, des Noëls et des récits de magie. Mais, dans le domaine du conte, l’œuvre de Christillin est la seule systématique et organique. Depuis, de nombreuses recherches ont été effectuées et plusieurs recueils de contes ont paru(27)Je signale en particulier : Tibaldi Chiesa, M., 1921, Leggende del Cervino, Hoepli, Milano – Ronc Desaymonet, A.. 1929, In Val di Cogne, Viassone, Ivrea – Del Montechiaro, E., 1940, Le cento leggende in « Augusta Pretoria », XXIV – Tibaldi Chiesa, M. 1963, Leggende della Valle d’Aosta, Signorelli, Milano – Boccazzi-Varotto, A., 1978, a cura di I racconti della stalla, Priuli e Verlucca, Ivrea – Stevenin, J., 1990, Au pays ensorcelé, Musumeci, Aosta – Gatto Chanu, T., 1991, Leggende e racconti della Valle d’Aosta, Newton Compton, Roma.. Mais le travail de Christillin demeure, de nos jours, inégalé.

Notes

Notes
1 Maître de Conférences de Phonétique à l’Université de Grenoble, ethnologue, rédacteur de la revue Le Monde Alpin et Rhodanien.
2 La Tradition (1887-1907), revue fondée par Henri Carnoy et d’autres qui se sont séparés de la revue-mère, La revue des Traditions populaires, fondée en 1886 par Paul Sébillot.
3 Association fondée en 1980 pour la collecte et la mise en valeur des témoignages oraux. Au cours de son activité elle a rassemblé plus de 5.000 cassettes enregistrées, avec une attention particulière pour la littérature orale.
4, 5 Joseph-Siméon Favre, né à Aoste en 1859 et décédé à Séez en Tarentaise en 1900, a été parmi les premiers folkloristes valdôtains. Après avoir suivi les cours de Paul Sébillot à Paris, il s’établit à Séez où il collabora avec Tiersot pour la collecte de chants populaires. Il nous a laissé plusieurs articles sur le folklore valdôtain et tarin.
6 Historien, paléographe, ancien directeur des Archives Régionales de la Vallée d’Aoste, auteur de nombreuses études sur l’histoire valdôtaine et de La Culture Valdôtaine au cours des siècles (Imp. ITLA, Aoste, 1972), ouvrage monumental et exhaustif sur la production littéraire valdôtaine.
7 Après la première édition qui paraît à Aoste, chez Duc en 1901, l’ouvrage a connu deux rééditions : en 1963 par l’Imp. Marguerettaz d’Aoste et en 1970 par Musumeci, toujours d’Aoste.
8 Romain Vésan né à Torgnon en 1882 et décédé à Aoste en 1966. Chanoine de la Collégiale de Saint-Ours, journaliste, historien, il a écrit une monographie historique inédite sur la commune de Gignod. Frère de Grat Vésan, né à Torgnon en 1870 et décédé à Issime en 1946, curé d’Issime de 1908 jusqu’à sa mort, il était l’ami intime de J.-J. Christillin.
9  Dictionnaires Biographiques des Écrivains Internationaux, rédigés et publiés à Paris chez l’auteur, par Henri Carnoy. Le tome XIV du volume IX contient la biographie de J-J Christillin et de Joséphine Duc-Teppex, rédactrice de l’hebdomadaire valdôtain Le Mont-Blanc et auteur de plusieurs contes et récits signés du pseudonyme Edelweiss. Cet ouvrage est cité par les rédacteurs anonymes des nécrologies piémontaises mais ignoré par les Valdôtains. L’ouvrage n’a pas de date mais l’un des rédacteurs piémontais propose 1905.
10 Baptisé Jean-Jacques Christillin, il était couramment appelé Abraham mais il signe Jean-Jacques ses Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys et Jacob ses contes dans La Tradition. Dans un petit manuscrit intitulé Médecine il signe Johannes Jacobus. Dans ses correspondances avec le Mont Blanc, la plupart anonymes, il utilise parfois le pseudonyme Lavallys.
11 Dans les différentes sources consultées, on trouve des dates de naissance différentes : 1862 et 1863 dans des nécrologies de l’époque; 1864 dans le Dictionnaires Biographiques des Ecrivains Internationaux; l’acte de naissance conservé à la commune d’Issime porte quant à lui la date du 3 juillet 1863.
12 Romain Vésan, mémoires d’un jeune abbé, Imp. Valdôtaine, Aoste, 1998.
13 Gorret Aimé Jean-Baptiste, né à Valtournenche en 1836 et décédé à Saint-Pierre en 1907, surnommé l’Ours de la montagne, a été un alpiniste expérimenté, vainqueur du Cervin du côté valdôtain, et il peut être considéré comme le plus grand exposant valdôtain de la littérature de montagne.  Jean-Baptiste Cerlogne, né à Saint-Nicolas en 1826 et décédé en 1910 a été le fondateur de la littérature francoprovençale valdôtaine. Poète, conteur, il nous a laissé aussi une grammaire et le premier dictionnaire de francoprovençal valdôtain.
14 Dans Una nobile vita-l’Abate J-J Christillin, nécrologie anonyme parue sur un journal, probablement piémontais. La coupure de journal m’a été fournie par Grat Vésan junior
15, 16, 19 Ibidem note n° 12.
17 Le brouillon de la lettre se trouve dans le registre de notes conservé par la famille.
18 D’après Ascensions du clergé valdôtain de l’Abbé Henry, (Aoste – Imprimerie Catholique – 1911), J-J Christillin s’est distingué dans les ascensions suivantes : Lysjoch (4.277 m. – Mont-Rose) 3 fois; Mont-Nery (3.070 m.- Mont-Rose) 6 fois ; Col de Plontaz (3.000 m . – Grande Rousse) 1890; Col du Rutor (3.350 m. – Rutor) 1891; Col Bassac (3.153 m. – Grande Sassière) 1891; Pointe Gnifetti (4.559 m. – Mont-Rose) 1895 ; Cabane Gnifetti (3.647 m. – Mont-Blanc) 1895 ; Zumsteinspitze (4.563 m. – Mont-Rose) 1899; Parrotspitze (4.463 m. – Mont-Rose) 1899; Col du St-Théodule (3.326 m. – Cervin) 1900; Ormelune (3.200 m. – Grande Sassière) 1900; Col du Géant (3.365 m. – Rutor) 1903.
20, 25 Ibidem note n° 9.
21 Pierre-Anselme-Joseph Plassier, né à La Salle en 1887, est décédé à Aoste en 1965. Sa bibliographie valdôtaine, composée de milliers de fiches est conservée aux Archives Historiques.
22 Dans le bulletin n° 3 de la Société de la Flore valdôtaine publié par l’imprimerie Duc d’Aoste en 1905.
23 Le Mont-Blanc (1894-1940), feuille hebdomadaire, fut fondée et dirigée à l’époque de la collaboration de Christillin par Édouard Duc, typographe et parent de l’Évêque d’Aoste Jean-Auguste. Expression du catholicisme libéral, le journal était souvent en conflit avec la hiérarchie ecclésiastique et se transforma, petit à petit, en porte-parole de la pensée laïque.
24 Sur l’Almanach du Ramoneur de 1895 débute une rubrique intitulée Voyages autour du dictionnaire, qui reproduit de curieuses définitions qu’on retrouve dans les manuscrits conservés par la famille. La rubrique est anonyme, mais dans la table des matières publiée sur l’hebdomadaire Le Mont-Blanc du 25-1-1895, elle est attribuée à Lavallys, pseudonyme transparent de J-J Christillin.
26 Lors d’une rencontre du Club Alpin Italien, en 1869, à Varallo, dans le Piémont.
27 Je signale en particulier : Tibaldi Chiesa, M., 1921, Leggende del Cervino, Hoepli, Milano – Ronc Desaymonet, A.. 1929, In Val di Cogne, Viassone, Ivrea – Del Montechiaro, E., 1940, Le cento leggende in « Augusta Pretoria », XXIV – Tibaldi Chiesa, M. 1963, Leggende della Valle d’Aosta, Signorelli, Milano – Boccazzi-Varotto, A., 1978, a cura di I racconti della stalla, Priuli e Verlucca, Ivrea – Stevenin, J., 1990, Au pays ensorcelé, Musumeci, Aosta – Gatto Chanu, T., 1991, Leggende e racconti della Valle d’Aosta, Newton Compton, Roma.